Bonsoir tout le monde,
Je suis heureux de vous retrouver pour une nouvelle année au micro d'Absolument Tout, fidèle au poste même dans la tempête, déterminé à vous divertir quoi qu'il advienne. Je vous souhaite à toutes et à tous le meilleur pour l'année qui commence — vu les circonstances, ça n'engage pas à grand chose.
J'avais l'espoir que cette livraison serait la dernière de 2023, mais il semblerait que j'ai un peu présumé de mes forces et que je me sois lancé dans trop de choses en même temps ("Tiens, c'est étonnant", vous entends-je penser d'ici). En effet, je n'ai pas chômé depuis la dernière livraison de cette newsletter, puisque les abonnés ont reçu moult newsletters et divers zines de formats variés.
Celui de novembre est une espèce d'édition critique d'un manuel de sabotage largué par la CIA sur le Nicaragua, il y a quarante ans :
Celui de décembre est un court plaidoyer pour la séparation de l'ordinateur et de la conscience, et seulement intitulé "Débrancher" — avec en bonus un micro-zine sur tous les téléphones bizarres que j'ai achetés au fil des années dans l'espoir de passer moins de temps dessus :
Et puisqu'on parlait de débrancher...
1. Longue vie au Général Ludd !
Ces derniers mois, entre deux Stephen King, j'ai lu Blood in the Machine de Brian Merchant, un récit aussi documenté que poignant de la révolte de Luddites, écrit dans la perspective de tracer des parallèles avec la période que nous vivons.
Aujourd'hui le terme de "Luddite" est surtout employé avec dérision, pour disqualifier les personnes jugées rétives au numérique et plus généralement au progrès, mais il s'agit d'une distorsion assez honteuse de ce qu'il désignait à l'origine : la révolte d'artisans qualifiés que l'automatisation de leur métier menaçait de déclassement et de paupérisation.
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Quand la révolte des Luddites commence, en 1811, l'Angleterre est en plein dans une guerre interminable contre Napoléon. Les récoltes sont mauvaises, les prix sont hauts. On dirait aujourd'hui que c'est la crise. Et pour couronner le tout, un certain nombre de marchands et d'aristocrates à l'esprit moderne se sont mis en tête de disrupter le secteur du tissage, notamment grâce au métier à tisser alimenté par un moulin à eau. Acculés par la misère, les artisans disruptés se regroupent en bande pour aller briser ces nouvelles machines, et parfois mettre le feu aux usines. Il était naturellement interdit aux artisans d'organiser des actions collectives, alors toutes les destructions de machines étaient attribuées à Ned Ludd — figure mythique mais fédératrice d'un artisan censé avoir un jour, de rage, brisé au marteau le métier à tisser de son patron.
Il est important de comprendre que les tisserands anglais n'étaient pas contre la mécanisation en tant que telle, qui avait déjà commencé depuis belle lurette. Ils étaient opposé au fait qu'elle se fasse au seul profit d'une classe que nous qualifierions aujourd'hui d'entrepreneuriale, et qu'ils voyaient surtout comme des profiteurs. Comme l'écrivait il y a près de quarante ans Thomas Pynchon (!) :
Les machines à tricoter qui déclenchèrent les premières émeutes de Luddites volaient le travail des gens depuis plus de deux siècles. Tout le monde voyait bien ce qui se passait, c'était simplement le quotidien. Tout le monde voyait bien aussi que ces machines appartenaient de plus en plus à des hommes qui ne travaillaient pas, qui se contentaient de posséder et d'embaucher. Pas besoin d'être un grand philosophe, à l'époque comme aujourd'hui, pour voir quel effet ça avait et avait eu sur les salaires et les métiers. (...) Quand les temps sont durs, et que nous nous sentons à la merci de forces dix fois, cent fois plus grandes que nous, est-ce que nous ne nous tournons pas, dans nos rêves, dans nos désirs, vers la figure du badass (le djinn, le golem, la brute, le superhéros), celle qui résistera à ce qui sinon nous écraserait ? Évidemment, dans la réalité, les métiers à tisser étaient détruits par des gens ordinaires, des syndicalistes avant la lettre, qui utilisaient la nuit, la solidarité et la discipline pour multiplier dix fois, cent fois leur propre force.
Les Luddites n'étaient pas non plus animés par une rage aveugle contre "le progrès". Ils ne brisaient d'ailleurs pas toutes les machines de manière indiscriminée, seulement celles sur lesquelles on faisait travailler des enfants quasiment réduits à l'état d'esclaves pour produire à la chaîne des tissus de piètre qualité, mais infiniment moins chers que ceux produits de la manière traditionnelle.
Ces travailleurs ne considéraient pas la technologie comme un progrès en soi. On ne leur avait pas encore appris à encenser la disruption. Pour eux, des machines qui menaçaient leurs conditions de travail ou leur capacité à gagner leur vie représentaient rien de moins qu'une faute morale. Les artisans savaient exactement ce que ces machines présageaient pour leur métier : ils voyaient la technologie non comme une force se manifestant dans l'avenir, mais existant "au présent", comme le dit l'historien des techniques David Noble.
[Brian Merchant, Blood in the Machine]
Plus encore que l'automatisation, ils redoutaient l'avènement du travail à la chaîne, qui allait transformer des artisans travaillant chez eux et à leur rythme en ouvriers entièrement soumis au bon vouloir de leurs patrons.
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Et si vous notez quelques similarités entre l'époque des Luddites et la nôtre, vous n'êtes pas le seul.
On nous dit que les Luddites brisaient les machines parce qu'ils avaient peur et qu'ils étaient en colère, parce qu'ils ne voyaient pas plus loin que le bout de leur nez. Pensez maintenant à toutes les philosophies de la Silicon Valley qui sont devenues mainstream — aller vite et tout casser, la réglementation qui est l'ennemie de l'innovation, l'évangile de la "disruption" à tout prix — ces axiomes sont si profondément ancrés dans nos vies et nos politiques qu'ils ont l'air de relever du simple bon sens. Pensez à toutes les critiques, à tous les scrupules et à toutes les remises en cause de la technologie qui ont été balayés d'un simple "Ne faites pas votre luddite". (...)
Vous aimeriez trouver un autre travail que des boulots payés à la tâche via une application, rémunérés selon un algorithme complexe et opaque qui paraît changer chaque semaine ? Mais non, vous vous trompez : cette appli, c'est le futur du travail. Vous êtes un Luddite ; les PDG, les consultants, et les courtisans de l'entreprise qui ont inventé ce mode de travail le disent tous.
Ça vous déplaît que votre supérieur laisse entendre qu'un robot va prendre votre place dans l'entrepôt, ou que si vous gardez votre poste, vous devrez suivre le rythme du robot ? Arrêtez de faire votre Luddite. Ça vous agace de traverser un labyrinthe de menus pour savoir enfin si votre mutuelle ou votre fournisseur d'énergie ou les services de l'État ont traité votre dossier ? Il faut vous mettre au goût du jour, vous explique-t-on, ces programmes ont permis de réduire les coûts et de rationaliser les processus. Vous êtes juste un Luddite.
[Brian Merchant, Blood in the Machine]
Le livre regorge d'analyses pertinentes et d'histoires édifiantes, et il mériterait vraiment d'être traduit en français (si vous êtes éditeur, faites-moi signe !).
En attendant, vous pouvez écouter Brian Merchant parler de son livre au micro du podcast 99% Invisible :
2. Traduction machine
Sur un thème tout à fait adjacent — permettez-moi de prendre un exemple qui me paraît pertinent et que j'ai l'avantage de connaître intimement, celui des traducteurs.
Comme les tisserands de jadis, les traducteurs ne sont pas une profession fondamentalement rétrograde. À vrai dire, vu le temps que nous passons à notre ordinateur, nous sommes toujours très enthousiastes à l'idée qu'un nouvel outil puisse nous aider à aller plus vite ou améliorer la qualité de notre production.
Je trouve par exemple assez fascinant cet article sur les promesses de l'informatisation pour la traduction littéraire, publié en 1987 dans la revue québécoise Circuit :
C'est toujours selon cette méthode qu'Elmar Tophoven a traduit Voyage chez les morts de Ionesco, passant en revue avec l'auteur les derniers problèmes qu'une codification élémentaire permettait d'afficher rapidement sur l'ordinateur. Pour Tophoven, l'informatisation fournit encore le moyen de tirer immédiatement les leçons du travail accompli, d'accumuler un savoir réutilisable dans d'autres contextes ou simplement d'uniformiser la traduction d'une œuvre en fonction des particularismes répétés de l'écrivain. L'ordinateur permet aussi de répertorier les difficultés avec leurs solutions et d'alphabétiser les trouvailles lexicographiques. Tophoven rapporte qu'en traduisant Djinn de Robbe-Grillet, il avait accumulé pêle-mêle 548 entrées lexicales qui, après classement automatique, lui ont par exemple donné sept équivalents pour le mot rendez-vous, contre deux seulement dans les dictionnaires conventionnels. La généralisation de cette procédure donnerait un sérieux coup de pouce aux travaux lexicographiques et fournirait aux traducteurs des dictionnaires à la mesure de leurs besoins véritables. Devant les lacunes des ouvrages de référence, on se prend à rêver à ce «dictionnaire contextuel dynamique ", super-Daviault électronique, qui aurait le mérite de suivre la langue au rythme réel de son évolution.
[Quand la traduction littéraire se branche (attention, PDF)]
Dès 1984, dans la tribune citée plus haut, Pynchon saisissait bien l'enthousiasme un peu béat qu'on pouvait ressentir, dans les années 80, à la seule idée de manipuler un véritable ordinateur — outil longtemps réservé aux armées et aux universités les plus riches et qui était en train de devenir un produit de grande consommation :
Mais maintenant, il paraît que nous sommes à l'ère de l'informatique. Quel avenir pour le Luddisme ? Les ordinateurs susciteront-ils la même hostilité que les métiers à tisser d'antan ? J'en doute fort. Toutes les sortes d'écrivains se précipitent pour acheter des traitements de texte. Les machines sont déjà si conviviales que même le Luddite le plus fondamentaliste peut se laisser charmer, poser son marteau et utiliser plutôt ses doigts pour taper sur le clavier. En plus, le consensus semble décidément être que la connaissance c'est le pouvoir, que l'argent est assez directement convertible en information, et que d'une manière ou d'une autre, si on règle quelques questions logistiques, des miracles ne sont pas à exclure.
Et de fait, pendant un bref moment, les gens qui s'achetaient des ordinateurs ont pu se croire propriétaires des moyens de production. L'ordinateur était un vélo pour l'esprit, disait Steve Jobs, un outil qui libérait ses utilisateurs et décuplait leur potentiel.
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Il y a eu récemment une petite campagne de presse montée par les traducteurs littéraires pour se plaindre que la machine venait leur voler leur pain — les traducteurs administrativement classifiés comme auteurs étaient à deux doigts de réaliser que leur travail n'est pas si différent qu'ils le pensaient de celui des traducteurs techniques, mais ils n'y sont hélas pas parvenus.
Les Luddites aussi défendaient surtout le travail des artisans les plus qualifiés. Ils étaient OK avec l'automatisation complète du travail de filage, qui se trouvait être essentiellement un boulot de femmes. C'est quand les machines ont commencé à menacer leurs métiers d'artisans prestigieux qu'ils ont pris les armes.
3. La malédiction du condensateur
Il y a quelques semaines, mon fidèle vidéoprojecteur a cessé de fonctionner. Il date de 2012, et ça a beau nous sembler être dans l'ordre des choses qu'un appareil électronique arrête inexplicablement de fonctionner au bout d'une dizaine d'années, je n'étais pas ravi d'imaginer le mettre à la benne.
Il avait de plus en plus de peine à s'allumer depuis un mois ou deux, et sa lente agonie évoquait un problème électrique plutôt qu'électronique. À la fin, sa diode de veille s'était mise à scintiller de manière un peu heurtée, ce qui là encore semblait indiquer un problème d'alimentation. Ça ne coûtait pas grand chose d'ouvrir le capot pour voir ce qu'il en était — la panne était peut-être suffisamment évidente pour que je parvienne à l'identifier.
Et là, bingo : deux condensateurs cramés.
Un condensateur est un composant électronique notamment utilisé pour stabiliser une alimentation électrique. Ceux de la variété électrolytique ressemblent à des cylindres avec deux pattes. À l'intérieur se trouve quelque chose comme un rouleau de papier très serré qui est imbibé d'un liquide électrolytique. Quand les condensateurs sont trop vieux, il leur arrive d'enfler ou de se mettre à fuir, entraînant des pannes (je schématise, hein, j'y connais pas grand chose).
Et, c'est là où je voulais en venir, dans les années 2000, les condensateurs de certaines marques taïwanaises cramaient à une vitesse alarmante et de manière parfois spectaculaire. Pourquoi ?
L'histoire commence en 2001, lorsqu'un scientifique anonyme quitte la Rubycon Corporation au Japon et commence à travailler pour la société Luminous Town Electric en Chine. Les deux entreprises fabriquent des condensateurs électrolytiques. En Chine, le scientifique a mis au point une copie de l'électrolyte de Rubycon, qui permet au condensateur de stocker et de libérer du courant électrique.
Plus tard dans l'année, l'équipe du scientifique a fait défection pour Taïwan, emportant avec elle une copie de la formule de l'électrolyte afin de pouvoir créer sa propre entreprise. Taïwan fournit 30 % des condensateurs électrolytiques du monde et la plupart des grands fabricants de PC y font assembler leurs machines. Mais les transfuges ont fait une erreur en copiant la formule. Après quelques heures de fonctionnement, de l'hydrogène s'échappait de l'électrolyte qui faisait éclater la coque métallique du condensateur. Une fuite d'électrolyte brunâtre pouvait prendre feu.
[Stolen formula for capacitors causing computers to burn out]
Sur le moment tout le monde paniquait un peu, car il était difficile de savoir précisément quels composants étaient affectés et où ils s'étaient retrouvés. D'après Wikipédia :
La plupart des condensateurs concernés ont été produits entre 1999 et 2003 et sont tombés en panne entre 2002 et 2005. Des problèmes liés à des condensateurs produits avec un électrolyte mal formulé ont affecté des équipements fabriqués jusqu'en 2007 au moins. Les principaux fournisseurs de cartes mères tels que Abit, IBM, Dell, Apple, HP et Intel ont été affectés par des condensateurs dont l'électrolyte était défectueux.
En 2005, Dell a dépensé quelque 420 millions de dollars pour remplacer des cartes mères et pour déterminer si un système avait besoin d'être remplacé.
On dirait tellement un scénario que je me demande si ça n'est pas l'inspiration de Duplicity :
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Et mon projecteur, alors ? Eh bien l'opération s'est bien passée, il est à nouveau fringant et lumineux comme au premier jour.
Coût total de l'opération : 3€ pour les deux condensateurs, et 10€ pour un PDF du manuel d'entretien (qui ne m'a pas été si utile que ça, mais qui avait au moins le mérite de contenir un diagramme éclaté). Tout ça a été possible parce que le projecteur tenait avec des vis accessibles, et non avec des clips, de la colle ou des adhésifs, comme c'est si souvent le cas désormais.
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Si vous voulez vous aussi réparer vos trucs, je suis très admiratif du boulot de l'Atelier Soudé, à Lyon et Villeurbanne :
Si vous habitez dans une autre ville il y a sûrement un fab lab quelque part qui pourra vous aider, et si vous n'avez pas d'équivalent à côté de chez vous, je peux témoigner qu'un fer à souder et quelques tutos Youtube vous permettront déjà de faire une bonne partie du chemin.
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Et ce sera tout pour cette fois.
Portez-vous bien.
M.