Bonsoir tout le monde.

Cette semaine mes vacances se terminent, mais je vais faire de mon mieux pour rester dans le déni le plus longtemps possible — et quoi de mieux pour noyer son angoisse que le monde merveilleux et stérile de la technique ?

1. Le livre des mécanismes ingénieux

Au début du IXe siècle, Bagdad était la capitale du califat abbasside et la plus grande ville du monde. Le calife Hâroun ar-Rachîd (هارون الرشيد) s’y était constitué une bibliothèque personnelle considérable, à laquelle on donnait le nom de Maison de la sagesse. Son fils, Al-Ma'mûn (المأمون‎), « avait réuni à Bagdad des savants de toutes les croyances, qu'il traitait magnifiquement et avec la plus complète tolérance ».

Après avoir conversé en rêve avec Aristote (!), Al-Ma'mûn avait également entrepris de réunir le plus d’ouvrages hellénistiques possible et décidé d’ouvrir la Maison de la sagesse à ses savants, afin qu’ils puissent profiter de ses livres et les traduire en arabe.

C’est ainsi que le calife chargea trois frères, les Banou Moussa (« fils de Moïse »), de synthétiser les textes techniques de l’époque hellénistique qu’il avait réunis. Les trois frères étaient d’éminents savants, et en plus de s’acquitter de la tâche qui leur avait été confiée, ils perfectionnèrent grandement les mécanismes des Grecs et y ajoutèrent leurs propres inventions.

Le résultat fut publié en 850 sous le titre de Livre des mécanismes ingénieux (كتاب الحيل). Il contient des descriptions illustrées d’une centaine d’appareils mécaniques et hydrauliques, notamment des fontaines, des valves, des lampes, des systèmes de distribution d’eau chaude et froide, des automates, des appareils de dragage, et même des instruments de musique — dont une flûte automatique qui était peut-être la toute première machine programmable.

Leur livre circula dans tout le monde islamique et influença vraisemblablement le travail d’Al-Jazari, qui publia un livre portant le même titre en 1206. On pense également que l’utilisation de valves coniques dans les travaux de Léonard de Vinci est le signe qu’il avait eu accès au Livre des mécanismes ingénieux, sans doute par le biais de l’Andalousie.

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J’ai appris l’existence de ce livre il y a quelques semaines à peine, mais il a plus fait pour me rendre palpable la grandeur et la sophistication de Bagdad à son zénith que tout ce que j’avais pu en lire auparavant.

2. La machine à podcasts

Une radio, c’est magique : on appuie sur le bouton et hop, il y a des gens qui parlent. Souvent on prend le train en marche, en tâchant de comprendre au vol qui parle et de quoi, et quand on éteint à nouveau, l’émission continue sans nous. C’est comme ça. La promesse est simple, les contraintes sont connues.

Aujourd’hui, pour écouter une émission de radio, je sors mon téléphone, je le connecte à un casque ou une enceinte, je lance l’application, et surtout je dois choisir ce que je veux écouter parmi les innombrables podcasts qui s’empilent et réclament mon attention. Disons que l’expérience a perdu en fluidité.

Fort heureusement, il existe quantité de projets pour les nostalgiques de la radio à un seul bouton.

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Sur un plan strictement cosmétique, beaucoup de gens convertissent de vieux transistors en enceintes connectées :

[DIY SpotifyDevice / Vintage Raspberry Pi Internet-Radio]

Les projets vont de la bête enceinte Bluetooth à des choses plus complexes, pilotées par un petit ordinateur type Raspberry Pi pour gérer d’autres protocoles. Dans ce cas, la « radio » peut même avoir des fonctions avancées comme se connecter à des services de musique en streaming, mais on reste tributaire d’une interface externe pour le pilotage — généralement un smartphone.

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Début 2015, un projet possédant une interface un peu plus ambitieuse avait fait le tour du web : Libby Miller avait utilisé un Raspberry Pi couplé à un lecteur de cartes NFC pour pouvoir déclencher la lecture d’un podcast. On passe la carte sur le dessus de la boîte, et l’émission la plus récente se lance.

[Raspberry Pi podcast-player-in-a-box]

Ça va dans la bonne direction, mais il me semble qu’on est encore loin de l’immédiateté et de la transparence d’un vieux transistor. J’ai donc envisagé l’option inverse : utiliser un Raspberry Pi comme émetteur FM. En termes de matériel, c’est extrêmement simple, il suffit de brancher un fil de fer sur un des pins GPIO du Raspberry Pi pour servir d’antenne.

[Labomedia]

Sur le plan logiciel, ça paraît faisable aussi : un script qui télécharge les podcasts, un autre pour définir l’ordre dans lequel ils sont diffusés, et PiFM pour la diffusion. Et ensuite, eh bien on peut allumer n’importe quel poste de radio de la maison pour entendre son propre programme (imaginez : une matinale sans les chroniqueurs de droite).

C’était mon projet, mais je me suis heurté à quelques petits soucis. Le premier est qu’avoir un émetteur FM chez soi, même très peu puissant, est illégal en France. Le deuxième est que j’aurais eu de la peine à trouver une fréquence libre, la bande FM étant pratiquement saturée en région parisienne. Le troisième, enfin, est que je sais que la réalisation serait bien plus difficile que je ne l’imagine, et que j’ai déjà assez de trucs sur le feu comme ça — avec l’âge, j’ai enfin appris qu’il y a une différence entre « C’est techniquement possible » et « Ce serait trivial ».

[« Pourquoi payer pour quelque chose que je peux faire moi-même ? » Parce que faire soi-même, c’est stressant, voilà. Merci, moi du passé]

(Sans substack pour héberger cette newsletter, vous pouvez être sûrs que je serais encore en train de travailler sur une solution custom, qui aurait été prête pile quand les newsletters passeront de mode)

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L’idéal serait évidemment de pouvoir acheter un appareil tout fait. La French Tech avait pensé à moi, avec un projet appelé Padam, qui faisait à peu près exactement ce que je voulais.

Hélas, Padam a loupé son Kickstarter en 2018, et la start-up a donc réalisé un audacieux pivot vers l’enceinte pour enfants, à peu près sur le même créneau que l’omniprésente Lunii. Bonne chance à eux. Pour ma part, je ne désespère pas de trouver un jour un truc à mon goût ou, qui sait ?, d’arriver à me satisfaire d’une solution sous-optimale.

3. Pixels et caractères

Les ordinateurs avec lesquels j’ai grandi, dans les années 80, possédaient des écrans aux résolutions fort médiocres : le CGA (320 X 200 pixels) était la norme. Ça faisait des gros pixels mais honnêtement on ne voyait pas de raison de se plaindre. Le coût d’un affichage plus fin était prohibitif, et de toute façon le texte était lisible parce qu’une matrice de 9 x 9 pixels suffit à rendre correctement des caractères latins :

[Japanese Computers – Still Living It 8-bit]

Au même moment, au Japon, les ordinateurs fabriqués par NEC ou Fujitsu utilisaient du hardware dédié afin de pouvoir afficher lisiblement des caractères japonais nettement plus complexes. Avec une carte d’extension spéciale, un ordinateur de 1983 comme le NEC PC-9801F affichait des kanji avec une résolution de 16 x 16 points par caractère. En 1985, le PC-9801U était capable d’afficher tous les kanji courants.

Ces machines donnaient la priorité à la résolution plutôt qu’à la puissance graphique. (…) En général, les ordinateurs japonais disposaient de modes graphiques allant jusqu’à 640x400 en 8 ou 16 colors. Ils atteignaient ces résolutions aux dépends des fonctionnalités et du nombre de couleurs affichées.

[The Japanese Invasion : Japanese PC games on Western PCs]

Ces particularités ont eu des conséquences inattendues pour les jeux vidéo. Les développeurs de jeux devaient bosser avec ce qu’ils avaient : une résolution élevée, mais peu de couleurs et de capacités d’animation. Et c’est sans doute là l’origine du format visuel des jeux d’aventure japonais, qui représentent les personnages de face, en pixel art, avec leur texte affiché dans un cartel au bas de l’écran :

Le résultat des limitations techniques du PC-98, surtout dans les premiers temps, était que de nombreuses techniques graphiques traditionnelles n’étaient pas utilisables, car on ne disposait pas de la résolution ou du nombre de couleurs nécessaires pour faire des lignes ou des dégradés lisses. À la place, le pixel art de cette époque utilisait des techniques qui lui confèrent un aspect caractéristique : des personnages aux couleurs vives et se détachant fortement d’arrière-plan assez ternes (surtout lorsque le nombre de couleurs était limité), avec souvent des lignes noires ou sombres délimitant leur silhouette.

[The three ages of visual novels]

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L’arrivée de Windows 95 a fini par avoir raison des systèmes propriétaires de NEC, Sharp et Fujitsu au Japon, et la résolution des écrans a enfin augmenté significativement après 2011, dans la foulée d’Apple et de ses écrans Retina, mais le format visual novel a continué d’influencer le design des jeux d’aventure jusqu’à aujourd’hui.

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Et voilà.

Attention : pas de newsletter la semaine prochaine. Je fais une petite pause pour être en forme pour la rentrée.

Quoi qu’il en soit, portez-vous bien et à bientôt.

M.

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