Bonsoir tout le monde,
Cette fois nous sommes sortis, mon bon Milou. Pas bien loin et sans doute pas pour bien longtemps, mais ça ne fait pas de mal quand même de ne plus signer d’attestation pour aller faire les courses, voire d’imaginer s’asseoir sur un banc. Pour les pintes on verra plus tard.
1. Le jeu de la vie
J’ai beaucoup joué à Tetris 99 ces dernières semaines. C’est la version battle royale de Tetris : on joue contre 98 autres joueurs, jusqu’à ce qu’il n’en reste plus qu’un.
Comme tous les gens qui ont eu une Game Boy j’étais persuadé d’être très fort à Tetris, mais sans vraiment savoir à quel point — à l’époque il n’y avait pas tellement moyen de comparer ses scores avec d’autres personnes, autrement qu’en croyant les gens sur parole, et les enfants désireux d’impressionner leurs pairs ont souvent une légère tendance à l’exagération. J’étais donc assez curieux de me mesurer directement à d’autres joueurs.
Verdict : je suis assez fort, mais clairement pas au niveau des vrais cadors. Sur 350 parties jouées, j’en ai remporté trois — le jeu appelle ça “Tetris Maximus”, ce qui me fait tordre de rire. À chaque fois je visualise Russell Crowe poussant des cris gutturaux.
Dans mes premières parties de Tetris 99, j’avais du mal à m’adapter. Ce n’est pas seulement que j’étais rouillé, manifestement ma technique de jeu n’était pas adaptée à cette version de Tetris.
Ma manière de jouer a été forgée par des heures et des heures de Tetris sur Gameboy, avec la volonté de (a) faire le plus de lignes possible et (b) faire le plus gros score possible, donc le maximum de Tetris, pour faire enfin décoller la grosse fusée.
J’ai clairement encore les réflexes acquis dans un Tetris où on ne voyait que la pièce suivante, et non les cinq suivantes, où les pièces ne pouvaient plus être tournées sitôt posées, et où il arrivait fréquemment de ne pas voir une barre pendant 25 tours. Je ne parle même pas de mettre une pièce en réserve. J’avais joué à Tetris sur DS, mais toutes ces nouveautés m’avaient semblé parfaitement décadentes.
Je me suis tout de même dit qu’il était temps de voir si quelque chose ne m’échappait pas, alors je me suis mis en quête de conseils.
Polygon propose des conseils de base décents mais un peu évidents, et le guide avancé concerne des techniques pour exploiter les mécanismes de calcul des points ou des attaques dans les implémentations actuelles de Tetris. Ces stratégies d’épicier, en plus d’être inélégantes, n’ont manifestement guère d’utilité concrète : quand les pièces tombent à une telle vitesse qu’elles deviennent des éclairs de couleur, on ne réfléchit plus à un gain de 5% de points ici ou là.
J’ai trouvé des conseils plus circonstanciés et précis sur cette page, mais rien de bien révolutionnaire non plus (jouer plat mais pas trop, éviter de créer des trous d’une profondeur supérieure à 2 cases, garder des barres en réserve, mais ne les utiliser qu’en cas de nécessité). Comme le dit la conclusion :
Beaucoup de choses ne peuvent être apprises que par expérience, et vous constaterez vite que placer certaines pièces dans certaines positions compromet la suite de l’empilement. Lorsque cela se produit, arrêtez-vous et étudiez le jeu pour trouver un meilleur positionnement. Analysez votre manière de jouer pour vous améliorer.
Je trouve intéressant de constater que faute de vocabulaire adéquat, j’emprunte souvent celui d’autres jeux pour penser à Tetris. J’imagine que chacun construit sa propre représentation mentale et son propre lexique en fonction des autres jeux et activités qu’il pratique.
L’attente
De mon point de vue, on est “en attente” quand il ne manque plus qu’une barre pour faire un Tetris, comme on le dit au mah jong quand on n’attend plus qu’une tuile pour finir. Quand je commence à jouer, mon premier mouvement est de créer cet état d’attente.
Ensuite il faut maintenir l’état d’attente, jusqu’à l’arrivée d’une barre. Au-delà de 10 lignes déjà prêtes, on commence à se sentir un peu à l’étroit. Donc il faut des techniques pour raboter un peu le haut du bloc, sans pour autant boucher le chemin de la barre.
Quand l’écran de jeu est vide, je recommence automatiquement à empiler pour me préparer à faire des Tetris, même quand il serait plus prudent ou plus avisé de jouer plus bas. Toujours sur la page de tout à l’heure, je suis tombé sur la phrase suivante, qui résume bien ma pensée :
On peut estimer que faire uniquement des Tetris est plus élégant que d’autres méthodes impliquant des doubles et des triples ou des T-Spin. Voir [1] pour une discussion approfondie.
Malheureusement, le lien de référence renvoie vers une page qui n’existe plus.
Motifs
Toute stratégie de Tetris sera d’abord et surtout une impression d’ordre esthétique, un peu comme au go. Aux échecs on sait d’où partent les pièces et les configurations possibles, alors qu’au go, la liberté totale face à un plateau vide oblige les joueurs à apprendre à reconnaître des motifs et des configurations, plutôt que des stratégies rigides. C’est la même chose à Tetris :
Les dangers du purisme
Il y a quelque chose de très satisfaisant à emboîter les pièces jusqu’à former des blocs parfaitement lisses. Mais si tout est rectiligne, on n’est plus en position d’accueillir les pièces en S/Z. Il faut au moins un cran quelque part, quelque chose qui dépasse. Les méthodes d’emboîtement qui créent des rectangles permettent de recréer localement de l’horizontalité, afin de pouvoir accueillir les carrés et les L.
De même, si on refuse le compromis (faire un trou qu’il faudra déboucher), les pièces montent et se cristallisent rapidement en stalactites qu’on aura bien du mal à récupérer. Ou alors on reste tout en bas, sans jamais rien faire de grand.
Jouer vite
Toutes les pages de conseils insistent sur la nécessite d’apprendre à jouer vite, parce que de toute façon au bout d’un moment on n’a plus le choix : il faut décider de ce qu’on fera de la prochaine pièce dans la demi-seconde de répit qui suit l’atterrissage de la pièce précédente.
Fondamentalement, Tetris pose la question de l’optimum local. La bonne décision n’est pas nécessairement la meilleure, mais celle qui est prise dans le temps imparti et permet de continuer à jouer.
Le super play
Rarement, mais parfois quand même, j’atteins l’état de grâce où je joue parfaitement à Tetris parce que je suis concentré sur autre chose que sur le jeu, et où il semble que mes mains reçoivent leurs directives directement de mon nerf optique. Le temps se ralentit, le regard est dans le vague mais partout à la fois : c’est le superplay.
Définition personnelle : l’état dit de “Superplay” est atteint par un joueur lorsque son regard englobe l’ensemble de l’écran de jeu dans une sorte de vision périphérique, et que tous ses gestes ne sont plus que réflexes purs, dans un oubli total du Moi. La moindre pensée parasite (“ouah j’me gave !”, “qu’est-ce qu’on mange ce soir ?”) entraînant une mort certaine. Cet état de superjoueur permet à des êtres humains de finir un jeu sans perdre la moindre vie, ou d’afficher un score à plus de dix chiffres.
[La faute à la manette — Je Superjoue, et ça me Superplait]
Le sens
Pendant mes recherches, j’ai aussi trouvé beaucoup d’analyses crypto-philosophiques de Tetris, qui tentaient toutes de déterminer pourquoi ce jeu obsède tant de gens si différents, qui tous finissent par faire l’expérience du Tetris Effect (l’idée que jouer à Tetris à haute dose reconfigure l’imagerie mentale — de fait, toute personne qui a suffisamment joué à Tetris a vu tomber des blocs sitôt qu’elle fermait les yeux).
Je suis souvent tombé sur cette phrase à l’origine incertaine :
Si Tetris m’a bien appris une chose, c’est que les erreurs s’accumulent et que les réussites disparaissent.
J’ai bien aimé cette analyse qui voit dans Tetris une métaphore de la vie moderne :
Quand on y pense, Tetris est une excellente représentation de la vie. Il n’y a pas de score parfait. On échoue nécessairement au bout d’un moment, et si on continue à jouer, on échoue beaucoup. […] Les pièces continuent de tomber, qu’on les ait bien placées ou non. […] Peut-être que ce qui rend Tetris si génial, c’est qu’il nous permet de rechercher, et parfois d’atteindre brièvement sous une forme très pure une chose particulièrement rare dans la vie : une gestion parfaite du temps et des ressources.
Je ne sais pas si je partage cette conclusion, mais je suis d’accord pour dire que Tetris est fascinant parce qu’il nous offre une représentation de la vie, à la manière d’un jeu de cartes. Les pièces qui tombent sont, comme les cartes qu’on tire, à la fois le fruit du hasard et la manifestation d’un ordre immanent, où nous ne pouvons pas nous empêcher de voir un sens. Les règles sont injustes et il est impossible de gagner, mais c’est précisément ce qui nous donne envie de jouer.
2. Fétiches
Cet hiver, j’ai contribué à la traduction d’un livre intitulé Colonial Transactions: Imaginaries, Bodies, and Histories in Gabon. J’y ai appris beaucoup de choses sur le Gabon, dont j’ignorais tout, et sur la colonisation et la traite des esclaves en Afrique de l’Ouest, dont j’ai constaté que je ne savais pas grand chose non plus. La partie que j’ai traduite portait sur le concept de fétiche, forgé par des marchands du commerce triangulaire dégoûtés par les amulettes des indigènes, et incapables de faire le rapprochement avec les reliques chrétiennes.
Leurs fétiches sont souvent si sales et vils qu’on ne voudrait pas les toucher. Ils en ont tous qu’ils portent sur eux, certains sont de petites extrémités de cornes remplies d’ordures, d’autres sont de petites figures, des têtes d’animaux, et cent autres infamies que leurs prêtres leur vendent, en disant qu’ils les ont trouvées sous l’arbre à fétiches.
[Nicolas Villault, Relation des costes d’Afrique, appellées Guinée — texte modernisé ]
Je ne vais pas vous refaire tout le chapitre, mais en gros, la thèse centrale de Florence Bernault est que les fétiches, bien qu’investis de pouvoirs magiques, ont toujours été échangés comme des marchandises, et que c'est le regard des colons qui a forgé l'idée d'objets sacrés sans valeur marchande. Cette idée s'est encore renforcée au XXe siècle, quand le tabou supposé autour de la commercialisation des fétiches ajoutait justement à leur valeur dans les galeries d'art européennes.
Le marché occidental de l’art africain reposait sur un paradoxe : la valeur esthétique et commerciale d’une pièce dépendait de son « authenticité », elle-même fondée sur l’assurance que l’objet n’avait pas eu de vie commerciale en Afrique, mais n’avait servi que dans des contextes religieux ou rituels. Avatar du concept de fétiche, cette assurance renverse et renforce le dédain initial pour la valeur esthétique, religieuse et commerciale des fetissos de la côte de Guinée.
Les fétiches existent toujours au Gabon. L’auteure raconte comment elle a visité le Marché Mont Bouët, “le plus grand marché à ciel ouvert de Libreville, qui s’étend sur plusieurs pâtés de maisons de la partie la plus ancienne de la ville” :
On appelle cet endroit les stands à fétiches : de nombreux kiosques ouverts s’y alignaient selon des rangées régulières et parallèles, et offraient leurs produits sur des tapis de roseau couvrant de petites tables. De grandes ombrelles ou des toits de fortune en bâche plastique protégeaient les marchands assis derrière les marchandises. La variété de leurs produits était stupéfiante. Certains venaient de la forêt : feuilles fraîches ou sèches, racines, diverses graines, haricots, et calebasses. La faune du Gabon était elle aussi bien représentée, avec des peaux de bête, des cornes d’antilopes et de buffles (à remplir d’ingrédients magiques), des crânes de singes et d’antilopes, les mâchoires de petits crocodiles et, plus rarement, des mains séchées de singes et de gorilles. Les produits manufacturés comprenaient des couvertures, de la poudre noire, des marmites, de grandes cloches métalliques sans battant, et de petits brins d’osier formant des nœuds complexes. De nombreuses fioles contenant des potions et poudres étaient rangées sur des étagères.
Je ne vais pas mentir, tout ça m’a semblé très exotique – jusqu’au moment où il a fallu aller acheter un jack neuf pour la guitare de mon fils. Je me suis alors rendu au centre commercial de la Croix de Chavaux, à Montreuil, où un nouveau magasin de musique venait d’ouvrir. Je ne savais pas où il était donc j’ai fait le tour du centre commercial, jusqu’à tomber sur une boutique de naturopathe / magnétiseur / cristaux, avec une vitrine à faire pâlir le Marché Mont Bouët.
Et là, du coup, les “spécialistes” gabonais ne me semblaient plus si exotiques que ça.
3. L’imprimante à pots de fleurs
L'hiver dernier, j’ai aussi travaillé comme rédacteur pour l’agence de design Entreautre. Et à cette occasion, j’ai découvert une machine permettant d’imprimer avec de la céramique :
La machine a été créée par le designer hollandais Olivier van Herpt, dont c’était le projet de fin d'études à la Design Academy Eindhoven.
[Image : Olivier van Herpt - il y a plein d’autres photos pour vous rincer l’œil]
En France, Entreautre et plusieurs partenaires rassemblés autour du 8fablab de Crest en ont acquis un exemplaire. Je suis fasciné par le fonctionnement de cette imprimante, qui doit utiliser des moteurs surpuissants pour réussir à pousser de la terre brute, sans ajouter d’eau.
La machine est alimentée par un réservoir cylindrique dans lequel la terre est placée et poussée par un piston jusqu’à la buse. La terre est ainsi déposée couche après couche en un fil continu, à la manière d’un colombin.
J'ai aussi apprécié le travail des designers d'Entreautre, parce qu'ils ont essayé de faire autre chose que des vases, si réussis soient-ils.
[Loop]
Notre premier projet s’appuie sur le caractère ductile du matériau céramique pour créer des boucles et monter des volumes avec un serpentin continu de matière. L’entrecroisement des parois permet de créer une structure complexe, solide, avec la précision et la qualité d’un outil numérique.
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Et voilà.
Portez-vous bien, à mercredi prochain.
M.
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ABSOLUMENT TOUT paraît un mercredi sur deux, avec chaque fois trois trucs intéressants.
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