Bonsoir tout le monde.

J’espère que vous avez passé un plaisant été et que vous êtes dans une forme paralympique pour cette rentrée (c’est comme une forme olympique, sauf qu'on en parle moins).

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Allez, on oublie les articulations qui couinent, on rentre le ventre pour arriver à fermer le costume de scène, et c’est parti.

1. City of Darkness

Dans les premiers jours de l’été, j’avais eu l’occasion de voir en avant-première un film d’action chinois actuellement en salle, City of Darkness.

Visuellement c’était réussi, très spectaculaire, des décors vraiment cools et des tonnes de stars ; le message politique était assez confus, censure chinoise oblige ; quant à l’histoire, je suis pas certain d’en avoir retenu grand chose — un peu comme le dernier film de Soi Cheang que j’avais vu, Limbo, ça ressemblait à l’hommage de quelqu’un qui a repris et magnifié les marqueurs visuels de vieux films qu’il aime, mais pas leur substance

Le film entier se passe dans un endroit dont vous avez sans doute déjà entendu parler : la citadelle de Kowloon, sorte de bidonville immense, ultra-compact et vertical, bâti progressivement à partir de la fin du XIXe siècle dans une minuscule enclave chinoise située à la périphérie de Hong-Kong.

Vue aérienne de la citadelle en 1989

On estime que, dans les années 80, la citadelle de Kowloon était l'endroit le plus densément peuplé de l'histoire de l'humanité, avec plus d'un habitant au mètre carré. Elle fut démolie dans les années 90, avant la rétrocession de Hong-Kong à la Chine par le Royaume-Uni.

On peut apercevoir quelques bouts de la vraie citadelle dans le film Bloodsport, avec JCVD

Il y a une dizaine d'années, vous avez peut-être vu passer cette infographie représentant l'intérieur de la citadelle :

Ou bien ce diagramme en coupe :

Ce dernier diagramme, qui circule depuis un moment sur le web, est issu d'un livre japonais, et cet été, quelqu’un en a enfin produit un scan haute résolution :

Pendant les ultimes phases de l'expulsion des résidents, au début des années 90, une équipe de recherche japonaise a été autorisée à accéder à la structure, alors en grande partie vide, afin de documenter ce qui pouvait l'être avant la démolition. Leur travail a été compilé dans un livre de 1997 qui reste une des principales sources d'informations sur l'enclave. Son élément le plus célèbre est une vue en coupe dépliable, établie grâce à un mélange d'urbex, de travail de géomètre, d'anthropologie culturelle et de licence créative. Elle montre comment il est possible de faire tenir 13 personnes tous les 10 mètres carrés. Vous avez probablement vu un scan partiel de ce panorama en ligne, et si vous êtes comme moi, vous avez été frustré de ne pas pouvoir zoomer davantage sur l'image pour en voir les détails.
Architectural Cross-Section of Kowloon Walled City
[https://staging.cohostcdn.org/attachment/b21a60cd-a5df-49b5-96e7-2006d8ce91e7/HitomiTerasawa-KowloonWalledCityGrandPanorama1997.jpg] [https://staging.cohostcdn.org/attachment/b21a60cd-a5df-49b5-96e7-2006d8ce91e7/HitomiTerasawa-KowloonWalledCityGrandPanorama1997.jpg] Illustration by Hitomi Terasawa (寺澤 一美), from Kowloon City: An Illustrated Guide (大図解九龍城) (1997), by the Kowloon City Exploration Team, supervised by Hiroaki Kani (可児 弘明). Learning about the strange and extraordinary story of Kowloon Walled City [https://en.wikipedia.org/wiki/Kowloon_Walled_City] feels like it was a rite of passage for my particular flavor of Internet nerd during the late oughts. It lurks in various footnotes as a trivia item, but these fail to convey its truly staggering scope. At its height, its roughly 35,000 inhabitants lived in what is almost certainly the most densely populated living arrangement that human beings have ever experienced in all our history, with about 1.3 human beings per square meter of a surveyor’s map. That’s over 115 times as dense as habitation in present-day New York City. That’s about 29 times as dense as Manila, the world’s most densely populated city at the time of this writing. (Continued below) ---------------------------------------- During the late stages of evicting its residents in the early 90s, a Japanese research team was allowed unprecedented access to its mostly-empty structure, in order to document as much as they could before the structure was demolished. Their work was compiled in a 1997 book [https://www.spoon-tamago.com/detailed-cross-section-of-the-kowloon-walled-city-created-by-japanese-researchers/], cited above, which remains a major source of information about the enclave. Its most famous element is a fold-out architectural cross-section, reconstructed through a combination of urban exploration, surveyor work, cultural anthropology, and creative license. It depicts how it’s possible to fit 13 people into every 10 square meters on a map. You’ve likely seen a partial scan of this panorama online, and if you’re anything like me, you’ve been frustrated that you couldn’t zoom further into the image to see the details. So, I present to you my offering to open the month of July, because this month, There Is Only One City. It took some doing, but I got my hands on a physical copy of the book, non-destructively imaged the panels from its panorama, and did my best to stitch the whole thing together. It’s not perfect, but I’m pretty confident that it’s the highest-resolution version of the panorama now available on the Internet, rendered in enough detail to actually convey the miniature lives of its silhouetted inhabitants. As much of a staple as Kowloon Walled City has become, whether as a cultural reference and cyberpunk touchstone, we would do well to remember that each of its many thousands of inhabitants was no mere atmospheric extra, but was the main character of their own story, living a very real life and for the most part only passing through this unique community. Examining this image in detail does better justice to the lives they lived, I think, than zooming out so far that they become visual noise. Even in this scrolling wallpaper, the panorama’s captions are only barely legible. As such, please take a chance to enjoy the full image, which is available at four times the above resolution, by clicking here [https://staging.cohostcdn.org/attachment/b21a60cd-a5df-49b5-96e7-2006d8ce91e7/HitomiTerasawa-KowloonWalledCityGrandPanorama1997.jpg]. Zoom in, scroll around, take it all in. And know that even seeing this image at this scale is still the barest cross-section, the most fleeting glimpse, of its subject now lost to time and the lives illustrated therein. EDIT! @Espiox has pointed out that an unannotated version of the 1997 panorama has been reproduced in City Of Darkness Revisited (2014), which can currently be purchased from co-author Greg Girard’s website [https://www.greggirardpictures.com/product/city-of-darkness-revisited-with-slipcase]. This makes the image substantially more accessible than I had realized, particularly since copies of the book are (as of the time of this writing) back in stock. Herein lies the central challenge of depicting cities in art: They are altogether too much. The human mind cannot contain a whole city, it can only grab hold of the most cursory, superficial sketch: A skyline, a few landmark buildings, a tourist’s itinerary. Even a lifetime resident of a major city will never meet almost everyone they live alongside of. Despite this, cities feel like a digestible unit. Stand in the right place (or rent a helicopter) and it feels like you can see most or all of a city at once. And when something is visible, there will be artists who try to interpret it. Let’s see what they come up with.

Je vous laisse le temps d'aller l'admirer.

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Démolie depuis 30 ans, la citadelle existe toujours sur internet, plus célèbre désormais que quand elle était encore debout, et c'est drôle que tout le monde en parle avec des étoiles dans les yeux, tout en s'accordant pour la décrire comme un lieu glauque, surpeuplé et insalubre — une espèce de cauchemar cyberpunk. C’est peut-être ça la réussite de City of Darkness, d’ailleurs : montrer que malgré la crasse et la promiscuité, la citadelle était aussi un espace de liberté et d’accueil, peuplé d’humains avec leurs propres histoires.

2. Un Intervilles permanent

L’été olympique touche à sa fin. J’avoue que je n’en ai pas vu grand chose, en dehors quelques minutes de surf qui m’ont paru guère accessibles au profane, et d’un match de hockey sur gazon très différent de ce que je m'imaginais (les crosses sont trop courtes, non ? Les joueuses semblaient pliées en deux).

La France, en tant que pays hôte de ces jeux, avait le privilège d’ajouter à la liste des épreuves un certain nombre de sports, soit officiels (breakdance, surf, escalade...), soit en démonstration (technos de surveillance et arrestations arbitraires). Je regrette néanmoins que les choix de ces nouvelles épreuves ait été un peu frileux.

Moi j’aurais bien voulu plus d'audace. Imaginez un peu le retour des disciplines artistiques (littérature, peinture, sculpture, musique...), comme de 1912 à 1948 ; de la pelote basque, comme en 1900 ; de la canne de combat, comme en 1924 ; du tir à la corde, comme de 1900 à 1920 ; des courses de bateaux à moteur, comme en 1908.

(Moins drôle, aux JO de 1904 à Saint-Louis, il y avait un zoo humain. Mais rappelons que ça aussi, c’est une tradition française vivace)

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En vérité, l’épreuve que j’aurais vraiment voulu voir, c’est ça — la traversée d’une pump track à pavés située au milieu d’un canal, réalisée par des binômes en costumes loufoques sur des tandems customisés :

Au fond ma proposition c’est de laisser tomber les jeux olympiques, qui coûtent un pognon de dingue et causent beaucoup de soucis. On pourrait les remplacer avantageusement par une version mondialisée et permanente d’un jeu télé type Intervilles / Fall Guys, où chaque pays enverrait ses jeunes gens s’affronter sur des parcours en mousse aux couleurs criardes et tomber à l’eau. Je vous assure que la planète entière serait calée devant tous les samedis soirs.

3. Meurtre au Mont Fuji

La semaine dernière, j’ai récupéré dans une boîte à livres un roman policier japonais des années 80, Meurtre au Mont Fuji. Je l’ai commencé distraitement, constatant avec joie que la scène d’ouverture se déroulait dans un train, comme dans mes polars japonais favoris. Mais quelque chose clochait un peu dans ce tableau familier : le personnage dont on suit le point de vue n’était pas japonais, mais une jeune femme américaine, qui se retrouve à passer le nouvel an avec une riche famille japonaise, au pied du Fuji. La page de garde indiquait d'ailleurs que le livre était traduit de l’anglais — j’ai pensé qu’il avait peut-être été écrit par une autrice américano-japonaise.

En rentrant chez moi, je me suis renseigné : en réalité, le livre a bien été écrit en japonais, mais il a été adapté et remanié lors de sa traduction vers l’anglais. À cette occasion, un personnage de jeune Japonaise a été transformé en jeune Américaine, sans doute en imaginant que cela aiderait les lecteurs à s’intéresser à l’histoire. C’est cette version américaine qui a été traduite en français, très fidèlement pour le coup (la version américaine est disponible en ligne ici).

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Il faut se souvenir (ou dire aux plus jeunes d’entre vous) que dans les années 80, le monde n’était pas encore parfaitement uniforme. On était tout simplement ignorant de bien des aspects de cultures étrangères qui, depuis lors, ont parfaitement intégré le mono-folklore.

Dans les versions doublées des dessins animés japonais, par exemple, les noms des personnages étaient systématiquement remplacés, et d’une manière générale, les dialogues étaient adaptés de manière fort libre — un exemple célèbre : quand Ryô Saeba propose à ses clientes de les emmener dans un love hotel, Nicky Larson se contente, dans la version française, de les inviter à manger dans un restaurant végétarien (suscitant dans les deux cas un regard interloqué de son interlocutrice). Même les séries américaines que je regardais enfant ne savaient pas trop comment parler de la fête d’Halloween ou du bal de promo dans les lycées — tout cela était encore exotique.

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Quoi qu’il en soit, dans Meurtre au Mont Fuji, ça donne des scènes proprement délirantes comme celle-ci :

Pardon pour le montage crado, je suis fatigué

J'étais très curieux de savoir ce qui se trouvait à la place de ce dialogue dans la version originale du livre, hélas je ne lis pas le japonais. J'étais prêt à laisser tomber quand j'ai vu que le livre avait été adapté en film en 1984, et que ce film était visible (sous-titré en anglais) sur Internet Archive. Évidemment je l’ai regardé, avec l'espoir que toutes mes questions trouveraient enfin des réponses.

W No Higeki / Wの悲劇 / The Tragedy of “W” ( 1984) : Toei : Free Download, Borrow, and Streaming : Internet Archive
Young college student Shizuka is given the opportunity to act in a stage play with professionals after agreeing to stand-in for a famous star whose rich patron…

C'eût été trop simple. Le film, en effet, est plus ambitieux qu'une adaptation directe. Il raconte l'histoire de comédiens qui montent une adaptation théâtrale du livre, et sont forcés de remarquer des similitudes troublantes entre le texte qu'ils répètent et les évènements qui leur arrivent dans "la vie réelle".

Si j'en crois cette vidéo follement bavarde mais informative, le roman de Shizuko Natsuki avait déjà été adapté pour la télévision l'année précédente de manière littérale mais un peu plate. Si le film traite l'histoire sous forme de récits enchâssés, c'est peut-être pour éviter une redite, mais surtout en raison de contraintes logistique et budgétaires — le tournage était prévu en été alors que le roman se déroule entièrement sous la neige. Le résultat, quoi qu'il en soit, est vraiment intéressant, et ajoute au récit attendu une couche de commentaire sur la place des idols dans l'industrie culturelle de l'époque. Je l'ai apprécié à la fois comme concentré de Japon 80's et comme témoin d'une époque malheureusement révolue, où adapter un livre pour le cinéma ne signifiait pas nécessairement tenter de recréer servilement chacune de ses scènes au nom de la satisfaction des fans.

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Et ce sera tout pour cette fois. Je vous laisse ranger les bancs et fermer la porte derrière vous, moi il faut que j’aille ôter ma perruque et mon maquillage.

Portez-vous bien, à bientôt.

M.

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