Bonsoir tout le monde.

Je suis ravi de vous retrouver pour une nouvelle saison d'Absolument Tout. J'espère que vous avez passé un bel été, et que vous aurez autant de plaisir à lire ces lettres que j'en ai à vous les écrire.

Cette semaine, je vous propose trois histoires d'inventions plus ou moins neuves et utiles.

1. L'invention de la déchetterie

Cet été j’ai visité des endroits où j’avais laissé beaucoup de souvenirs, tant matériels qu'immatériels, et puis j’ai fait un vide-grenier, et porté des trucs à la déchetterie et à la ressourcerie et à la benne à vêtements, et j’ai aidé des amis à déménager — bref les occasions n'ont pas manqué pour m’interroger sur notre rapport aux choses, à nos affaires, et à la question fondamentale de ce qu’on jette et de ce qu’on garde.

C'est surtout "l'acte d'abandon" qui m'obsède, c'est-à-dire l'instant précis du tri — ce moment où on doit décider si un objet part ou reste, où son statut est fluctuant, OK c'est un peu abimé mais est-ce que ça ne pourrait pas servir encore, intéresser quelqu'un malgré tout ?

D'une manière générale, les choses abimées sont sans valeur en tant qu'objet. On ne peut guère les vendre. Les ressourceries n'en veulent pas. On n'a pas le droit de les abandonner. La seule option actuellement prévue est de les apporter en déchetterie pour qu'elles y soient valorisées (c'est-à-dire, dans le meilleur des cas, recyclées, plus vraisemblablement enterrées ou incinérées, jamais réparées). Mais que faire si on n'a pas envie de prendre la décision irréversible de les transformer en déchets ?

Jusqu'aux années 70, le modèle de la décharge ménageait une sorte d'entremonde, où les objets abandonnés par les uns pouvaient être récupérés librement par d'autres. Mais l'augmentation rapide de la quantité de déchets produite a mené à la création progressive d'un cadre juridique, et à chercher un autre modèle pour le traitement des déchets ménagers, qui responsabiliserait le consommateur. Ainsi, à la fin des années 80, la communauté d'agglo de Dunkerque expérimente le modèle "2e poubelle + centre de tri", qui sera généralisé en France dans les années 90 avec le programme Éco-emballages. C'est l'invention de la déchetterie, qui transforme les anciennes modalités de mise au rebut en "dépôts sauvages", incivilisés, et consacre le couple tri-recyclage comme solution au problème des déchets ménagers (ce qui est une fable, mais on en parlera une autre fois).

Dechetterie

La mise en place du tri des déchets par les consommateurs est une des rares mesures "écologiques" à avoir effectivement entraîné un changement de comportement dans la population française (et ce n'était pas gagné d'avance). Globalement, les gens trient leurs déchets, même si c'est encore souvent perçu comme pénible de n'avoir pas le droit de nous débarrasser de nos possessions comme bon nous semble.

Attention, je ne dis pas "C'est classiste et liberticide d'empêcher les gens de jeter leur machine à laver dans la rivière", mais de fait, l'impératif de valorisation des déchets conduit à interdire des comportements informels qui faisaient plus pour réduire la quantité de déchets. Car la réglementation des pratiques informelles va dans les deux sens : non seulement on ne peut plus abandonner librement nos choses, mais c'est aussi devenu interdit de récupérer des trucs.

Chesterfield

Quand je suis arrivé à Paris, en 2000, on trouvait souvent des meubles posés dans les rues — ce qui n'était pas rentré dans le camion de déménagement, ce qui ne servait plus mais qui ferait peut-être un heureux. Aujourd'hui cette tolérance n'est plus guère de mise. Les horaires de dépôt des encombrants sont imposés de manière à réduire autant que possible le temps passé dans la rue par les affaires abandonnées. Les glaneurs qui parcourent tout de même les rues doivent être particulièrement vifs s'ils veulent récupérer les choses avant qu'elles ne partent à la benne.

De quoi avons-nous donc si peur pour empêcher les gens de récupérer ce que d'autres ont jeté ? Je le disais, les déchetteries sont financées en grande partie par le programme Éco-emballages, c'est-à-dire par des industriels. Les objets apportés en déchetterie ne sont plus abandonnés, ils deviennent la propriété des filières chargées de leur valorisation, et toute récupération constitue donc un manque à gagner (et, techniquement, un vol). C'est la racine de conflits fréquents entre employés de déchetterie et glaneurs plus ou moins professionnels.

Il y a bien projets d'upcycling lancés par des collectivités locales qui voudraient encadrer et valoriser les pratiques de glanage, dans l'espoir de les légitimer aux yeux des consommateurs — peine perdue, globalement. La masse des gens préfère le neuf, éventuellement la seconde main sur le Bon Coin / Vinted, ou en vide-grenier, mais bon courage pour leur vendre des trucs sortis de la benne. Les gens qui n'ont pas de problème théorique avec les objets récupérés sont ceux qui récupèrent pour eux-mêmes à la déchetterie, malgré l'interdit — ils sont OK avec l'idée de récupération dans la mesure où c'est eux qui s'approprient le rebut, eux qui voient la valeur là où le propriétaire précédent ne voyait qu'un déchet. Leur geste est à peu près symétrique à l'acte d'abandon de celui qui jette. Et ils ne vont certainement pas payer quelqu'un pour le faire à leur place.

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À la déchetterie où je suis allé cet été, il y avait un petit cabanon spécialement dédié aux objets dont je parlais au début, ceux qu'on abandonne parce qu'on ne sait plus qu'en faire mais qu'on se refuse à transformer en déchets, ceux qu'on ne saurait vendre mais qui feraient peut-être le bonheur de quelqu'un. Le cabanon est situé dans l'enceinte de la déchetterie, et l'accès est contrôlé par les employés. Peut-être qu'on finira par boucler la boucle et créer une zone d'échange devant la déchetterie.

2. L'invention du minimalisme

Cet été, j'ai appris que chez les éditeurs anglo-saxons, la tendance était désormais au minimalisme pour les couvertures de romans :

La nouvelle identité visuelle des éditions And Other Stories
Les éditions And Other Stories ont dévoilé la nouvelle identité visuelle de pratiquement tous leur futurs titres, qui a été créée par la designer brésilienne Elisa von Randow. Je ne sais que penser de cette nouvelle tendance à la Fitzcarraldo-isation ; le résultat est merveilleusement élégant et fera très joli sur les rayonnages... mais en tant que créateur de couvertures de livres avec un crédit immobilier à rembourser, l'uniformisation est mon ennemie jurée et doit être combattue à tout prix.

[Meanwhile, in other stories]

Pour référence, les couvertures des éditions Fitzcarraldo :

Alors effectivement tout cela est fort élégant, mais n'a rien de très nouveau ni exotique pour le lecteur français, habitué depuis toujours au minimalisme sévère de nos grandes collections littéraires, conçues dès leur origine pour bien signifier la grande littérature, contre la vulgarité des romans populaires :

La couverture [de la collection blanche de Gallimard ] fut mise au point par l’éditeur Verbeke à Bruges :
« La maquette finale relève d'un refus catégorique de traitement décoratif au profit d'une lisibilité intacte, privilégiant unité typographique et sobriété de la composition. Elle se rattache à celle de La NRF par son papier mat de couleur crème, par l'adoption d'une elzévirienne assez fine et allongée, aux contrastes de graisses peu marqués, et par l'impression en deux couleurs, rouge et noir. »
Cette présentation de la couverture ne constituait pas une révolution : certains éditeurs comme Le Mercure de France avait déjà fait le choix de garder une couverture sans illustrations. La sobriété de la couverture était déjà le signe d’une littérature exigeante. Mais, combinée au succès de la maison d’édition, elle ne pouvait que devenir le symbole même de la qualité littéraire. La maison d’édition fonctionne ainsi véritablement comme une instance de légitimation.

[Gallimard & « la Blanche » : la collection comme parangon de la Grande Littérature]

Quelques livres publiés par Monsieur Toussaint Louverture

C'est drôle parce que c'est apparemment au tour des éditeurs anglo-saxons d'être en quête de respectabilité intellectuelle, au moment même où les français, dans le sillage de Monsieur Toussaint Louverture, s'essaient de moins en moins timidement aux couvertures exubérantes.

Peut-être qu'au lieu de faire tout l'un ou tout l'autre, on pourrait trouver un compromis qui préserve l'élégance et l'identité d'une collection, tout en proposant un graphisme correspondant plus directement au contenu du livre ? C'est un peu le rôle dévolu aujourd'hui aux bandeaux, qui sont de plus en plus gros et de plus en plus voyants, mais en tant que lecteur, je me dis que je pourrais aussi être séduit par un jeu un peu plus poussé avec les marqueurs de la couverture de roman sérieux — un peu à la manière des publicités pour la vodka Absolut qui, dans les années 90, étaient chaque fois une variation sur la forme immuable de la bouteille.

Absolut Vodka print ads from the 1990s
À la fin de cette campagne, au milieu des années 2000, Absolut avait créé plus de 1500 publicités et considérablement augmenté ses ventes aux États-Unis, passant de 10000 caisses en 1980 à 4,5 millions en 2000. Son budget publicitaire aussi a augmenté, passant de 750000$ en 1980 à 33 millions de dollars en 2000. Dans l'intervalle, Absolut est passé du statut de nouvel entrant sur le marché américain à celui de marque d'alcool faisant le plus de publicité au monde.

[21 of the most clever Absolut vodka print ads]

De fait, dans ma tête d'adolescent qui achetait à grands frais des magazines américains, cette vodka jouissait d'un prestige incroyable, alors même qu'elle est objectivement dégueulasse.

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Toutes proportions gardées évidemment, c'est aussi le sens qu'a pour moi l'identité visuelle de mon zine : il y a de grandes variations d'un numéro à l'autre, que ce soit dans le ton, les thèmes abordés, les techniques d'impression ou même le format ; pour maintenir une certaine cohésion, je m'accroche à quelques invariants : le format paysage relié par le haut, la typo, et évidemment le logo, qui occupe toujours le centre de la couverture. La promesse aux lecteur·ices : le contenu sera une surprise, mais la manière de raconter, le ton, la voix, seront toujours les mêmes.


Tiens d'ailleurs, cet été j'ai fait deux petits zines que vous pouvez retrouver ici :

Vol. 20 : Vandalisme
LA VIE C’EST DUR
Vol. 21 : Prothèses de chambre
Des maisons incompréhensibles

3. Le cyber-fermier

Un récent boulot m'a offert une plongée dans un monde incroyable et dont j'ignorais tout, celui de l'agriculture connectée ou smart farming. Le moins que l'on puisse dire est que je n'ai pas été déçu du voyage. J'ai ainsi découvert :

  • les fermes laitières entièrement robotisées :
Agriculture : expérimentation d’exosquelettes dans les vignes pour la santé des ouvriers
Une expérimentation unique est mise en place dans certains vignobles du Gard. Pour tailler les vignes, des ouvriers agricoles vont tester des exosquelettes. La Mutualité sociale agricole du Languedoc espère ainsi soulager les corps.
  • et mon petit préféré, le collier connecté pour vache :

(J'omets volontairement les trucs les moins ragoûtants, notamment les chaînes robotisées destinées aux élevages de poulets, mais vous pouvez chercher à quoi ça ressemble si vous voulez devenir instantanément vegan)

Ces pubs m'évoquent des segments insérés au début d'un film pour situer l'action dans un futur proche (sérieux y a une "solution complète pour l'élevage porcin" qui s'appelle PorkSense, c'est vraiment un sketch). Dans la pub pour CowTRAQ™, ci-dessus, la promesse explicite est que la technologie permettra de désynchroniser le rythme de l'agriculteur de celui de ses bêtes. On voit un éleveur expliquant qu'il se sent désormais capable de confier son exploitation à ses jeunes ouvriers, parce que le système compense leur inexpérience — "grâce à nos smartwatches pour vaches, vous pourrez optimiser vos rendements sans gâcher vos week-ends ni embaucher des gens qualifiés", c'est un résumé vraiment parfait du moment qu'on vit.

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Et ce sera tout pour cette fois.

Je profite de la rentrée pour faire les rappels d'usage : n'hésitez jamais à m'écrire si l'envie vous vient (il suffit de répondre à cet e-mail), n'hésitez pas non plus à diffuser Absolument Tout autour de vous si vous pensez que ça peut plaire vos proches.

Portez-vous bien, restez solides sur les appuis, la ruse et l'obstination triompheront.

M.