Bonsoir tout le monde.

J'espère que vous allez bien. Moi comme d'habitude j'aurais surtout besoin de dormir et d'arrêter de travailler — alors que franchement je travaille pas tant que ça, donc je me demande vraiment comment tout le monde fait pour tenir le coup.

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Je commence tout de suite par l'histoire la plus dingue et cyberpunk que j'ai pu lire depuis des années.

1. Chimie amusante

Four Thieves Vinegar Collective est un groupe de petits chimistes anarcho-facétieux, qui milite pour "le droit à réparer nos propres corps", notamment en donnant à chacun les moyens de produire ses propres médicaments, même quand les molécules sont toujours sous brevet.

Pour y parvenir, leur site présente un projet que je trouve tout bonnement extraordinaire : les plans d'un réacteur de laboratoire rudimentaire mais fonctionnel et les logiciels permettant de l'utiliser — avec notamment un outil de "synthèse inversée" pour déterminer comment et à partir de quels produits synthétiser la molécule souhaitée.

Le microlab permet par exemple de fabriquer soi-même des pilules abortives, qui sont vendues fort cher et sont de plus en plus difficiles d'accès, mais aussi des traitement récents et encore sous brevet, dont on n'imagine pas toujours à quel point ils sont coûteux (surtout aux États-Unis).

Un point crucial : contrairement à d'autres organisations de "défense de la liberté médicale", Four Thieves ne suggère pas aux gens de traiter le COVID avec de l'Ivermectine, ne vend pas de compléments alimentaires divers et variés, et n'a d'ailleurs pas de branche commerciale. Au lieu de cela, ils aident les gens à fabriquer leurs propres versions pirates de produits pharmaceutiques éprouvés et testés.
(...)
Laufer reconnaît que les recherches nécessaires à la fabrication d'un nouveau médicament sont difficiles, mais soutient que la production des médicaments après leur découverte peut être simple et peu coûteuse. Faire payer des prix astronomiques à des personnes mourantes lui paraît immoral, et Four Thieves cherche à normaliser l'idée de fabriquer soi-même certains types de médicaments.
« C'est le moment où beaucoup de gens baissent les bras », a-t-il expliqué pendant sa présentation à Def Con. « La chimie, ça paraît difficile. Ça a l'air d'être une affaire de spécialistes. Bien sûr, si vous faites de la recherche fondamentale en chimie, c'est difficile. C'est pour ça qu'il y a un doctorat. Mais si vous avez juste besoin de vous en servir, c'est beaucoup plus facile. C'est la même différence qu'entre créer un ordinateur et utiliser un ordinateur. »
‘Right to Repair for Your Body’: The Rise of DIY, Pirated Medicine
Four Thieves Vinegar Collective has made DIY medicine cheaper and more accessible to the masses.

Si jamais vous avez besoin d'être convaincu du bien-fondé de la démarche de Four Thieves, je vous recommande de lire l'intégralité de l'article ci-dessus, qui contient à la fois des arguments très convaincants et quantité d'histoires aussi révoltantes que surréalistes.

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(Et guettez le prochain numéro de Climax, où je parlerai plus largement de hackers écolos et assimilés)

2. Dahomey

Mardi dernier, j'ai assisté à une avant-première de Dahomey de Mati Diop. Le public était si nombreux que le cinéma avait ajouté à la dernière minute une seconde salle dans laquelle la réalisatrice est aussi venue présenter son film.

Le thème du film (la restitution au Bénin d'objets pillés par les Français lors de la colonisation) est cher à mon cœur, et le résultat est extraordinaire — limpide, superbe, émouvant, passionnant. Dans la seconde partie du film, on voit des bribes d'un débat entre des étudiant.e.s béninois.e.s au sujet de ces restitutions, et leurs échanges m'ont semblé plus riches et plus tranchants que la plupart des articles que j'ai pu lire à ce sujet.

Vous pouvez écouter Mati Diop en parler dans cette émission de Médiapart (l'entretien commence à 00:11:00 environ) :

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J'en profite pour vous signaler le retour de l'excellente newsletter La Botte de Champollion (🥳), dont la dernière édition contenait deux infos adjacentes :

Le Stanley Museum of Art est le premier musée états-unien à rendre deux pièces provenant de la cour royale du Bénin. Contrairement aux restitutions habituelles d’État à État, le musée universitaire de l’Iowa a décidé de restituer les objets directement à l’actuel Oba Ewuare II, chef spirituel de la population Edo, et aux représentantes et représentants de la cour royale du Bénin.
(...)
L’ouvrage collectif Mobilizing. Benin Heritage in Swiss Museums vient de paraître aux éditions Scheidegger & Spiess dans le cadre de la Benin Initiative Switzerland (2021–2024). Ce projet réunit 8 musées suisses autour des recherches de provenance d’objets acquis en contextes coloniaux.
#23 | Ça s’est passé cet été
De retour après huit mois de silence, La botte de Champollion se penche sur l’actualité estivale de l’héritage colonial et esclavagiste des musées.

3. Titia Bergsma

La semaine dernière, une amie m'a posé une colle : on connaît bien les premiers occidentaux à s'être rendus au Japon, mais qui fut la première occidentale à y parvenir ?

Eh bien bizarrement, il y a une réponse très claire à cette question : elle était néerlandaise et s'appelait Titia Bergsma.

Jan Cock Blomhoff and his red-haired wife Titia Bergsma (seated), their infant son Jantje, the wetnurse Petronella Muns(standing), the Indonesian maid Marathy, and a Javanese servant boy (behind sofa). Japanese print drawn by Kawahara Keiga, circa 1817.

En 1815, cette jeune femme de très bonne famille épouse Jan Cock Blomhoff, qui a déjà dirigé la colonie de commerce néerlandaise de Dejima, dans la port de Nagasaki. En 1816, Cock Blomhoff repart pour Dejima avec sa femme, leur fils Johannes qui vient de naître, et la nourrice de ce dernier, Petronella Muns.

Parenthèse, si jamais vous l'ignoriez :

Pendant les deux cents ans où le Japon est resté isolé du monde extérieur, de 1633 à 1854, les Occidentaux n’étaient plus autorisés à débarquer qu’à un seul endroit, dans la baie de Nagasaki : Dejima, une île artificielle minuscule, dont le plan en éventail évoque la symétrie des cités idéales. Deux à sept bateaux de la Compagnie néerlandaise des Indes orientales y faisaient escale chaque année. Et c’était tout.
(...)
Dejima était reliée à la terre par un petit pont sévèrement gardé. Les Hollandais n’avaient pas le droit de traverser le pont, sinon pour aller présenter leurs hommages au shogun, une fois par an. De même, il était interdit aux Japonais d’entrer, excepté les interprètes, les prostituées, et les ouvriers chargés de construire et de réparer les bâtiments dans lesquels les marins hollandais vivaient.

[Les invasions barbares, un texte que j'ai écrit il y a bien 10 ans]

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Le voyage de la famille Cock Bromhoff vers Dejima dura près d'un an. À leur arrivée, le gouverneur de Nagasaki se laissa convaincre d'autoriser Titia et Petronella à débarquer sur Dejima, mais le shogun rappela bien vite l'interdiction formelle qui était faite aux Hollandais d'y faire venir des femmes. Les Hollandais parlementèrent un temps, peine perdue. Les deux femmes durent repartir pour la Hollande après avoir passé cinq semaines à terre.

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Titia Bergsma n'est finalement restée que quelques semaines au Japon, mais le moins qu'on puisse dire, c'est qu'elle y fait forte impression.

Des rapports d’observateurs destinés au gouvernement d'Edo permettent de connaître l’impression provoquée par les deux femmes sur les japonais de l’époque, en particulier une beauté singulière et une poitrine opulente, une partie de leurs activités quotidiennes et aussi sur les gestes d’affection du couple Blomhoff qui marchait main dans la main à travers l'île, tandis que les femmes japonaises marchaient toujours quelques pas derrière leur époux. Titia et, dans une bien moindre mesure, Petronella ont fait si forte impression sur les habitants de Nagasaki qu’elles sont, encore aujourd’hui, toujours représentées sur différents supports et ont durablement marqué l'imaginaire japonais concernant les femmes occidentales.

[TITIA BERGSMA LA PREMIÈRE FEMME EUROPÉENNE AU JAPON]

Les estampes dont Titia Bergsma était le sujet connurent bientôt une popularité à peine croyable :

Le temps de son séjour, les peintres et graveurs japonais réalisèrent 500 images de Bergsma. Les images qui la représentaient furent les plus populaires de toutes les estampes du Japon au 19e siècle. On trouve ces images dans tout le Japon. Certaines entreprises sont toujours entièrement spécialisées dans les images de Bergsma. Son visage est représenté sur des millions de pièces de porcelaine japonaise.

[Titia Bergsma]

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Vous me direz peut-être que Titia Bergsma n'a jamais quitté l'entremonde insulaire de Dejima. Qu'a-t-elle vu du Japon ? Peut-on vraiment considérer qu'elle y a mis le pied ?

Je vous répondrai sans doute d'abord que ça commence à bien faire, vos pinailleries, là, et puis quand j'aurai fini de bouder je vous enverrai lire l'histoire de d'Isabella Bird, qui a certainement été la première occidentale à parcourir le Japon, seule et en quittant les sentiers battus, qui plus est.

Isabella Bird — Wikipédia

Cette aventurière britannique a eu une vie assez extraordinaire et, parmi ses nombreux voyages, elle a notamment traversé une grande partie du Japon, à une époque où les touristes occidentaux y étaient encore très peu nombreux et très contrôlés :

À l’époque, tous les étrangers voyageant ou résidant au Japon étaient soumis à des réglementations qui limitaient leur liberté de déplacement à un rayon de dix ri (environ 40 kilomètres) autour de Yokohama, Kobe, Nagasaki, Hakodate et Niigata – les cinq ports concernés par les traités en vigueur, ouverts à l’entrée des étrangers –, ainsi que des villes de Tokyo et d’Osaka, où ils avaient également accès. Pour voyager « à l’intérieur », autrement dit en dehors de ces zones, il fallait un permis spécial, et même si on l’obtenait, il restait de nombreuses restrictions sur les endroits où l’on pouvait se rendre. En dépit de ces contraintes, Isabella Bird décida d’aller à Biratori, sur l’île de Hokkaidô, l’un des grands foyers de Aïnous, le peuple autochtone vivant tout au nord du pays, et de visiter divers sites du Kansai, foyer culturel de la nation, ainsi que le sanctuaire d’Ise dans la préfecture de Mie.
Isabella Bird, l’une des plus grandes exploratrices du XIXe siècle en mission au Japon
L’exploratrice anglaise du XIXe siècle Isabella Bird est surtout connue au Japon pour son livre Unbeaten Tracks in Japan (« Hors des sentiers battus au Japon »). En dépit des nombreuses restrictions aux déplacements en vigueur à l’époque, elle a parcouru plus de 4 500 kilomètres au cours des sept mois qu’elle a passés sur l’Archipel. Son objectif en écrivant ce livre était de dresser un portrait du Japon de son époque et d’évaluer le potentiel que le pays – et plus particulièrement le peuple indigène des Aïnous sur l’île de Hokkaidô – offrait aux missionnaires chrétiens.

Isabella Bird n'a pas écrit de livre pendant ce voyage, mais elle a envoyé beaucoup de lettres à sa sœur, qui ont été adaptées en manga.

Je ne l'ai pas lu mais c'est disponible en français. Vous me direz.

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Et ce sera tout pour cette fois !

Portez-vous bien, à bientôt pour une newsletter écrite avec une préparation hyper dense en heures de sommeil.

M.