Bonsoir tout le monde.

Ce soir c’est une newsletter un peu inhabituelle.

Quel que soit le résultat des élections de dimanche, ma conviction est que l’extrême-droite a déjà gagné, dans les esprits certainement et dans les urnes bientôt — si ce n’est pas cette fois-là, ce sera la prochaine. Je laisse à d’autres leur sport favori en ce moment, à savoir débattre sans fin sur « Comment en est-on arrivé là ? », pour me concentrer sur la question qui m’intéresse : et du coup qu’est-ce qu’on fait, maintenant ?

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Qu’est-ce que ça voudra dire, concrètement, de vivre dans une France gouvernée par l’extrême-droite ?

Il est important de comprendre que, tant qu’on n’appartiendra pas aux ennemis désignés (racisés, précaires, « wokes »...) ou déclarés (gauchistes et assimilés) du fascisme et qu’on préférera ne pas trop s’inquiéter de ce qui se passe, demain ressemblera beaucoup à aujourd’hui.

Le fascisme ne diffuse pas de musique inquiétante dans les rues pour bien faire savoir que les choses ont changé. Au contraire, aujourd’hui le fascisme tient à sa respectabilité, et il a toujours été très accueillant pour ses amis, c’est-à-dire tous ceux qui sont prêts à fermer les yeux sur lui — les gens étaient ravis d’aller en vacances en Espagne sous Franco ou dans la Tunisie de Ben Ali. Tant qu’on ne sera pas personnellement désigné comme l’ennemi, il nous suffira donc de continuer à ajouter chaque jour de nouveaux trucs à la liste des choses qu’on préfère ignorer pour retrouver le confort de la normalité.

Ce ne sera même pas trop dur de se convaincre que tout ne va pas si mal, on a déjà beaucoup d’entraînement.

Les binationaux exclus de la fonction publique ? Bah, c’est surtout un effet d’annonce. La reprise en main de l’école ? Au fond c’est peut-être pas si mal, le niveau a tellement baissé. Le contrôle renforcé des prestations sociales ? C’est vrai qu’il y a eu tellement d’abus... Une réforme constitutionnelle ? La Ve République est à bout de souffle, ça pourra pas vraiment être pire. Le retour de la conscription ? Le service militaire, c’est le brassage social.

Mais on aura beau s’appliquer à fermer les yeux de toutes nos forces dans l’espoir de rester cachés, il y aura tout de même dans nos bouches à toutes et à tous un arrière-goût dégueulasse et qui refusera de passer. Ce goût, c’est l’essence du fascisme : la peur.

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Quels sont les effets concrets, immédiats d’une arrivée de l’extrême-droite au pouvoir pour les gens qui ne partagent pas ses projets ou qu’elle désigne comme ses ennemis ?

Il y a un mois ou deux, en rentrant chez moi après le boulot, j’ai vu un jeune homme debout au coin d’une rue, en train de regarder son téléphone. Un SUV a pilé à sa hauteur. La vitre du passager s’est baissée, c’était la BAC dans une voiture banalisée. Un policier a pris le jeune homme en photo, sans un mot, puis la voiture est repartie en trombe. Ça me paraît être un bon aperçu de ce qui nous attend tous. Pas la Gestapo, hein, rien de spectaculaire, mais bientôt ce sera partout — les coups de pression insidieux, la menace silencieuse, l’arbitraire triomphant, la peur.

La peur de dire un mot de trop, de se faire remarquer.

La peur très concrète d’avoir à subir un racisme qui n’aura même plus de raison de se déguiser un peu ou de se chercher des raisons. La peur très concrète de la violence — en particulier pour les personnes queer et trans, qui vont se trouver soumises à l’opprobre générale, accusées de tous les maux.

La peur très concrète de perdre son boulot — vu que les gens de gauche bossent souvent dans la fonction publique, et notamment dans les premiers secteurs à souffrir sous un pouvoir d’extrême-droite (bibliothèques, lieux culturels, associatif, universités...). Je parle même pas des intermittents du spectacle. Et pour les gens dans le privé, les patrons d'extrême-droite ne manquent pas. Bizarrement, les gens terrifiés à l’idée de se retrouver à la rue ont tendance à se montrer nettement plus prudents dans l’expression de leur mécontentement.

La peur très concrète d’aller en prison pour ceux qui l’exprimeront quand même, leur mécontentement. La criminalisation du mouvement social et environnemental était déjà bien lancée dans les démocraties parlementaires, mais c’est rien à côté de ce qui se passe ailleurs et de ce qui nous attend.

Bientôt la peur de parler de politique, la peur de découvrir que des gens pour qui on avait de l’estime ne sont pas si mécontents que ça de la tournure que prennent les choses. La peur, surtout, d’ouvrir sa gueule, d’être le/la relou de service, la voix discordante qui refuse de faire l’effort de trouver que tout va bien. Les gens conciliants faisaient les meilleurs nazis.

L’effet concret d’un tel climat, c’est une mise au pas, après laquelle il deviendra d’autant plus difficile de s’organiser que nous avons clairement perdu les usages d’une société où les droits fondamentaux ne sont plus tout à fait garantis — où les communications privées sont interceptées et écoutées sans vergogne ; où on a toujours le droit de se réunir, hein, mais où la police est là à la sortie de la réunion pour prendre tout le monde en photo, silencieusement toujours ; où on se prend une brique à travers la fenêtre quand on la ramène un peu trop ; où participer à des manifestations d’opposition constitue un risque physique — et bon courage pour porter plainte.

Il me semble donc que si on veut éviter de se retrouver définitivement anesthésiés et résignés, condamnés à ne plus pouvoir nous exprimer que par l'oblique, comme les opposants de la plupart des pays du monde, c'est maintenant qu'il faut nous demander comment on fera, une fois l’extrême-droite au pouvoir.

Très concrètement, ça veut dire : comment faire de la résistance passive quand on travaille dans un ministère ou une agence gouvernementale sans se faire virer ? Le sabotage est-il un mode d’action viable face à la technicisation du maintien de l’ordre ? Quels modes d’action pourraient susciter l’adhésion d’une part plus large de la population, au lieu de faire peur aux gens qui aiment l’ordre et la sécurité ?

Je vous préviens tout de suite que je n’ai pas de réponse ferme et définitive à ces questions — mais je trouve utile de court-circuiter la phase théorique pour ouvrir la conversation. C’est ça dont parle la newsletter de ce soir, et sûrement les suivantes aussi, parce que je vais avoir du mal à penser à autre chose — ça fait des années que je m’acharne, mais là je n'y arrive plus.

1. Le sens de l’émeute

Le mouvement des gilets jaunes, les luttes écolo et les mouvements sociaux récents ont montré quel degré de violence était prêt à déployer contre ses opposants un gouvernement qui se revendiquait centriste et « républicain », quoi que ça puisse vouloir dire désormais.

Avec l’extrême-droite au pouvoir (ou même simplement avec une extrême-droite suffisamment forte pour se sentir en roue libre), s’opposer ouvertement — à visage découvert ou non, mais en tout cas sans chercher la furtivité — constituera un danger pour l’intégrité physique des personnes impliquées. Partout dans le monde, surtout dans les pays « illibéraux » ou franchement dictatoriaux, des militants écologistes, des leaders syndicaux et des journalistes sont arrêtés, emprisonnés, assassinés.

Il me semble que dans ce contexte, l’émeute est une impasse. Dans la manif du samedi 15 juin, j'ai déjà vu la peur sur le visage de tout le monde. Sur les visages des policiers, j'ai surtout vu des regards qui disaient « C’est ça mes cocos, profitez-en bien parce que ça va pas durer. »

Je comprends bien que ce sont nos gouvernements qui, depuis les manifestations contre la loi Travail au moins, depuis bien plus longtemps certainement, ont rompu le contrat social implicite de la manif’ : prendre en compte l’avertissement constitué par une foule qui pourrait tout péter, mais ne le fait pas.

Je comprends bien ce qui peut pousser des jeunes gens vigoureux à aller au clash avec la police — le sentiment grisant d'être les champions sur qui toute la manif’ repose, ceux qui donnent le rythme, ceux qui font tout haut ce dont tout le monde rêve tout bas, et je connais aussi l’espèce de mystique vitaliste des autonomes, être ceux qui incarnent l'explosion vitale révolutionnaire, ceux qui entretiennent la flamme sacrée de la révolte populaire, le bras armé qui donne du poids / de l’épaisseur / un contenu aux mobilisations pacifiques, etc., choisissez votre justification.

Vous ne me verrez pas pleurer non plus sur le sort des panneaux JC Decaux et des vitrines d'agences immobilières.

Une pensée aux familles des vitrines

Il me semble néanmoins que c’est un comportement d'enfants gâtés qui se paient de grands mots et d'idées creuses.

En dernière analyse, la police est nombreuse, lourdement armée, soutenue quelles que soient ses errances, et possède un appareil répressif extrêmement étendu. Ce n’est pas là qu’on peut gagner. Si le but c’est de péter des trucs et d’aller en taule, OK, si le but c’est de susciter l’adhésion et de faire changer les choses, je pense pas que ce soit pertinent.

Le fond du problème : il me semble que l’émeute qui espère susciter un grand bouillonnement révolutionnaire est dans une logique de spectacle, alors que c’est précisément cette logique spectaculaire que nous devons abandonner.

Autrement dit — ce n’est plus l’heure de parler, c’est l’heure de faire. Ce n’est plus le moment des coups d’éclat, des actions spectaculaires et conçues comme médiatisables ; c’est le moment d’un travail de fond, lent et patient, ingrat.

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Pour le prendre par un autre bout : les pancartes dans les manifs sont devenues minuscules, parce qu’elles sont faites pour être instagrammées et non lues par les gens assistant physiquement à la manif. Or, avec des médias et des réseaux sociaux à peu près tous aux mains de milliardaires, je ne pense pas qu’il soit sain de nous satisfaire de ce mode de communication — même en nous concentrant sur des plateformes ou des médias indépendants, qui n’ont peut-être pas les mêmes propriétaires, mais conservent la même logique d’immédiateté.

Certes, il est important de ne pas abandonner le terrain médiatique à l’extrême-droite. La satire politique sera plus que jamais essentielle, de même que le fait d’afficher son soutien aux personnes et aux prises de position courageuses. Mais on ne peut pas s’en contenter.

Je le disais il y a quelques semaines — à mon sens le plus urgent, la base de tout, c’est de trouver un endroit où être utile près de chez soi, où qu’on soit. C’est crucial de recréer de l’entraide, de la solidarité, de retrouver de l’ancrage local. Si vous avez de l’argent, donnez-en à des gens qui font, mais si vous avez du temps, c’est vraiment bien aussi d’aller directement filer un coup de main et rencontrer d’autres personnes — syndicats, collectifs de mal logés, de sans-papiers, de chômeurs, coopératives alimentaires, associations d’insertion, d’éducation populaire, que sais-je — parce que dans un contexte tel que celui que nous allons connaître, les liens personnels de confiance sont cruciaux. Ces liens mettent du temps à se tisser — et plus encore maintenant que la méfiance sera de mise pour toutes celles et ceux qui auront le plus à perdre.

Bon. Mais ça ne suffira pas non plus. Il faut aussi agir. Avec un gouvernement d’extrême-droite, les formes d’action habituelles de la gauche (grève, manif’, occupation, ZAD), en plus d’être globalement discréditées auprès du grand public, deviennent très difficiles à mettre en œuvre car elles sont criminalisées, voire assimilées à du terrorisme si elles menacent d’être trop efficaces. À sa création, Extinction Rebellion voulait weaponiser le privilège blanc en faisant arrêter le plus de gens possible. C’était sûrement naïf à l’époque, aujourd’hui ou demain c’est une stratégie qui me paraît suicidaire. Il me semble que le temps de l’héroïsme est révolu.

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Alors ça voudra dire quoi, agir de manière non spectaculaire ? Ça voudra dire protéger ceux qui prendront les risques ou qui vont le plus morfler. Remplir des papiers pour les gens en galère, bosser dans les banques alimentaires, ne pas laisser seuls les ami.e.s LGBTQIA et racisés qui ont le plus à craindre pour leur intégrité physique.

M. Indestructible aide une vieille dame à ne pas se faire escroquer par son assurance

Il s’agira beaucoup de ne pas faire. De ne pas céder à la nouvelle normalité (et peut-être d’en profiter pour regarder d’un œil neuf ce qui passait jusqu’à présent pour la normalité). Si vous travaillez dans une administration ou à un guichet quelconque, ça voudra dire oublier de demander leurs papiers aux gens (oups), et surtout oublier malencontreusement celles et ceux qu’on vous aura pourtant sommé de dénoncer (re-oups). Si vous travaillez avec des enfants, ça voudra dire omettre (nous sommes décidément très étourdis) les horreurs qu’on vous ordonnera de leur enseigner. Ça voudra dire tordre les règles et les consignes aussi loin que vous pourrez sans vous faire prendre, quitte à passer pour un imbécile ou un incapable.

Je vous avais prévenu que ce serait ingrat.

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Celles et ceux qui composaient les cortèges de tête ces dernières années ou qui menaient déjà des actions illégales se préparent peut-être à rediriger leurs énergies vers le sabotage, et vers d’autres formes d’actions plus discrètes.

Personnellement je suis trop lâche pour me livrer au sabotage. Cependant, il faut bien comprendre que les actions clandestines sont menées par un petit noyau de gens qui aiment le risque, mais ne peuvent réussir qu’avec le soutien périphérique de tout un réseau informel de sympathisants dont la qualité première est d’aider sans trop poser de questions. Aider, ça peut être transmettre un message, héberger des amis d’amis, prêter des outils sans demander à quoi ils vont servir, etc. C’est, tout simplement, mettre en pratique les liens de confiance dont je parlais plus haut.

"Si personne ne parle, tout le monde s'en sort"

Dans tous les cas : ici encore, il s’agira souvent de se taire. Pour échapper au piège médiatique, il ne sera plus question de revendiquer ou d’expliquer, le sens des actions doit être immédiatement accessible.

On a beaucoup parlé, ces dernières années, de Comment saboter un pipeline d’Andreas Malm. Dans la première partie du livre, Malm raconte comment il a dû prêter le flanc à des accusations de terrorisme parce qu’il appartenait à un groupe qui revendiquait de dégonfler les pneus des SUV à Stockholm. A contrario, à Berlin, quelqu’un (ou plusieurs personnes, on ne sait pas) incendie régulièrement des voitures de luxe, depuis de longues années. Personne n’a jamais revendiqué ces actions. Et pourtant, elles parlent d’elles-mêmes.

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Rien de tout ça ne suffira à « gagner ». On va pas hacker la croissance verte, le temps des héros et des victoires est terminé pour un bon moment. Mais l’un dans l’autre, tout ça nous évitera de succomber complètement à l’apathie, à l’isolement, à la résignation. Tant qu’il reste des gens avec des valeurs et sur qui on peut compter, tout n’est pas perdu.

2. Après l’holocène

Dimanche 16 juin, le lendemain de la manif’ dont je parlais plus haut, je me suis traîné à Aubervilliers pour assister à une sorte de réunion publique organisée par les joyeux drilles de lundi.am — réunion dont j'avais appris la tenue par un post sponso sur Instagram, ce qui, je trouve, ne manque pas de sel.

J'étais curieux. Étaient notamment annoncés comme intervenants Alain Damasio, Nacira Guénif et Tristan Garcia, une affiche étonnante. Et puis le programme était alléchant : devenir furtifs.

Si nous prenons au sérieux le raidissement du pouvoir et constatons une certaine fascisation, il nous faut repenser nos formes d’interventions et anticiper la reconfiguration du champ de bataille. Que reste-t-il de l’espace public quand y apparaître revient aussi à prêter le flanc à la répression ? Quelle visibilité trouver quand nous sommes déjà tenus par notre mise en spectacle sur les réseaux ? Quelle marge de clandestinité reste-t-il au milieu des smartphones et des smartcities ? Comment s’organiser, en somme, depuis les coordonnées actuelles du pouvoir ? Comment rester inventifs, rejoignables et offensifs ? Comment devenir furtifs ?

[Ceci est une invitation]

La réunion elle-même a été extrêmement décevante — championnat de France de « Oui OK ça marche en pratique, mais est-ce que ça marche en théorie ? » — mais je crois que le plus inquiétant pour moi a été de réaliser que même des gens que je m’imaginais projetés loin dans l’avenir, dans le concret, dans l’action, étaient toujours en train de tenter de digérer ce qui nous arrivait, eux aussi.

À un moment, quelqu’un a demandé : « Bon OK mais on fait quoi, maintenant ? » La question a été prestement escamotée.

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Ce programme faisait écho à une phrase lue dans un petit livre paru l’an dernier et adressée à "ce qui reste de la gauche", After the Holocene :

L’action directe, d’accord, mais avec prudence, en évitant les formes spectaculaires qui font le jeu de l’État. Réalisme et duplicité, plutôt que pacifisme et résignation.

[After the Holocene]

Deux phrases pour dire bon an, mal an la même chose que les 1500 mots que vous venez de lire, chapeau. Le problème, une fois encore, est que c’était la conclusion du livre, plutôt que son point de départ.

Si vous lisez l’anglais, vous pouvez le lire si vous voulez ici, c’est court et globalement pertinent. Pour vous spoiler l’essentiel, très schématiquement : After the Holocene théorise le planétaire (remettre l’humain dans la nature et non en dehors ou au-dessus d’elle) contre le global (la mondialisation des échanges), décrète évidemment la faillite du système actuel, et propose comme porte de sortie de recréer des communs.

Le moment où je commence à décrocher, c’est quand ces communs doivent prendre la forme de communautés à la campagne, comme chez tous les utopistes de gauche, qui sous-estiment chaque fois la rudesse du travail de la terre et échouent généralement après avoir cramé tout l’héritage de ceux qui avaient acheté la ferme au départ. Je trouve ça consternant de rester bloqué avec pour tout horizon un imaginaire pastoral de communes agricoles, surtout après 150 ans de plantages répétés de toutes les expériences de ce type.

À un moment le gars de After the Holocene se moque d’un autre marxiste qui promet des communs réservés aux familles non-patriarcales (comment est-ce qu’on vérifiera ?), mais j’ai le sentiment qu’il commet une erreur encore plus fondamentale en n’imaginant que des communs à la campagne, qu’il promet débarrassés de tout imaginaire colonial — c’est mon tour de dire « Comment est-ce qu’on vérifiera ? » Je veux bien qu’on prenne la ZAD de Notre-Dame-des-Landes en exemple mais, une fois encore, je ne doute pas qu’un gouvernement d’extrême-droite ne se contentera pas de gaz lacrymogène pour déloger les futures ZAD ou ce qui leur ressemblera.

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Plus fondamentalement, je me méfie instinctivement des rêves de tables rases. Je me méfie des gens qui prétendent « inventer la société de l’avenir » en vase clos, loin des villes, sans se confronter à leurs habitants et à leurs désirs hétérodoxes. Que l’on croie sincèrement ou non à un effondrement de la société actuelle (moi non), les villes et leurs habitants ne disparaîtront pas magiquement. On ne recommencera jamais à zéro. Toute réflexion prospective qui ne part pas de là me paraît condamnée à l’erreur.

Donc des communs, d’accord, mais moi je veux des communs urbains, distribués, furtifs puisque c’est le thème, bâtis dans tous les interstices qu’on trouvera au milieu des villes que nous ne quitterons pas.

Et pour prendre des exemples un peu concrets : à côté de chez moi il y a un grand lieu squatté, où on trouve pêle-mêle de l’aide aux devoirs pour les gamins, des écrivains publics pour les sans-papiers et les gens dans la merde, des spectacles et des fêtes incroyables, un hackerspace / repair café, une cantine à prix libre, des distributions de bouffe invendue récupérée à Rungis, des imprimeurs militants, etc. J’ai pas envie de donner leur nom pour leur éviter une publicité certes limitée, mais que j’imagine peu bénéfique — en tout cas si vous êtes du coin vous savez certainement de quoi je parle, et sinon c’est pas nécessaire pour comprendre l’idée.

Si c’est pas assez bucolique, j’ai visité, à Montreuil encore, un jardin extraordinaire, posé au beau milieu du coin le plus bétonné de la ville et pourtant rempli de papillons et de bourdons qui butinent, où des plantes comestibles poussent sur du marc de café filé par les restaurateurs du quartier dans des cagettes récupérées au marché.

Il y a, je n’en doute pas, quantité de lieux et de projets plus ou moins similaires pas trop loin de chez vous, parce qu’il y a partout des gens qui ont envie d’autre chose que le monde tel qu’il est devenu.

Certes, le renforcement graduel des lois anti-squat rend très difficile l’installation de lieux de ce type, mais si tous les petits bourgeois comme moi mettaient leurs héritages en commun pour s’acheter des friches dans un quartier pourri au lieu de corps de ferme dans les Cévennes (ou assimilé), on pourrait peut-être faire quelque chose.

Ou alors peut-être qu’il faudra s’avouer que notre idéal n’est pas tant d’inventer une société de l’avenir que de revenir à un âge d’or fantasmé, que nous ne rêvons pas tant de retrouver la nature que d’avoir notre jardin, que nous ne voulons pas tant le collectif que l’entre-soi, nous aussi.

3. Les nouveaux garagistes

Le dernier point qui me paraît important d’aborder est que ce que nous allons connaître n’est pas le fascisme d’il y a un siècle. D’une part parce que l’expérience historique du fascisme reste suffisamment présente dans les mémoires, sous forme schématique, pour que les gouvernements d’extrême-droite prennent la peine de s’en distinguer en surface. D’autre part parce les États actuels disposent de capacités de surveillance et de contrôle nouvelles et tout à fait considérables, qui rendent moins nécessaire la violence fracassante que les États fascistes d’hier exerçaient à l’encontre de leur propre population. Là où la Gestapo ne disposait pratiquement d’aucune capacité d’enquête et arrêtait les gens presque uniquement sur la base de dénonciations, la police et les services de renseignements français sont organisés, bien dotés, capables d’espionner les communications, etc. Et c’est pas comme si les dénonciations avaient disparu. Toute forme d’opposition, même la plus bénigne, devra s’adapter en conséquence — a fortiori toute forme d’opposition qui se pense comme furtive.

Le fascisme a toujours été fondamentalement bureaucratique et techniciste, mais aujourd’hui qu’on vit dans un futur furieusement cyberpunk, les interlocuteurs les plus importants pour trouver et occuper des interstices sont nécessairement les informaticiens, un peu comme pouvaient l’être les garagistes pendant la Seconde Guerre Mondiale. Et ça tombe bien parce que, même si on n’a pas nécessairement tous la même culture politique, la gauche a des convictions et des intérêts en commun avec eux — notamment le respect de la vie privée, de la liberté d’expression et du secret des communications. On n'est peut-être pas d'accord sur tout, mais on peut déjà s'entendre sur des choses importantes.

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En vrac parce que je fatigue :

C’est rigolo parce que les informaticiens cultivent depuis des années des outils de cette sorte pour le principe, parfois presque par jeu, tandis que la masse du public refuse de les adopter pour des questions pratiques (parce que c’est relou d’installer GPG ou de demander à ses potes de migrer sur Signal). Or, dans un pays que l’extrême-droite gouverne, on se trouve très subitement face à un problème : ceux qui auraient besoin d’outils sécurisés ne savent pas les utiliser ou ne connaissent pas leur existence.

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Voilà, voilà. Merci d’avoir lu jusqu’ici mes élucubrations de gars qui voit ses pires cauchemars se réaliser les uns après les autres. S’il s’avère que je me trompe complètement sur ce qui nous attend, dites-vous bien que j’en serai le premier soulagé.

Portez-vous bien.

M.

(Pas de partie abonnés pour cette fois, j’ai donné tout ce que j’avais)