Bonsoir tout le monde.
Cette semaine j’ai beaucoup regardé dehors, comme souvent ces dernières années alors qu’il faisait beau mais que j’avais trop de travail pour aller jouer avec mes enfants ou faire du cerf-volant. Là le travail s’est tari mais on est confinés. Si on a le droit de sortir un jour, je saurai ce qui est important, cette fois.
1. Lumière contre espace
Depuis le début du confinement, il y a nettement moins de voitures que d'habitude qui circulent. C'est très plaisant en termes de bruit, mais aussi de pollution atmosphérique. En effet, avec le temps radieux qu'il fait depuis dix jours, nous serions normalement en plein pic de pollution, et le soleil nous viendrait au travers d'un voile jaunâtre. À la place, nous profitons de la lumière que je préfère, celle du printemps.
(photo prise en attendant mon panier de légumes, dans une de ces files d’attente très espacées que nous regardions comme des curiosités il y a deux semaines encore)
La lumière du printemps est moins nette que celle de l'été, et moins pâle que celle de l'hiver — son arrivée représente toujours pour moi un moment de basculement : c’est le début de la fin de l'année scolaire, ces moments où le soleil nous prend par surprise et où il faut enlever son pull, les correspondants allemands qui débarquent, les premières soirées qu'on croit pouvoir passer dehors, avant de rentrer précipitamment s’abriter. Il y a pratiquement la même lumière en septembre, mais au printemps elle est la promesse de quelque chose, et non pas le souvenir d'un été qui touche à sa fin.
(Peut-être que dorénavant ce sera l'inverse, qu'on craindra l'approche de l'été et la canicule qui vient, et qu'on accueillera comme un soulagement le retour de la pluie, de la nuit et du froid.)
Avant de nous installer à Montreuil, nous avons vécu 5 ans sur une presqu’île de Charente-Maritime. Notre petite ville est sur une bande de terre étroite et entourée par la mer sur pratiquement tous les côtés. Les bâtiments sont bas et clairs, et le moindre rayon de soleil se trouve reflété et amplifié. Le résultat est une lumière extrêmement agréable, douce et chaude et enveloppante, comme si elle flottait dans l'air au lieu de tomber du ciel — rétrospectivement, je suis persuadé que c'est ce qui nous a attiré là-bas, au départ (en plus de la mer et du silence et de l'espace, je veux dire).
Incidemment, j’avais lu une fois que la lumière de Manhattan est caractéristique parce que l'île est oblongue, entourée de deux rivières (enfin, une rivière et un détroit), et couverte d'immeubles vitrés qui réfléchissent et diffusent la lumière dans les rues. Peut-être que, comme beaucoup des choses dites à propos de New York, cela se rapporte plus à une version ancienne ou fantasmée de la ville qu'à sa réalité actuelle. Pour ma part, je suis allé à New York pour la dernière fois en 2009, et depuis lors, la ville a changé au point d’être méconnaissable : les gratte-ciels ont poussé à un rythme frénétique, encombrant un horizon déjà pas franchement dégagé.
[Le Financial District avant et après la construction du One World Trade Center]
La multiplication des gratte-ciels mange le soleil des immeubles environnants et plus petits. C’est d'autant plus dingue que ces immeubles sont de plus en plus fréquemment vides entre les étages du bas, destinés aux commerces et bureaux, et ceux du haut, dévolus aux appartements de luxe.
[How Luxury Developers Use the ‘Void’ to Build Sky High — Ici, les parties en gris sont des locaux techniques.]
À mesure qu’elle se raréfie, la lumière est donc devenu un enjeu important de l’immobilier new-yorkais. En dépit de la densification, le prix du mètre carré a constamment augmenté, et les surfaces vitrées ont tâché de remplacer l’espace par la lumière dans des appartements de plus en plus petits.
Le New York Times avait consacré un article à la question en 2018 :
Lorsque M. Thomas a dû déménager de Toronto à New York pour des raisons professionnelles il y a quelques mois, le couple a rapidement concentré ses recherches sur les locations à Greenwich Village, puis s’est restreint aux appartements lumineux.
Ils ont envisagé diverses possibilités avant de se décider sur l’appartement le moins spacieux, un deux pièces au cinquième étage sans ascenseur, avec un escalier “extrêmement raide”, d’après M. Leslie (41 ans), instituteur. “Mais il y a une triple exposition et une terrasse de toit privée, donc nous sommes ravis d’échanger l’espace contre le soleil.”
[There Goes The Sun — traduction expresse]
On reconnaîtra là la situation parisienne, qui consiste non seulement à accepter comme immuables l'absurdité et l’injustice des choses, mais aussi à faire croire qu’on peut toujours tirer son épingle du jeu en étant malin. Il n'y a aucun problème structurel, aucune injustice, seulement des choix — à vous de faire le bon ! (index pointé dans votre direction, prêt à tapoter votre poitrine)
Les agents immobiliers interrogés par le New York Times lèvent les yeux au ciel quand les riches exigent de la lumière alors qu’ils ne sont jamais chez eux.
“Des fois, j’ai un acheteur malin qui dit ‘Vous savez quoi ? Je suis avocat. Je travaille 70 heures par semaine. Si je veux voir le soleil, je descends me prendre un café à Starbucks, et voilà.”, explique M. Moss, de Corcoran. “Je ne dépenserai pas un sou de plus pour un appartement lumineux dont je ne profiterai jamais’”
J’ai une petite pensée pour cet avocat qui bosse sûrement toujours 70 heures par semaine même en confinement, et qui envie certainement les deux gars avec leur rooftop privatif. C’est maintenant que la lumière prend pleinement son rôle de substitut d’espace.
[Sherman Creek Waterfront Esplanade]
Après les gratte-ciels, la nouvelle grande tendance de l’immobilier à New York devait être les projets immobiliers au bord de l’eau et la reconquête des berges.
“Depuis des décennies, les berges étaient visibles mais inaccessibles aux New-Yorkais, comme si nous étions dans une prison dont les barreaux seraient des autoroutes et des grillages.”
L’article a été écrit il y a moins d’un an, mais peu importe : c’était clairement avant. Aujourd’hui c’est chez eux que les gens sont bloqués, et l’ambiance n’est plus trop aux grands projets immobiliers : les bailleurs new-yorkais sont terrorisés parce que beaucoup de gens ne vont pas pouvoir payer leur loyer d’avril, et mai n’en parlons pas. Pour l’instant l’incertitude plane sur le sort des locataires, passé une interdiction des expulsions de 90 jours. Il n’est pas interdit de rêver que le marché de l’immobilier s’effondre et qu’on redistribue un peu les cartes.
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Ouh là c’était plus long que prévu. Pour finir en vitesse, deux petites choses que j’ai découvertes après avoir envoyé une newsletter précédente, mais qui auraient mérité d’y figurer :
2. L’esprit Deligny
J’ai enfin compris d’où la piscine Deligny et son solarium tiraient leur sulfureuse réputation, à propos de laquelle les rédacteurs de Wikipédia gardaient un silence gêné, tel un fonctionnaire couvrant un supérieur alcoolique : les bains Deligny figurent en bonne place dans les carnets de Gabriel Matzneff.
Au hasard :
Samedi 1er octobre 1983. Hier, amour (sodomite) avec Anne, sortie de classe à 10heures, puis piscine -la mélancolie dorée de la fin de saison à Deligny, le soleil pale décrit dans Isai-, visite de Marie Elisabeth qui se plaint de ma froideur
Extrait trouvé ici, avec ce commentaire du blogueur :
Les bien-pensants virent sans doute dans ce naufrage [des bains Deligny], le 8 juillet, le châtiment de ce lieu de perdition.
Ajoutons à ça “l’esprit Deligny” qui trouve toujours de jeunes partisans (le billet devait déjà faire bien pitié en 2018 et il a, hum, mal vieilli), et on a un bel aperçu du fonctionnement de la féodalité littéraire, dont la survie est assurée par des gens qui flattent les vieux suzerains dégueulasses dans l’espoir d’intégrer leur cénacle, ce qui permet aux vieux dégueulasses de continuer à vendre leurs livres à des lecteurs ravis de s’imaginer subversifs.
3. Vitres électrochromes
Les téléphériques urbains dont je vous parlais il y a quelques temps peuvent poser des soucis de respect de l’intimité lorsqu’ils circulent au milieu d’immeubles d’habitation. Eh bien à Singapour, les voitures du métro aérien sont dotées de vitrages électrochromes, qui se teintent instantanément pour éviter de donner aux voyageurs une vue directe sur les appartements qu’ils croisent. L’effet est saisissant :
J’ai repensé à l’œuvre de l’artiste berlinois Niklas Roy, “My little piece of privacy”, avec son rideau motorisé qui s’escrime à protéger l’atelier de l’artiste du regard des passants :
Dans le futur, on complétera sans doute cet arsenal en installant dans les appartement des appareils de réalité atténuée, qui effaceront de notre vue les métros, les vis-à-vis et les importuns, qui nimberont tout d’une lumière criante de vérité et réglable, et qui rajouteront même une vue sur la rivière si on a le budget.
Ou peut-être, qui sait ?, qu’on cherchera d’autres manières de vivre.
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Voilà, c’est tout pour cette fois.
À mercredi prochain.
M.
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