Bonsoir tout le monde.
Cette semaine, je vous avouerai que j’ai un peu de mal à me concentrer sur quoi que ce soit.
1. Diglossie
Je traduis en ce moment la retranscription d’une conférence professionnelle donnée en suisse allemand. Or j’ai été stupéfait à ma première écoute de la captation vidéo : je n’en comprenais pas un mot. Pourtant j’ai déjà effectué pas mal de traductions pour divers offices du canton de Zürich, et en dehors de quelques spécificités orthographiques et culturelles, je n’avais pas eu de difficultés particulières.
C’est que, ai-je appris en lisant Wikipédia et quelques pages aux titres provocateurs, la langue allemande en Suisse est dans une situation de diglossie : les Suisses alémaniques écrivent de l’allemand standard (Hochdeutsch), comme celui qu’on parle à la télé allemande et que j’ai appris à l’école — ils l’appellent d’ailleurs parfois “allemand écrit”. Mais ils parlent divers dialectes qui constituent, ensemble, le suisse allemand (Schwi(i)zerdü(ü)tsch, Schwy(y)zerdütsch, Schweizerdeutsch), et qui n’a d’ailleurs pas de transcription écrite standardisée. Cette situation rappelle celle des pays arabophones, où on écrit l’arabe standard moderne et où on parle un arabe dialectal local. Mais elle a quelque chose d’assez exceptionnel en Europe, où les dialectes locaux ont tendance à disparaître :
Contrairement à la plupart des dialectes d'Europe, les dialectes suisses allemands sont, aujourd'hui encore, parlés par toutes les couches de la population, aussi bien dans les campagnes que dans les grands centres urbains, et dans tous les contextes de la vie quotidienne. L'usage du dialecte n'est jamais perçu comme un signe d'infériorité sociale ou de formation scolaire insuffisante.
[Suisse allemand sur Wikipédia]
J’ai également été soulagé d’apprendre que c’est pas juste moi qui suis nul : “les dialectes suisses allemands sont difficilement compréhensibles par la plupart des germanophones d'Allemagne ou d'Autriche”.
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Qu’on se rassure pour mon boulot, le client m’a fourni une transcription en allemand standard à partir de laquelle je travaille. Néanmoins, j’avais quand même envie de pouvoir suivre la vidéo en parallèle. J’ai donc essayé d’améliorer ma compréhension orale du suisse allemand en écoutant ce podcast consacré à la richesse et à la vivacité des dialectes alémaniques (aimablement recommandé par Nicolas Nova), mais las, les seuls moments où j’ai compris quelque chose, c’était quand les gens se mettaient à parler en allemand standard par politesse pour un invité non-alémanique.
2. Les ponts imaginaires
Vous avez certainement remarqué que si les pièces de monnaie de la zone euro sont ornées de symboles nationaux variés, les billets sont, eux, identiques partout ; ils sont décorés par des gravures de ponts qui symbolisent l’amitié entre les peuples (et qui deviennent plus modernes à mesure que la valeur des billets augmente). Néanmoins, pour éviter les crises de jalousie nationale, les ponts représentés n’existent pas réellement. Ce sont des concepts de ponts, des ponts abstraits.
— enfin, c’était le cas, jusqu’à ce que la ville néerlandaise de Spijkenisse, dans la banlieue de Rotterdam, décide de les construire pour décorer ses canaux :
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Il y a deux jours, Spijkenisse a à nouveau fait le tour du web, et encore pour une histoire de monument public spectaculaire — un métro posé sur une sculpture monumentale, cette fois :
Sauf que là, c’était un accident. Le conducteur du train a enfoncé la barrière et continué sa route au-delà du bout des rails (je vous rassure, le conducteur est indemne et le train était vide) :
L’architecte Maarten Struijs, qui avait réalisé l’œuvre d’origne, est ravi — quand il a été prévenu de l’accident, il était persuadé que tout allait s’effondrer (la sculpture est en résine et a 20 ans), mais tout a bien résisté, et le résultat spectaculaire évoque même la BMW rouge des artistes Kunst & Vaarwerk :
Au passage, j’aurais enfin appris que la sculpture elle-même était un jeu de mot : apparemment, l’extrêmité d’un pont s’appelle sa “queue” en néerlandais.
3. Primogéniture
Pour finir, je vous recommande la lecture de cette chronologie richement illustrée (en anglais) de la vie agitée et singulière de l’historien de l’art Aby Warburg, fils aîné d’un riche banquier de Hambourg, qui, à 13 ans, renonça à son héritage au profit de son frère cadet, à la condition que celui-ci s’engage à lui acheter tous les livres qu’il voudrait. Aby Warburg retira de ce marché ce qu’il en attendait, puisqu’il constitua au cours de sa vie une bibliothèque de quelque 80 000 ouvrages.
En 1925, Warburg fit construire à côté de son domicile une bibliothèque qui est encore aujourd’hui un centre d’études interdisciplinaires appartenant à l’université de Hambourg. Ses livres sont, quant à eux, à l’Institut Warburg de Londres, où ils se sont retrouvés quand sa famille dut fuir le nazisme.
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De 1918 à 1923, Aby Warburg avait souffert de troubles mentaux extrêmement lourds, qui avaient conduit à son internement, d’abord à Hambourg, puis dans une clinique de Suisse où il était soigné par Ludwig Binswanger. Ce fut l’occasion pour Warburg de passer à nouveau marché audacieux :
Binswanger estime à l'époque que bien que Warburg ait conservé toutes ses facultés intellectuelles, ce dernier n'est plus apte à mener sa recherche en raison des difficultés qu'il éprouve à se concentrer longuement sur un sujet précis. En 1923, Warburg propose un marché incroyable à l'équipe thérapeutique : s'il parvient à produire un travail scientifique, ceux-ci devront l'autoriser à mettre un terme à son séjour dans l'établissement. Le 21 avril, il présente à un public composé tout autant de soignants que de patients de la clinique une conférence sur les rituels des Indiens Hopis, qu'il mettra en relation avec le sacrifice, le débat sur la civilisation mais aussi encore avec l'art du Quattrocento. Son exposé insiste notamment sur le haut degré de la civilisation hopi dont les rites procèdent d'une nécessité pratique (exemple, faire venir la pluie) et se situent au niveau symbolique (le serpent n'est pas réellement sacrifié, mais « intégré » par le geste de le prendre dans sa bouche et relâché dans la nature pour aller « porter le message »).
Le résultat convainc les thérapeutes et Warburg sort de l'institution.
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Et ce sera tout pour cette fois.
Portez-vous bien, armez-vous de patience, et à la semaine prochaine.
M.
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