Bonsoir tout le monde.
D’après mes calculs, vous n’avez toujours pas fini de lire l’interminable newsletter de la semaine dernière, donc cette semaine ce sera plus modeste — que voulez-vous, on peut pas être chaque fois héroïque.
Mais rassurez-vous, il y aura tout de même trois histoires intéressantes.
1. Nengajô
Parmi les nombreuses traditions japonaises qui reviennent dans la presse comme des marronniers et suscitent généralement une forme d’émerveillement amusé, il y a l’envoi d’énormes quantités de cartes de voeux pour le nouvel an, cartes qu’on appelle les nengajô (年賀状, litt. « carte de félicitations de l'année »).
Les nengajô ressemblent aux cartes de vœux de Noël, mais s’en démarquent par le fait qu’ils doivent arriver aux destinataires les premiers jours de la nouvelle année et qu’ils sont envoyés en quantité considérable. Une famille japonaise typique envoie en moyenne de 50 à 100 cartes. Cependant, après le record de 4,4 milliards de nenga hagaki (cartes postales pré-timbrées spécialement conçues pour les nengajô) émis par la Poste japonaise en 2003, ce nombre diminue d’année en année. En 2015, environ 3,3 milliards d’exemplaires ont été imprimés. En revanche, de plus en plus de personnes utilisent des services sur internet, qui s’occupent d’imprimer puis d’envoyer les nengajô.
[« Nengajô », les cartes de vœux du Nouvel An]
Notons que les cartes émises par la poste japonaise font également office de ticket de loterie, et que la distribution des nengajô se fait en grande pompe, au matin du jour de l’An :
Aujourd’hui, les gens qui préfèrent envoyer des cartes personnalisées les conçoivent généralement à l’ordinateur et les impriment chez eux. Mais en 1977, les imprimantes et les ordinateurs personnels étaient encore rares. L’entreprise japonaise Riso avait donc sorti une petite machine que je trouve tout bonnement incroyable, la Gocco.
La Gocco est une machine de sérigraphie complète pour réaliser des cartes au format B6 (carte postale). Ce qui est extraordinaire, pour qui s’est déjà essayé à la sérigraphie à domicile, c’est que la machine permet à la fois d’insoler les écrans et d’imprimer les cartes, tout ça dans un boîtier super compact et sans foutre de l’encre et des produits chimiques partout. On peut tout à fait faire plusieurs passes pour imprimer des cartes en plusieurs couleurs, tout ça avec un petit boîtier en plastique.
On trouve pas mal de tutoriels en anglais sur l’utilisation des Gocco (mon impression est que ces machines ont été populaires dans le milieu Etsy / scrapbooking vers 2008-2010). Pour une nostalgie maximale, voici un rip de la cassette VHS qui accompagnait la Gocco PG-10 :
Je ne me lasserai jamais de voir une feuille blanche l’instant d’avant et soudain imprimée.
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Les Gocco ne sont hélas plus fabriquées depuis 2008, mais on en trouve encore sur le marché de l’occasion, notamment sur eBay. Le plus difficile à trouver, ce sont apparemment les petites ampoules à usage unique qui permettent d’insoler les écrans.
2. Les charlatans
Enfant, j’étais abonné à Pif Gadget et, parmi les gadgets qui me sont restés en mémoire, il y a la machine à billets. On rentre une feuille de papier ordinaire, et paf elle sort un vrai billet tout neuf :
J’avais essayé le truc avec mes parents et mon père avait pris un air un peu sombre. Dans sa jeunesse, au lieu de faire son service militaire, il avait été coopérant en Afrique de l’Ouest, et il se souvenait d’escrocs qui utilisaient des gadgets de prestidigitateurs pour soutirer leur argent à des gens crédules, m’expliqua-t-il. Je dois avouer que je trouvais ça navrant, mais surtout étrange : dans mes représentations naïves d’enfant, il m’était difficile d’associer le Mali des années 60 et les gadgets de Pif.
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C’est près de 30 ans plus tard que ma curiosité a été satisfaite, en traduisant un livre qui traite notamment de l’histoire de la sorcellerie dans le Gabon colonial (j’en avais déjà parlé en mai dernier). En réalité, ce sont les colons et les missionnaires qui ont introduit les accessoires de magie au Gabon, pour éblouir les indigènes :
Pour éviter d’encourager les croyances vernaculaires, la plupart [des prêtres catholiques] évitaient d’utiliser la figure unifiée du Diable ou de la sorcellerie. De plus, les missionnaires pensaient toujours que les superstitions erronées des Gabonais disparaîtraient bientôt sous l’influence du christianisme. Ce discours de justification présentait la mission évangélisatrice comme un simple épisode de la victoire modernisatrice d’un Dieu supérieur, un Dieu scientifiquement et techniquement plus fort que les divinités locales. Cette attitude explique pourquoi les missionnaires utilisaient le « sublime colonial » au Gabon (tenter d’éblouir les indigènes avec des appareils occidentaux), avec des éléments burlesques. Ils aimaient se moquer des convertis gabonais et utiliser la prestidigitation pour les sidérer. En une occasion pendant les années 1880, ses élèves demandèrent au Père Pouchet de leur donner un médicament qui les protégerait de la foudre, et il leur fit avaler une solution de menthol, riant de bon cœur devant les grimaces de douleur et de gêne des enfants. En 1904, un docteur américain, associé du pasteur protestant Robert Hamill Nassau, à la mission de Talagouga, utilisait la « magie » pour stupéfier les enfants locaux :
Il a tout à fait sidéré mes élèves en avalant, puis en régurgitant un scalpel, et en passant une aiguille et son fil au travers de la cuisse d’un des garçons [...] Cette démonstration eut l’effet bénéfique de révéler aux indigènes comment un sorcier malveillant pourrait les berner.
[Toutes les citations proviennent du deuxième chapitre du livre de Florence Bernault, Colonial Transactions]
Le livre est tout à fait passionnant (j’espère vraiment que la traduction paraîtra un jour) notamment parce qu’il montre comment les colons, tout en se prévalant d’une civilisation rationnelle et d’une religion supérieure, se comportaient très exactement comme des sorciers ennemis, fourbes et avides de puissance (par exemple en s’appropriant les reliques des autochtones pour s’en faire des souvenirs, alors qu’ils prétendaient les avoir détruites).
Et c’est ainsi que dans les années 1940-1950 s’est développé un commerce florissant de produits magiques, vendus par correspondance depuis la métropole vers les colonies :
Leur commerce devint visible au Gabon dans les années 1950. À un moment donné, en 1951 ou 1952, la police arrêta un certain Ruchpaul à Paris. Sous le pseudonyme de « Hindou Sankara », il avait publié de nombreuses publicités dans les journaux gabonais et par voie postale. Il proposait des parfums magiques d’Inde, connus pour leurs « qualités talismaniques ». À deux mille francs le flacon, ces objets étaient chers. Les clients aux moyens plus modestes pouvaient commander des pendentifs ornés des signes du zodiaque. Hindou Sankara promettait de charger les bijoux avec des incantations en échange d’un petit supplément. En 1954, une autre magicienne française, Mme Arika, aussi appelée « L’Astrale de Montmartre », fut arrêtée après avoir expédié des « parfums irradiants » et des « sources de bonheur pour tomber amoureux » à des clients gabonais. Cette même année, la police arrêta deux marchands à Nice, sur la Côte d’Azur, pour avoir envoyé des talismans illicites vers la colonie. Au Gabon, les administrateurs français remarquèrent que la publicité et le commerce de ces produits avaient connu un développement « à une échelle extraordinaire » dans la colonie, et que les charlatans gabonais avaient suivi les traces des escrocs qui vendaient par correspondance.
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Au passage, j’ai aussi appris l’étymologie du mot “charlatan”, qui est employé au Gabon dans un sens nettement moins péjoratif qu’en France :
En français, le mot charlatan vient de l’italien cerratano, habitant de Cerreto, un village près de Spoleto en Ombrie où des marchands vendaient remèdes et médicaments. Le mot emprunte aussi à ciarlare, bavarder ou faire l’article. Il s’est répandu au sud de la France au seizième siècle, pour désigner les colporteurs qui vendaient leurs remèdes sur les marchés et faisaient parfois de la chirurgie en public. Le mot acquit bientôt une signification péjorative, désignant les imposteurs profitant de la crédulité du public.
3. L’Escamoteur
Hier, j’ai écouté avec un vif intérêt une série d’émissions de France Culture à propos d’un tableau de Jérôme Bosch (ou d’un de ses élèves, ça fait partie du mystère), qui représente une partie de bonneteau, et qu’on appelle généralement L’Escamoteur :
Vous en apprendrez beaucoup sur le jeu de bonneteau à travers les âges, sur Bosch en général et sur ce tableau en particulier, et notamment sur son vol rocambolesque par Jean-Marc Rouillan, en 1978. C’est d’ailleurs suite à ce vol par les futurs fondateurs d’Action Directe que le tableau n’est plus exposé, mais conservé dans le coffre-fort du musée de Saint-Germain-en-Laye — ce qui ne manque pas d’ironie, puisque c’est au nom de l’accès de tous à la culture que les voleurs ont préféré rançonner l’Etat que de vendre le tableau à un collectionneur privé.
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Comme l’émission n’hésite pas à poser les vraies questions : vous apprendrez aussi pourquoi Michael Connelly a appelé le héros de ses romans Hieronymus “Harry” Bosch (et aussi, au passage, que le personnage principal de La Défense Lincoln est son demi-frère).
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Et ce sera tout pour cette fois.
Portez-vous bien, à la semaine prochaine.
M.
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