Bonsoir tout le monde.

Ce soir on va parler d’un vin miraculeux, d’une boîte de nuit disparue, et de techniques d’animation.

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Tant que je vous tiens : le zine de mai est sorti ! Il parle d’ordinateurs qui durent des décennies, de déchets électroniques recyclés, de déconnexion et de voiliers. Vous pouvez le lire ici en vous abonnant pour une somme modique.

Si vous voulez le recevoir sur papier, vous pouvez vous abonner sur Patreon ou me le commander sur la boutique de Cœur de Toner.

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Et si ça vous a plu, vous pourrez aussi lire l’article que j’ai écrit pour le premier zine de Climax, qui s’annonce particulièrement classieux.

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Voilà. C’est parti pour trois histoires avec de l’action, du suspense, des rebondissements, et des couleurs inhabituelles.

1. L’elixir de jouvence d’Angelo Mariani

Angelo Mariani est né en Corse en 1838. Fils d’un apothicaire, il part étudier la pharmacie à Paris au début des années 1860, puis devient préparateur. Il se passionne pour les propriétés de la coca, dont le principe actif a été découvert en 1859, et décide “d’inventer sa propre spécialité afin d'assurer sa fortune”, nous dit Wikipédia.

C’est ainsi que naît le Vin tonique Mariani à la coca du Pérou : “60 g de feuilles de coca sont macérées dans de l'alcool (probablement du cognac), puis dans du vin de Bordeaux où est ajouté 6 % de sucre”. L’alcool joue le rôle de solvant et permet d’extraire la cocaïne des feuilles de coca. Au bout du compte, le “Vin Mariani” contient 6 à 7 mg de cocaïne par bouteille, en plus des 14 à 17° d’alcool.

Ne souhaitant rien laisser au hasard, ce pharmacien préconisait :
  • Deux à trois verres par jour, à prendre avant ou après les repas (réduction de moitié pour les enfants !).
  • Le produit était commercialisé sous forme de digestif, d’apéritif ou les deux… La délicieuse préparation promettait de guérir tout ce qui vous faisait mal et de donner l’énergie nécessaire aux actrices, aux inventeurs et aux travailleurs.

[Vin Mariani : Quand le Bordeaux était mélangé à de la coca !]

Le succès est immense. Mariani s’achète une pharmacie sur le boulevard Haussman, et un terrain à Neuilly-sur-Seine où se trouvent ses serres, ses laboratoires et son usine. Il a bientôt des bureaux à Londres, New York et Montréal, où il écoule des centaines de milliers de bouteilles de son fabuleux breuvage.

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Le succès du vin Mariani repose certes sur ses propriétés, hum, vivifiantes, mais surtout sur le génie du markéting de son créateur. Profitant de l’entregent de Xavier Paoli, dont il est parent, Mariani sollicite des témoignages clients auprès de personnages illustres de son temps, et publie chaque année une sorte d’almanach illustré, l’Album Mariani, qui rassemble des notices biographiques illustrées, aux côtés de recommandations enthousiastes.

Et comment résister quand c’est Zola en personne qui écrit (de sa main) :

[L’album Mariani de 1880 sur Gallica]

La recette de Mariani était brevetée en France, mais pas aux États-Unis, ce qui permettra à un certain nombre d’imitateurs de se lancer. Parmi eux, le Dr. John Pemberton lance en 1885 son « French Wine Coca » à Atlanta. Mais en 1886, la ville d’Atlanta impose la prohibition de l’alcool, ce qui force Pemberton à changer sa recette. Il en invente une nouvelle à base d’eau gazeuse, et décide de commercialiser sa boisson sous forme de fontaine à soda. Frank Mason Robinson propose le nom “Coca-Cola”, qui sonne bien.

Et c’était sans doute une idée promise à un brillant avenir, mais Pemberton tombe malade et a besoin d’argent. Il vend sa recette à un autre pharmacien d’Atlanta, et meurt en 1888, pauvre, malade et drogué.

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Épilogue : “En 2014 un restaurateur d’Ajaccio, Christophe Mariani, qui n’a rien à voir avec Angelo, décide de remettre au goût du jour cette marque oubliée.” Il travaille pendant deux ans à une recette d’apéritif (sans cocaïne), avec la bénédiction de la famille d’Angelo Mariani. En 2019, il tente d’enregistrer sa marque au niveau européen, ce qui n’est pas du goût de The Coca-Cola Company qui, avec un certain toupet, l’attaque devant l’Autorité européenne de la concurrence.

(Je ne sais pas si l’affaire a été tranchée entre temps, mais on peut acheter du Vin tonique Mariani.)

2. La Main Bleue

De 1976 à 1979, le terminus de la ligne 9 à Mairie de Montreuil a abrité une gigantesque boîte de nuit, La Main Bleue.

Niché dans le sous-sol d’un centre commercial de Montreuil, le club attire tout d’abord un public de sapeurs africains, qui consument leur maigre salaire pour s’offrir des tenues étincelantes et enchaînent les pas de danse avec un sens du rythme affolant. Les mondains parisiens commencent à délaisser Le Sept (petit club-boudoir en vogue dans les années 1970) pour s’y rendre, et La Main Bleue évolue en utopie de mixité où se mêlent ouvriers, bourgeois, blancs, noirs, banlieusards, Parisiens, parfaits inconnus et célébrités.

[Pourquoi la jeunesse parisienne fait-elle la fête en banlieue ?]

La déco et les meubles avaient été réalisés par un tout jeune Philippe Starck : “peinture noire mate du sol au plafond, bar en acier zingué, piste jaune. Avec une nouveauté inédite : l’éclairage laser” (la page du site de Starck défie toute parodie).

On peut apercevoir l’intérieur du club et sa clientèle de sapeurs dans ce court reportage d’époque, que je trouve très déstabilisant — c’est bizarre de voir un sujet télé avec des plans longs et une voix-off sporadique, et c’est glaçant d’y sentir le dédain qu’on pouvait exprimer ouvertement pour une clientèle noire et pauvre.

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Jean-Michel Moulhac, le patron de La Main Bleue, avait bossé dur pour faire venir les Parisiens jusqu’à Montreuil.

Mais, ironie du sort, même si la transhumance des branchés a déjà commencé grâce aux relations de Starck et François Baudot, c’est ce papier, le premier publié en page centrale d’un journal de grande diffusion, Le Matin de Paris, en juin 1977, qui déclenchera la véritable colonisation. Nuit après nuit, publicitaires, journalistes, jeunes punks et bourgeoises dans la fleur de l’âge débarquent en métro ou en cabriolet et empruntent la passerelle en bois en surplomb d’un terrain vague qui mène au néon bleu, balise festive dans l’obscurité. Quelques mois plus tard, c’est le monde de la mode, Karl Lagerfeld en éclaireur, qui y installe ses quartiers.

[Quand le Tout-Paris des années 1970 dansait à « La Main bleue »]

Fin 1977, Lagerfeld organise une soirée restée dans les mémoires, “Moratoire Noir”, qui se termine en orgie et déclenche une enquête parlementaire. C’est le pic de hype.

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J’habite à 200m de l’emplacement La Main Bleue, mais je n’ai découvert son existence que grâce à un court article du Montreuillois, le journal municipal (là, page 23). L’article reste assez discret sur la fin de l’expérience, se contentant de dire qu’”en conflit avec le voisinage et la municipalité, Jean-Michel Moulhac passera la main en 1986”. Le papier de Vanity Fair raconte une toute autre histoire :

L’ouverture du Palace en plein Paris porte un coup fatal à La Main bleue, trop excentrée. Dès son inauguration, les beautiful people qui passaient le périph’ sont littéralement happés par les soirées fastueuses du faubourg Montmartre. Pour lutter contre le nouveau concurrent, Moulhac se bat comme il peut (…) Kruger fait monter les premières gogo-danseuses sur scène, organise des démonstrations de karaté et met en place une navette qui fait le tour des autres clubs parisiens pour transporter les fêtards et les redéposer à l’aube place des Victoires. « C’était la grande récré, s’amuse Eva Ionesco. On repartait tous dans ce bus, (…) complètement éméchés à 6 heures du matin. C’était comme une colonie de vacances. » Mais tous ces efforts ne peuvent plus changer la donne. « Ma clientèle s’effritait, raconte Moulhac, ils allaient tous au Palace. La mode avait changé et en un an et demi, la surprise créée par La Main bleue était passée. Comme le public africain n’avait pas assez de moyens pour faire vivre le club, j’ai tout arrêté début 1979. »

[Quand le Tout-Paris des années 1970 dansait à « La Main bleue »]

L’histoire d’Eva Ionesco est glauque au possible, allez la lire si vous voulez mais moi je préfererais pouvoir la dévoir.

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Pour vous rincer un peu les yeux après tout ça, vous pouvez aller lire ce zine / nouvelle du cinéaste Basile Doganis, qui imagine une nuit à La Main Bleue, les contradictions du lieu et les liens qui s’y nouaient malgré tout.

3. Les couleurs de la nuit

Pour finir, je vous recommande la vidéo ci-dessous, à propos la genèse d’Akira de Katsuhiro Otomo. CinemaTyler tente d’y répondre à la question que s’est sans doute posé chaque spectateur — qu’est-ce qui rend l’animation si dingue, et pourquoi n’a-t-on rien vu de semblable depuis ?

Au-delà des avalanches de chiffres pas toujours fiables sur le nombre de cellulos, j’ai beaucoup apprécié l’analyse sur les palettes de couleurs, très riches et inhabituelles, utilisées pour représenter les scènes nocturnes dans Akira (avec des dominantes rouges et vertes, au lieu du bleu habituel).

Et si justement vous voulez une analyse plus pointue des techniques d’animation d’Akira, qui tord le cou à quelques mythes au passage, je vous recommande vivement la vidéo ci-dessous :

C’était particulièrement éclairant de voir la différence entre les moments animés à 8/12/24 images par seconde, et de constater que ce n’est pas nécessairement la quantité de dessins qui fait la qualité de l’animation.

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Et ce sera tout pour cette fois. Je vous laisse vaquer à vos occupations, en espérant que la prochaine lettre mette moins longtemps à venir.

Portez-vous bien.

M.