Bonsoir tout le monde.
Cette semaine, j'ose à peine dire "j'espère que vous allez bien", au milieu des calamités innombrables qui nous assiègent. Ça paraît un peu ridicule.
Je me dis : voilà 110 ans que tout le monde rigole avec le fameux "après-midi piscine" du journal de Kafka, mais vu d'aujourd'hui, juxtaposer une calamité et une banalité n'a plus rien d'incongru.
Je vais donc me faire un devoir de vous divertir. Et justement :
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Le nouveau numéro de Climax arrive enfin — et il parle de toutes les sortes de pirates.
Ce numéro s'annonce passionnant, avec des interviews-fleuves de Lamya Essemlali et de militants des Soulèvements de la Terre, ou encore une plongée dans la vie extraordinaire de William Dampier. Pour ma part, j'y parlerai d'éco-hackers, d'habitat flottant, et de bien d'autres choses encore.
En attendant de le lire, vous pouvez nous écouter tous en parler dans le nouveau podcast la radio pirate de Climax :
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Allez on y va.
1. Une longue nuit
L'automne commence à peine mais je n'arrive pas à me défaire de l'impression qu'on entre dans un hiver interminable. Je dors mal, je suis inquiet, et si je m'endors enfin, c'est pour faire des rêves absurdes — je pense que vous voyez le tableau.
La nuit quand je regarde le plafond, je pense souvent au syndrome mental d'hivernage, celui qui frappe les personnes qui doivent affronter l'hiver arctique et ses longs mois de nuit.
Et si décidément la nuit nous attire et nous retient, peut-être que le mieux à faire est d'ouvrir grand les yeux et d'y trouver notre place.
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J'ai bien aimé cet article d'Annabel Abbs à propos de sa relation à l'insomnie, et plus généralement du rapport des femmes à la nuit :
Mon esprit nocturne était différent. Pourquoi étais-je à la fois plus craintive et plus sereine ? Pourquoi avais-je tendance à m'énerver et à me faire du souci ? À me montrer plus téméraire ? Pourquoi les images, les idées et les souvenirs s'aggloméraient-ils en d'étranges collages ? Les problèmes d'écriture que j'avais rencontrés pendant la journée se trouvaient résolus pendant que j'errais dans la maison plongée dans la pénombre, en regardant le ciel à travers chaque fenêtre. Au milieu de mes nuits d'insomnie, mon esprit me semblait moins logique, moins méthodique. J'étais moins certaine de mon jugement et des priorités à donner. Mais en échange, mon critique intérieur s'était tu. Les idées et les pensées tournaient, fondaient, fusionnaient. Je me refusais à les juger, mais au matin, quand je jetais un regard neuf sur ce que j'avais écrit pendant la nuit, j'étais souvent convaincue.
2. L'âge atomique
La semaine dernière, je suis allé au Musée d'Art Moderne de Paris pour voir la grande exposition L'Âge atomique, qui est visible jusqu'au 9 février prochain.
J'ai trouvé que l'exposition était d'une ampleur vraiment ambitieuse tout en restant abordable, avec en plus des cartels et une documentation très pédagogiques. Je laisse la parole à Camille Paulhan, qui en parlera beaucoup mieux que moi :
La première salle est une des plus passionnantes, évoquant la découverte fortuite de Henri Becquerel en 1896 – la radioactivité de l’uranium – par de la documentation scientifique et des œuvres choisies à dessein. Des tirages sur papier de formes irradiantes réalisés par le physicien au début du XXe siècle sont montrés non loin de la saisissante série de dessins à l’aquarelle intitulée L’Atome (1917) de la Suédoise Hilma af Klint, passionnée par cette possibilité nouvelle d’atteindre l’infini. (...)
pour les artistes occidentaux, cette nouvelle ère se manifeste d’abord par le spectacle distant de l’horreur de la bombe, que l’inlassable propagande étatique pronucléaire ne réussit pas à complètement convertir en divertissement. De nombreux documents témoignent de ces transformations cyniques de potentielles annihilations en attractions touristico-ludiques : élections de Miss Atomic Bomb ou de Miss Radiation, gâteaux en forme de champignon atomique, excursions sur les sites d’essais nucléaires, campagnes publicitaires touchant aussi les enfants, par exemple Our Friend the Atom (1957) de Walt Disney, etc. (...)
La destruction imprègne les œuvres d’autres artistes moins bavard·es, souvent très peu colorées : les plastiques brûlés d’Alberto Burri, les achromes de Piero Manzoni, les incisions de Lucio Fontana… Le plus émouvant n’est pas toujours le plus spectaculaire, que l’on pense aux photographies de Robert Barry à la fin des années 1960, dont les légendes signalent la présence d’une infime dispersion radioactive, réalisées par l’artiste dans l’espace public, ou encore au très délicat dessin Arbre d’Hiroshima (1972) de Hessie, légèrement perforé sur du papier blanc.
J'ai surtout été très marqué par une des dernières toiles de l'exposition, Éternité du peintre belge Luc Tuymans, qui saisit parfaitement la puissance terrible des explosions atomiques qu'on a vu filmées sous tous les angles, dans les salles précédentes.
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Une salle est consacrée au colonialisme nucléaire, et je crois que c'était pour moi la perspective la plus neuve de toute l'exposition — d'être obligé de regarder en face la quantité de bombes qui ont explosé dans le Pacifique pendant 50 ans et ce qu'elles ont fait aux personnes qui y vivent.
À ce propos, justement, je vous recommande cette interview que la chercheuse Anaïs Maurer a récemment donné à Médiapart :
les retombées [des essais nucléaires français – ndlr] sont inscrites dans l’ADN du peuple mao’hi. Elles sont inscrites dans les générations qui naissent et les générations qui vont continuer à naître. Comme le dit l’activiste anti-nucléaire et maintenant élue à l’Assemblée de Polynésie française, Hinamoeura Morgant-Cross : « La force de frappe de la France, elle coule dans mes veines. » (...)
Aux îles Marshall [où les États-Unis ont mené des essais nucléaires entre 1946 et 1958 – ndlr], les déchets ont été mis sous le dôme de Runit, qui ne répond pas aux standards de sécurité d’une décharge d’ordures ménagères. Avec la montée des eaux, tous ces déchets nucléaires vont bien sûr continuer de contaminer l’océan. Donc il n’y a vraiment pas de date butoir à la fin du colonialisme nucléaire.
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Et toujours à propos de notre ami l'atome, j'ai beaucoup aimé cette livraison de l'excellente newsletter Computers are bad, à propos du bref engouement pour le stockage souterrain (et censément capable de résister à une attaque nucléaire), au pic de la guerre froide :
Dans la première moitié du 20e siècle, la culture des champignons était le principal usage des espaces souterrains. C'est ainsi qu'Hermann Kraust, le "roi du champignon", acheta la mine de fer désaffectée du Mont Thomas, en 1936. (...) Knaust la baptisa Iron Mountain.
(...)
Pendant la guerre, l'administration nazie stockait les objets de valeur (allant des lingots d'or aux œuvres d'art) dans d'anciennes mines partout dans les territoires qu'ils occupaient. Certains sites disposaient d'une logistique très avancée, avec une desserte par train et système d'archivage.
Désormais, à l'âge des armes nucléaires, Knaust pensait que la demande pour ce type de protection allait exploser. En 1951, il rénova la mine et y installa un système de ventilation. Surtout, il acheta une porte de coffre fort pesant 28 tonnes à une banque en faillite. Un générateur et une équipe de gardes armés complétaient la nouvelle entreprise de Knaust : Iron Mountain Atomic Storage.
[2024-11-09 iron mountain atomic storage]
3. Fins alternatives
Il y a quelques jours, j'ai regardé Highlander (1986) avec mon fils. Je connais le film pratiquement par cœur : je l'avais en VHS quand j'avais l'âge qu'a mon fils aujourd'hui, et j'ai dû le voir des dizaines de fois.
Et j'ai donc été très surpris parce que ce n'était pas exactement le montage dont je me souvenais. Il y avait des scènes en plus, le rythme était légèrement différent, etc.
Après vérification, il y a je sais pas combien de cuts différents :
Alléché par le fait que la production du film semblait avoir été pour le moins troublée, je me suis rendu sur Wikipédia en quête d'anecdotes croustillantes — et j'ai pas été déçu :
Les producteurs étaient prêts à aller si loin pour faire des économies que le premier jour du tournage, aucun petit déjeuner n'était prévu pour les figurants. L'équipe menaça d'abandonner le tournage, mais il fallut qu'un assistant réalisateur menace de prévenir Sean Connery pour faire reculer les producteurs. La tension poussa également les figurants (majoritairement écossais) à brûler une effigie de Margaret Thatcher.
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Hier, pour continuer sur ma lancée, j'ai regardé une autre série B des années 80, mais que cette fois je ne connaissais pas : The Salute of the Jugger / Le sang des héros. Ça avait l'air d'un sous-Mad Max construit autour d'une histoire de sport ultra-violent, le jugger. Le réalisateur, David Webb Peoples, est surtout connu comme scénariste (notamment pour avoir adapté Blade Runner pour Ridley Scott), et j'étais intrigué par le casting : Rutger Hauer, Delroy Lindo, Joan Chen et un tout jeune Vincent D'Onofrio, rien que du beau monde.
Eh bien figurez-vous que c'était pas mal du tout (dans son genre, hein) — sans surprise, mais compétent et bien construit, un budget modeste mais bien employé, exactement ce qu'il me fallait.
Là le montage que j'ai vu était vraiment compact — il manquait notamment les scènes finales montrant le destin des différents personnages — mais c'était parfait pour un après-midi.
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Une des preuves que le film est écrit de manière compétente : à la fin du film, on a une idée assez nette des règles du jugger. Et du coup, évidemment, il y a des gens qui se sont mis en tête d'y jouer :
Apparemment il y a plusieurs traditions différentes mais ça n'empêche pas la tenue d'une coupe du monde tous les deux ans. Vu que les joueurs utilisent des armes en mousse comme dans un jeu de rôle grandeur nature, je trouve un peu dommage que les matches n'aient pas lieu dans un terrain vague, avec des costumes type guenilles post-apo, mais au fond si ça évite que tout le monde finisse éborgné c'est sans doute pas plus mal.
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Et ce sera tout pour ce soir — venez pour une fois on se couche tôt et on essaie de passer une bonne nuit, bien réparatrice et tout, et demain on se lève en super forme pour tout cramer.
Allez hop, au lit.
M.
Si vous aimez mon travail et que vous en redemandez, achetez-moi des fanzines !