Comme à peu près tous les gens qui font du vélo, j’ai été extrêmement affecté par le décès de Paul Varry, un jeune homme apparemment renversé et écrasé délibérément par un automobiliste.

On en a déjà beaucoup parlé et on va continuer d’en entendre parler parce que les faits sont particulièrement nets et choquants. Mais si l’histoire de Paul Varry est certes d’une violence et d’une gravité exceptionnelles, elle n’a au fond rien de très inhabituel. On en a tous, des histoires comme ça. Il y a une différence de degré, mais pas de nature, avec notre quotidien.

Je n'ai été que plus affligé par le traitement médiatique réservé à l’affaire. Je n’ai guère lu d’article à propos de cette histoire sans quelques paragraphes sur "la difficile cohabitation" ou "le partage complexe de l'espace public" à Paris, quand c'est pas un bon vieux "Oui mais les cyclistes ils brûlent les feux". Et là quand même, au bout d'un moment, je fatigue.

Je voudrais donc rétablir quelques vérités.

1. Le code de la route

Les études sur le respect du code de la route tendent à prouver que personne ne respecte le code de la route — ni les piétons, ni les automobilistes, ni les cyclistes, etc. Chacun s'en approprie les règles, c'est-à-dire que chacun l’enfreint de la manière qui lui paraît la plus logique et/ou convenir le mieux à ses intérêts. Chacun reste ainsi persuadé d’être un bon usager de la route qui ne commet que des transgressions mineures, bénignes et occasionnelles.

Là c'est pour les automobilistes mais on va dire que c'est pareil pour tout le monde

En d’autres termes, chacun respecte l’image de ce qui, selon lui, devrait être la règle : les piétons traversent n’importe où parce que c'est plus simple et marchent sur la route parce que le trottoir est encombré ou impraticable ; les cyclistes ne s’arrêtent pas aux feux rouges ou aux stops parce qu’ils ont un champ de vision bien supérieur à celui d’une voiture, tout en occupant une place nettement plus réduite sur la chaussée, et qu’ils ne voient pas pourquoi ils devraient se plier à des règles manifestement conçues pour d’autres ; les automobilistes roulent au dessus des limites de vitesse ou passent à l’orange ou omettent le clignotant ou se garent n’importe comment ou regardent leur téléphone, parce que ça leur paraît pas très grave, un petit écart à peine quantifiable, et puis ils n’en ont que pour 5 minutes ça va eh oh c'est bon là allez ta gueule TÛÛÛÛÛÛÛÛTÛÛÛTÛTÛTÛT

Dans les études quantitatives disponibles, réalisées par exemple au Danemark et en Angleterre, on constate que les cyclistes enfreignent nettement moins le code de la route que les automobilistes (et plutôt pour leur sécurité que pour aller plus vite). Je fais l'hypothèse que la perception des cyclistes comme moins respectueux des règles s'explique par le fait que les transgressions qu'on les voit commettre ("ils brûlent les feux") correspondent, pour les automobilistes, à des infractions qu'ils considèrent comme plus graves que celles qu'ils commettent à peu près tous (rouler au-dessus des limites de vitesse en ville, par exemple).

Or, la différence cruciale entre les différentes catégories d’usagers de la route, c'est que les transgressions bénignes des automobilistes peuvent tuer d’autres personnes, et le font d’ailleurs fréquemment. Rouler à 45 au lieu de 30, c'est souvent la différence entre tuer ou blesser le piéton qu'on percute, surtout avec le poids croissant des voitures. Même chose pour le téléphone au volant — j'habite dans une rue qui compte plusieurs écoles, et vous ne pouvez pas imaginer le nombre de conducteurs et conductrices qui ont leur smartphone en main. Or, pardon de dire des évidences, mais on a des responsabilités quand on est aux commandes d’une bonne grosse tonne de métal puissamment motorisée. Si vous aimez répondre au téléphone ou regarder Insta quand vous vous déplacez, si vous voulez l'insouciance, eh bien prenez le bus.

Dans ma rue il y a aussi parfois des jeunes gens qui passent sur des motos bruyantes, la roue avant levée — une obsession nationale, à tel point qu'on a désormais un projet de loi pour autoriser la police à « tamponner » les contrevenants, c'est-à-dire à leur filer des coups de pare-choc. Et je peux vous dire qu’ils me saoulent bien, les mecs sur leurs pétoires trafiquées, mais fondamentalement ils ne sont pas plus dangereux que les conducteurs ordinaires. Ceux qui transgressent ostensiblement la règle sont au moins conscients que la règle existe et qu'ils l'enfreignent. Les hordes de gens que je vois passer chaque jour, roulant bien au-dessus de 30 km/h et passant à l’orange vraiment très mûr, le téléphone à la main, sont tous persuadés d’être de bons conducteurs. Ce sont eux qui roulent sur des enfants en expliquant n'avoir rien pu faire, rien vu venir, j'ai pas eu le temps de réagir il est sorti de nulle part.

Et bizarrement, je n’ai jamais vu la police réclamer de voiture-bélier pour les empêcher de nuire. Leurs infractions sont banales au point d'être considérées comme anodines, et même inévitables.

2. Le casque

L’an dernier, j’ai été renversé de vélo par le coup de portière d’un automobiliste inattentif. Heureusement je n’ai été que très légèrement blessé, des bleus et quelques points de suture sur le crâne. C’est un type d'accident où il n’y a guère de question à se poser : l’automobiliste est 100% en tort, tant du point de vue du code de la route que de celui des assureurs. Cela n’a pas empêché l’intégralité des gens à qui j’ai parlé ce jour-là, personnel médical et policiers et pompiers et tous les autres, de me sommer de me justifier : pourquoi n’avais-je pas pu éviter la portière ? Pourquoi ne portais-je pas de casque ? Qu’est-ce que je faisais là, exactement ? Et d’abord, à combien est-ce que je roulais (sur mon vélo hollandais sans assistance électrique, lol) ?

Imaginons : un conducteur de semi-remorque un peu distrait qui vous refuse la priorité et percute votre voiture. Vous êtes (miraculeusement) indemne. Les pompiers qui vous désincarcèrent, les policiers appelés sur les lieux, le médecin des urgences qui vous prend en charge, tous posent les mêmes questions — comment se fait-il que vous vous soyez laissé percuter ? Pourquoi votre voiture n’a-t-elle pas d’airbags latéraux ? Pourquoi ne portiez-vous pas de casque ? Bien sûr que le chauffeur du camion a commis une petite imprudence, je ne dis pas le contraire, mais ça peut arriver à tout le monde d’être distrait, vous n'y avez pas pensé ? Est-ce que vous n’êtes pas conscient des risques ? Est-ce que vous avez pensé au traumatisme que votre désinvolture a causé au chauffeur du camion ?

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Dans le collège de mes enfants, des policiers viennent expliquer aux gamins qu’ils ne doivent pas traverser la rue n’importe où et bien regarder quatre (4) fois avant de le faire, etc. Les rappels à la loi et à la règle abondent pour les usagers fragiles de la route, qui sont tous renvoyés à leur part de responsabilité dans la violence qu'ils doivent redouter. Mais je constate par exemple que la préfecture de police de Paris n'a aucun rappel en matière de sécurité routière à adresser au commun des automobilistes :

Aucun prospectus lénifiant n'est là pour leur rappeler qu'ils doivent mettre leur clignotant et respecter les limites de vitesse et n'ont pas le droit de se garer n'importe où, ni plus généralement qu'ils pilotent un engin mortel dans un endroit où des personnes vivent, et doivent donc être un peu attentifs.

Le problème c’est toujours les mauvais conducteurs, les alcooliques, les drogués, les déviants.

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Imaginons : un artefact qui permette de ressusciter temporairement les morts pour leur poser une question. La police s'en sert pour interroger les gens renversés par des voitures. La question à leur poser est vite choisie : pourquoi ne portaient-ils pas de casque ?

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Insécurité routière des jeunes piétons
Introduction En France, durant les trois années 2004, 2005 et 2006, cent jeunes piétons âgés de moins de quinze ans ont été tués dans des accidents de la circulation, et environ dix mille enfants p…

Je cite à nouveau cet article, qui me plonge dans une rage féroce à égrener les scénarios dans lesquels les gamins se font tuer, en concluant systématiquement "Le conducteur n’a généralement pas le temps d’effectuer une manoeuvre d’urgence et le véhicule heurte le piéton", puis consacre six fois plus d'espace à la formation à donner aux enfants pour leur apprendre à ne pas se faire rouler dessus qu'aux mesures follement expérimentales qui pourraient peut-être éventuellement permettre aux conducteurs de ne pas le faire.

Il n'est évidemment pas question d'imaginer des villes d'où seraient chassées les voitures et dont les rues seraient rendues aux enfants.

3. Pistes cyclables pour tous

Il y a quelques années, j’avais participé à la traduction en français d’un site intitulé « Idées reçues sur le vélo ».

Idées reçues sur le vélo
Crever les pneus des idées reçues sur le vélo et les infrastructures cyclables

Vous pouvez aller tout lire si ça vous dit, mais il y a un point en particulier que je ne me lasse pas de répéter parce qu'il me paraît très mal compris : le vélo n’est pas réservé aux personnes jeunes et en forme.

Tout le monde peut faire du vélo. On peut faire du vélo dès 4 ans environ et à peu près sans limite supérieure d’âge, surtout depuis la généralisation des VAE. Il y a des vélos adaptés à pratiquement tous les types de handicap (vélos qui coûtent souvent trop chers, mais toujours nettement moins qu’une voiture adaptée au même handicap). On peut faire du vélo même quand on est vraiment pauvre. On peut faire du vélo quand on est très grand ou très petit, très sportif ou pas du tout, etc.

Les pistes cyclables, d'ailleurs, ne sont pas utiles qu'aux personnes à vélo — elles peuvent être empruntées par des personnes en fauteuil roulant ou utilisant différents engins légers de mobilité. En dernière analyse, beaucoup plus de gens et de catégories de gens peuvent emprunter les pistes cyclables qu’il n’est de gens qui peuvent conduire. Et pourtant il faut sans cesse mendier quelques millions d'euros pour des pistes cyclables, alors qu'il n'y a jamais de problème pour payer la réfection des routes ou en construire de nouvelles, même parfaitement inutiles.

Je trouve tout à fait symptomatique l’idée que toutes les populations exclues de la voiture ne comptent pas vraiment, et que la seule vraie manière de se déplacer, c’est en voiture.

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Je vous entends déjà : je suis bien mignon, mais pour faire du vélo, il faut habiter dans un centre urbain.

Eh bien je ne crois pas, non. À mon sens, le moyen de transport adapté aux centres urbains vraiment denses, c'est plutôt le bus ou le tram, en tout cas du collectif. Le vélo reste un véhicule individuel qui occupe pas mal d'espace par personne transportée et peut conduire à des embouteillages (qui se résorbent certes plus vite que ceux des automobiles). Par contre, le vélo me paraît particulièrement adapté pour des trajets quotidiens en périurbain de 5 à 10 km, mettons 15 avec une assistance électrique. Ça concerne pas mal de monde : 30% des Françaises et Français ont l'ensemble de leurs activités quotidiennes dans un rayon de 9 km autour de leur domicile. On ne doit pas être loin de la moitié de la population si on met la barre à 15 km, mais peu importe : si 30% de la population effectuait ses déplacement quotidien à vélo, je peux vous dire que ce pays aurait déjà une autre gueule.

On pose les enfants, puis 20-30 minutes de trajet avec le vent sur le visage, pas de souci pour se garer, pas d’embouteillages, l’esprit clair et le corps détendu pour commencer la journée. Je l’ai fait pendant quatre ans, dans un département rural, et j'ai jamais été aussi en forme de ma vie. Le principal problème, c’était les fois où je terminais dans le fossé parce qu’un type m’avait frôlé à grande vitesse sur la route secondaire que je devais emprunter sur quelques kilomètres. Les dernières temps, je prenais le TER sur cette partie du trajet. Ça allait moins vite mais j’avais trop peur d’y rester, à force.

Je fais donc l'hypothèse que beaucoup reculent à l'idée de se déplacer à vélo en périurbain ou en zone semi-rurale non parce que la distance est trop grande, mais parce qu'iels ont peur. La peur c'est ce qui nous rassemble tous.

D’une manière générale, la partie non-dite quand on a peur de se déplacer à vélo, c’est qu’on a peur des voitures. Quand on dit que faire du vélo c’est dangereux, on omet de préciser parce qu'il y a des voitures partout. Réciproquement, quand on dit que la voiture c’est la sécurité, on oublie d’ajouter « pour ceux qui sont à l’intérieur ».

Je le disais tout à l'heure, les personnes âgées peuvent tout à fait faire du vélo jusque très tard, avec une assistance électrique — ou même sans, s’iels ont fait du vélo toute leur vie. Ce sont d’ailleurs parmi les cyclistes qui se font tuer le plus souvent : les vieux qui continuent à faire du vélo sur des routes qu’ils ont connu et emprunté toute leur vie. Je trouve ça d’une grande tristesse, mais au moins ça montre bien le problème : le problème c’est bien la voiture, qui envahit tout et devient le seul mode de transport possible.

On me dira : 30% de la population, OK. Et les 70% restants ? Je comprends bien que dans les conditions actuelles, pour une grande majorité de la population française, ce serait difficile de se déplacer à vélo. Je comprends bien que les distances augmentent, que le boulot exige des déplacements nombreux et rapides, que dans une large part du pays, le mode de développement repose exclusivement sur une voiture par adulte valide et deux cars scolaires par jour pour les autres.

Ce serait difficile d'en vouloir aux gens de se retrouver dans cette situation sur laquelle ils n'ont guère de prise.

Mais je confesse que je leur en veux de ne pas désirer autre chose. Je leur en veux de continuer à réclamer une voie supplémentaire sur la rocade au lieu de réclamer des putains de bus et de TER et de pistes cyclables. Je leur en veux de continuer à se satisfaire de la voiture comme dernier lieu d’agentivité, de continuer à y voir un symbole de liberté et d’autonomie et de confort puis, dans le même souffle, de se plaindre du fric que ça leur coûte et du temps que ça leur prend et de leur dos qui leur fait mal. Je suis forcé de ricaner quand je les entends, tous sans exception, constater qu'il y a trop de voitures et conclure qu'il y aurait une solution simple : il suffirait que les autres arrêtent de prendre la leur.

Enfin bon, je rigole pas trop fort, parce que j'ai pas envie de finir écrasé.

M.