Bonsoir tout le monde.
Cette semaine, je vous propose trois histoires bénignes et un peu mélancoliques.
1. Les figurines de chair
Vous avez peut-être vu passer cette enquête de Ben Pearson pour Slashfilm, qui cherche à comprendre pourquoi on n'entend plus ce que disent les acteurs dans les films à gros budgets contemporains.
Avant je comprenais 99% des dialogues d’un film hollywoodien. Mais ces dix dernières années, à peu près, j’ai remarqué que ce pourcentage a nettement baissé, et ce n’est pas moi qui ai perdu l’ouïe. On en est au point où je me trouve dans l’incapacité de comprendre des répliques entières quand je vois un film au cinéma, et quand j’en regarde chez moi, j’en suis venu à mettre systématiquement les sous-titres pour m’assurer que je ne rate pas un élément crucial de l’intrigue.
[Here's Why Movie Dialogue Has Gotten More Difficult To Understand (And Three Ways To Fix It)]
Parmi les raisons invoquées : maniérisme chez certains acteurs (Tom Hardy) ou réalisateurs (Christopher Nolan) ; complexité exponentielle du mixage depuis le passage au numérique ; et surtout priorité donnée à la prise de vue sur la prise de son : on ne laisse plus le perchman s'approcher des acteurs, de peur qu'il fasse une ombre sur le fond vert ; on rattrape ce qu'on peut en post-prod et on espère que ça s'entendra au milieu des effets sonores.
Je retiens de tout ça que les répliques prononcées par les acteurs sont devenues assez secondaires — et de fait, il est de plus en plus rare que ces répliques ne puissent pas être devinées, à défaut d'être entendues, tant elles sont insignifiantes.
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En février dernier, Raquel S. Benedict remarquait combien les films hollywoodiens sont désormais dépourvus de toute tension sexuelle, même suggérée.
On nous dit que Tony Stark et Pepper Potts sont ensemble, mais les films ne montrent pas trace de complicité amoureuse ou sexuelle entre eux. (...) Au mépris de la mythologie nordique, le Thor incarné par Chris Hemsworth se contente de faire des sourires niais à Natalie Portman, comme un bébé labrador, sans même tenter de l'étourdir de son puissant marteau, si j'ose dire. (...) Et à propos de l'œuvre inexplicablement asexuelle de Christopher Nolan : personne ne trouve étrange qu'Inception pénètre au plus profond de l'inconscient d'un homme riche pour y trouver non pas un cauchemar psychosexuel oedipien effroyablement dépravé, mais... euh, des chasseurs alpins ?
[Everyone is beautiful and no one is horny]
Cette absence de sexualisation des héros est d'autant plus étrange qu'en parallèle, leurs corps constituent de plus en plus souvent la majeure partie de leur personnage : Chris Hemsworth a incarné Thor avant d'avoir appris à jouer la comédie, parce qu'il est superbement musclé — ses capacités d'acteur importaient peu ; dans d’autres rôles, les recastings sont fréquents et passent comme des lettres à la poste : peu importe le visage, l'important c'est d'avoir le corps de l'emploi.
Mais les muscles de cette nouvelle ère sont dépourvus de l’érotisme du cinéma d’action des années 80. Arnold Schwarzenegger montrait ses fessiers dans Terminator ; Sylvester Stallone se déshabillait dans Rambo et Tango & Cash ; Bloodsport montre plus le corps de Jean Claude Van Damme que celui du personnage féminin principal.
Globalement, les costauds du cinéma d’aujourd’hui sont des nevernudes. (…) Quand les fans de superhéros demandent des films plus “adultes”, ils veulent toujours dire avec plus de scènes violentes, pas plus de sexe. Le pénis bleu scintillant de Dr. Manhattan dans Watchmen les a fait paniquer, et ils n’ont toujours pas pardonné Joel Schumacher d’avoir mis des tétons sur le costume de Batman.
Les stars d’aujourd’hui sont des figurines, pas des héros. Leurs corps parfaits n’existent que pour recourir à la violence. S’amuser c’est faire preuve de faiblesse, laisser tomber son équipe, et donner à l’ennemi une chance de l’emporter, comme Thor lorsqu’il avait grossi, dans Endgame.
[Everyone is beautiful and no one is horny]
Les corps des héros d'action des années 80 fonctionnaient par contraste avec ceux des autres personnages. Si tout le monde est gaulé comme Schwarzenegger, ça ne marche plus. Aujourd'hui il y a une dissonance cognitive entre les efforts intenses exigés par le bodybuilding (et dieu sait qu'on en entend parler) et leur résultat devenu presque anodin — désormais ce sont les acteurs de cinéma qui ne passent pas leur vie à la salle de sport qui sont une étrangeté (voir le shitstorm causé par le refus de Robert Pattinson de lever des tonnes de fonte pour jouer Batman). Cette dissonance est de plus en plus fréquemment résolue par le recours à des produits qui favorisent la prise de masse musculaire, notamment les hormones de croissance et les stéroïdes anabolisants, que ce soit chez les acteurs ou dans la population générale.
On en est arrivé à une étrange obsession du muscle pour lui-même — non plus tant comme idéal de séduction ou comme signe distinctif du héros que comme un prérequis : un homme c'est extrêmement musclé et sans une once de gras, point. Et cette obsession déborde largement le cadre des films de superhéros — c'est rare qu'on n'aperçoive pas le torse puissant d'un acteur et, du coup, c’est dur de bosser à Hollywood si on n’est pas gaulé comme Thor.
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J'ai tiqué la semaine dernière à l'écoute de l'épisode du podcast Nice Try consacrée à l'histoire de l'haltérophilie — Avery Trufelman y souligne plusieurs fois, sur un ton goguenard et incrédule, l'absurdité des moeurs des Américains du début du 20e siècle, qui ne voulaient pas être musclés, ces gros ploucs, vous imaginez un peu ?
Et je ne nie pas l'intérêt qu'on peut certainement trouver à la pratique de l'haltérophilie en tant que discipline sportive, ni le fait qu'elle peut avoir un aspect libérateur pour les femmes, qui sont traditionnellement cantonnées aux activités sportives amincissantes et ont bien le droit d'apprendre à soulever des trucs lourds, elles aussi ; je n'ai même rien contre les gens qui ont envie d'avoir des cuisses gigantesques et des bras d'Hercule. Foncez, faites-vous plaisir. Je conteste simplement l'idée que vouloir des gros pecs est une évidence, et que les avoir est une forme de normalité.
L'article de Raquel S. Benedict établit un parallèle avec la fin des années 90, où toutes les actrices hollywoodiennes étaient poussées vers une maigreur absurde. À quelques exceptions près (Adam Driver, Robert Pattinson justement), les acteurs ont désormais des corps et des visages aussi standardisés que les actrices, et prononcent eux aussi des répliques insipides qu'on n'a pas vraiment besoin d'entendre, entre deux cascades sur fond vert.
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(tout cela est d'autant plus amusant que les costumes de superhéros sont pourvus de prothèses pour rendre "visibles" leurs muscles, car sinon la musculature des acteurs, si splendidement travaillée qu'elle soit, est comme aplatie et floutée par l'épais latex)
2. L'almasty
L'almasty est un genre de yéti, tantôt homme des bois, tantôt grand singe, issu du folklore du Caucase.
Bien que de nombreux cultivateurs et bergers locaux aient témoigné de sa présence, aucun almasty (vivant ou mort) n'a pu faire l'objet d'observations scientifiques. Sur la base de ces témoignages, certains auteurs le considèrent comme un homme de Néandertal qui aurait survécu jusqu'à aujourd'hui dans les régions reculées des hautes montagnes du Caucase.
Ce qui distingue l'almasty du sasquatch ou du yéti, ce sont les témoignages persistants et concordants sur sa présence dans le Caucase, notamment ceux qui assurent qu'une femelle aurait été capturée, au milieu du XIXe siècle, et aurait eu des enfants avec un humain.
Ces histoires donnèrent lieu à plusieurs enquêtes scientifiques de grande envergure à l'époque soviétique.
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Bizarrement, l'almasty a aussi suscité un vif intérêt médiatique en France dans les années 1990. Marie-Jeanne Koffmann, une chirurgienne franco-russe passionnée de cryptozoologie, était parvenue à faire financer une expédition visant à réunir des preuves de l’existence de l’almasty, en 1992, et Yves Coppens en avait fait la promotion dans une émission de Patrick Sabatier (jeunes qui me lisez, vous ne savez pas votre chance d'avoir échappé à tout ça).
Je n'ai pas réussi à remettre la main sur l'extrait en question mais vous pouvez voir sur le site de l'INA des extraits de reportages diffusés sur France 3 en 1993 :
Évidemment, l'expédition de 1992 n'a pas permis de collecter de preuves, mais elle a quand même donné lieu à une publication scientifique compilant les multiples témoignages recueillis. Cette apparence de sérieux, combinée au soutien public d'Yves Coppens, a suscité la polémique. Dans "La Recherche", l'historien Jean-Paul Demoule s'était inquiété de ce "retour de l'irrationnel" dans les sciences de l'homme — et donnait, au passage, la meilleure analyse sur l'almasty :
si l'on parcourt les "témoignages" recensés par M.-J. Koffman, on constate que l'almasty consomme essentiellement des "anti-nourritures" : fruits verts, charognes, rats, chauves-souris, placenta du bétail, cheval, excréments. Il est nomade, sans attaches. Seules les "femelles" agressent l'homme ; mais ce sont des agressions sexuelles, éventuellement fécondes, dirigées contre des humains mâles. En un mot l'almasty inverse tous les comportements culturels. (...)
Finalement s'il y avait un besoin scientifique dans le Caucase, ce merveilleux conservatoire de langues, d'ethnies et de mythes, ce serait celui de recherches ethnologiques approfondies, dans une discipline quelque peu malmenée par le régime soviétique. (...) On pourrait même interpréter l'almasty comme une sorte de "sécularisation mythique", un accord tacite, sinon inconscient, entre indigènes et observateurs, par lequel des créatures légendaires devenaient des objets zoologiques, donc scientifiques.
[Sciences de l'homme : le retour de l'irrationnel ?]
3. Les botanistes de grand chemin
Pour finir, deux petites histoires de plantes qu'on fit voyager de force.
La légende se souvient des caisses de Ward qui permirent à Robert Fortune d'emporter illégalement des milliers de plants de thé de la Chine vers l'Inde, mais omet souvent de préciser que la quasi intégralité de ces plans moururent et que c'est surtout le fait d'avoir engagé des ouvriers qualifiés chinois pour les faire travailler en Inde qui permit d'y développer la culture du thé.
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Et tout cela me donne l'occasion de vous raconter une histoire probablement apocryphe mais rigolote.
La deuxième croisade, lancée fin 1146 par le pape Eugène III, fut globalement un désastre. En juillet 1148, après une série de défaites et de péripéties que je vous passe, les restes des armées de Louis VII de France et de Conrad III de Hohenstaufen tentent de prendre Damas.
Les croisés décidèrent d’attaquer Damas par l’ouest, où le verger pourrait leur fournir un approvisionnement alimentaire constant Le 23 juillet, ils arrivèrent à Daraiya. Le lendemain, les musulmans, qui s’étaient préparés pour l’attaque, ont constamment attaqué l’armée croisée à travers les vergers de Damas. Les défenseurs avaient demandé l’aide de Saif ad-Din Ghazi de Mossoul et Nur ad-Din d’Alep qui a personnellement mené une attaque sur le camp des croisés. Les croisés furent repoussés contre les murs des vergers où ils furent victimes d’embuscade et de guérilla
[Deuxième croisade - échec du siège de Damas]
Les croisés en profitent quand même pour piquer dans le verger de Damas des pruniers, qu'ils embarquent avec eux.
Louis VII rentre en Europe en 1149, au terme d'une expédition ruineuse pour son royaume et sans avoir remporté la moindre victoire en Orient, mais en rapportant avec lui les fameux pruniers de Damas (dont sont issues de nombreuses variétés de prunes encore consommées aujourd'hui).
Et apparemment c'est pour ça qu'on dit qu'on a fait quelque chose “pour des prunes”.
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Et ce sera tout pour cette fois.
Portez-vous bien.
M.
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