Bonsoir tout le monde,

Cette semaine je suis fatigué et en retard, comme au bon vieux temps, donc je vais laisser les autres faire tout le boulot à ma place en vous envoyant lire des trucs intéressants.

Mais avant toute chose, un mot de notre sponsor :

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La newsletter de cette semaine vous est présentée par Tarzan, le partenaire vanlife des chauffeurs-livreurs.

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— alors je plaisante, mais si vous voulez m'éviter cette humiliation, devenez un·e ami·e de la newsletter pour quelques euros par mois ou achetez-moi des zines ! Le nouveau vient de sortir :

Vol. 17 : Genfripication
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Allez, c'est parti pour trois histoires intéressantes :

1. Exclaves, enclaves et contre-enclaves

Je me demandais l'autre jour (car j'ai une vie intérieure vraiment passionnante) quelle était exactement la différence entre une enclave et une exclave.

En fait ce n'est pas très compliqué, une fois qu'on sait que l'une n'est pas le contraire de l'autre : une enclave est un territoire entièrement entouré par un autre, et une exclave est une portion du territoire d'un pays qui se trouve séparée du territoire principal. Une enclave peut donc être aussi une exclave.

Cette page a le mérite d'expliquer tout ça très clairement, avec des cartes et tout, et d'aborder aussi des cas plus exotiques, par exemple une enclave dans une autre enclave (ce qui s'appelle alors une contre-enclave) :

"Si l'étude des enclaves nous apprend une chose," dit John Nelson, "c'est qu'il ne faut jamais sous-estimer la roublardise des diplomates".

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Je ne suis jamais allé ni au Vatican ni même en Andorre, alors dans ma tête, toutes les enclaves ressemblent à Chinagora, l'étrange centre commercial / hôtel situé au confluent de la Marne et de la Seine, à côté de Paris, et qui ressemble à une pagode mutante décidée à faire sécession :

Huatian Chinagora, Alfortville — © Raimond Spekking / CC BY-SA 4.0
Nous sommes en 1992. Guangdong Entreprises Limited, une entreprise d’état de la Chine communiste, décide d’investir 100 millions d’euros (685 millions de francs de l’époque) dans la création d’une véritable vitrine pour leur pays. Tout premier investissement chinois en Europe, le projet devait être un centre à vocation d’échanges économiques et culturels entre la France et la Chine et fut dessiné par le célèbre architecte cantonais Liang Kunhao.
Sa superficie totale au sol s’élève alors à 12.400 m² , et sa superficie construite à 44.400 m², divisés en 5 bâtiments. Le complexe comprend un hôtel trois étoiles, trois restaurants panoramiques et un Palais des Expositions. Dès son inauguration, Chinagora frappe un grand coup en proposant l’exposition "Trésors de la Cité Interdite" qui présentait près de 300 objets de la vie quotidienne des Empereurs.

[Chinagora – un complexe touristique sous forme de Cité Interdite fantôme à deux pas de Paris]

Chinagora
Chinagora le 24 août 2008 - Phil Beard - BY-NC-ND 2.0

Dans les années 2000, Chinagora est pratiquement déserté et fait un peu peine à voir, jusqu'à son rachat en 2012 par le groupe hôtelier chinois semi-public Huatian qui décide de mettre le paquet pour lui redonner de sa superbe. En 2016, les ambitions affichées étaient grandioses :

Grands travaux, obtention d'une quatrième étoile pour l'hôtel en 2014, réfection du restaurant, du hall d'entrée, et construction d'un jardin chinois ont remis le complexe dans la lumière. Et le groupe ne compte pas s'arrêter là. Avec l'appui du sénateur-maire d'Alfortville, Luc Carvounas, une nouvelle page de l'histoire du groupe vient de s'ouvrir. En plus de l'offre hôtelière et du restaurant, l'élu et Huatian ont déposé un dossier pour l'appel à projets « Inventons la métropole », celui d'une, ou plusieurs, hautes tours.
Le projet n'en est encore qu'à ses balbutiements mais prévoit la construction d'une ou deux tours de près de 100 étages à l'emplacement de l'actuel centre commercial - qui tient plus aujourd'hui de la friche industrielle que d'une galerie marchande. Ces dernières abriteraient hôtels, logements, résidence étudiante, voire bureaux ou centre culturel dédié à la Chine.

[Val-de-Marne : Le complexe Chinagora retrouve une jeunesse]

S'ils construisent réellement une tour de 100 étages, j'espère qu'elle ressemblera au Taipei 101 (je vous avais parlé il y a, ouh là, des années de son célèbre amortisseur harmonique).

2. La samouraï-vigneron

Je ne sais même plus comment je suis tombé sur l'histoire invraisemblable de Nagasawa Kanaye. Il naquit au Japon en 1851 dans une famille de samouraïs, et en partit à 13 ans avec un groupe d'étudiants secrètement envoyés au Royaume-Uni pour étudier les sciences occidentales.

Nagasawa à Londres en 1865

Trop jeune pour l'université, Nagasawa fut envoyé en en Écosse, où il recontra Laurence Oliphant, aristocrate et disciple d'un gourou du nom de Thomas Lake Harris. À la fin des années 1860, Oliphant parvint à convaincre plusieurs jeunes Japonais, dont Nagasawa, de partir aux États-Unis pour vivre dans l'une des communautés de Harris, près de New York.

En 1875, après quelques difficultés à New York, Harris fonda une nouvelle communauté à Santa Rosa (Californie) et Nagasawa l'y suivit.

Baptisant la propriété Fountaingrove, du nom d'une source qui y naissait, Harris se lança dans la viticulture et chargea Nagasawa de planter des vignes. Le vignoble connut rapidement la réussite, mais l'"Eden de l'Ouest", comme la communauté aimait à se décrire, s'enfonçait dans le scandale et faisait les gros titres à San Francisco pour ses fêtes orgiaques. L'opprobre finit par pousser Harris à partir.
Après son départ, c'est Nagasawa qui prit le contrôle de la propriété. Il devint rapidement un personnage respecté et un des précurseurs de la viticulture californienne naissante. Il devint aussi le premier Japonais à résider de manière permanente aux États-Unis.

[Kanaye Nagasawa The samurai who forever changed California - BBC Travel]

Le domaine viticole était un des plus vastes de la région, l'expertise horticole de Nagasawa était reconnue, et il avait le sens des affaires : il fut parmi les premiers à exporter du vin californien vers l'Europe. Son succès avait fait de lui un notable de la région, et le domaine de Fountaingrove accueillait des invités de marque pour des fêtes mémorables (mais désormais avec un peu plus de retenue). Vous pouvez voir plein de photos de Nagasawa et de Fountaingrove ici.

Au début des années 1920, la législation californienne sur la propriété foncière, qui était déjà pas mal raciste, se durcit encore : il était désormais interdit aux immigrés asiatiques de posséder ou de louer des terres. Le domaine de Fountaingrove fut donc saisi par l'État. Nagasawa tenta de s'opposer à cette décision en léguant les terres à son neveu et à son petit-neveu, mais la situation n'était pas résolue à sa mort, en 1934, et le domaine fut vendu par un administrateur.

En 1942, les héritiers de Nagasawa tentaient toujours de récupérer le domaine lorsqu'ils furent envoyés en camp d'internement, tout comme la quasi intégralité des 125 000 autres Japonais qui vivaient alors aux États-Unis. Ils y restèrent jusqu'à la fin de la guerre, et perdirent toute chance de faire valoir leurs droits.

L'histoire de Nagasawa Kanaye tomba dans l'oubli jusqu'aux années 90, où de nouveaux voisins s'intéressèrent à l'histoire du domaine et décidèrent de créer une petite exposition retraçant sa vie extraordinaire. Merci à eux.

(Ce modeste musée a lui aussi disparu, dévoré par un énorme incendie en 2017)

3. Le jardin devant la maison

Fin mars, La Botte de Champollion, l'excellente newsletter qui parle de "l’héritage colonial et esclavagiste des institutions patrimoniales", recommandait un article :

La commissaire indépendante eunice bélidor, québécoise d’origine haïtienne, a été la première femme nommée à la tête des collections d’art québécois et canadien contemporain au Musée des Beaux-Arts de Montréal en avril 2021. Deux ans après, elle évoque les raisons de son départ en janvier dernier dans une longue interview accordée à Lise Ragbir d’Hyperallergic.

[#13 | Un musée rouvre dans le Pacifique, une commissaire se livre et le bon vocabulaire autochtone]

eunice bélidor était la première personne noire à être embauchée à temps plein par le Musée des beaux-arts de Montréal depuis son ouverture, en 1860. Elle avait été recrutée à un moment où les institutions muséales les plus prestigieuses (et les plus blanches) se pressaient pour recruter des personnes racisées, et où on pouvait être prudemment optimiste pour l'avenir.

Mais comme le dit bien l'introduction de l'interview, annoncer qu'on a changé et avoir effectivement changé sont deux choses bien différentes :

Voilà comment je pourrais décrire mon expérience dans ce musée : imaginez une famille noire qui emménage dans une banlieue où tout le monde est blanc. Et les nouveaux voisins sont charmants. Ils vous apportent des gâteaux, ils vous font visiter le quartier, ils veulent être sûrs que vous vous sentez les bienvenus. Mais un jour où vous commencez à faire votre jardin devant votre maison, un voisin passe et dit "Normalement le jardin, c'est derrière la maison". Et vous vous sentez mal, parce que votre jardin n'est pas là où il devrait être. Et là il faut choisir : est-ce que vous laissez le jardin devant, ou est-ce que vous le déplacez à l'arrière, comme tout le monde ? Et peut-être que vous le déplacez parce que vous dites qu'il y a une bonne raison de ne pas le faire devant la maison. Mais plus vous restez longtemps, et plus vous réalisez qu'ils veulent seulement que vous soyez comme eux.

[I Was a Museum’s Black Lives Matter Hire]

Quelque chose me dit que ce n'est pas très différent en France.

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Et ce sera tout pour cette fois.

Portez-vous bien, moi je vais tâcher de dormir un peu pour être en forme demain.

M.