Bonsoir tout le monde.

Mardi soir je suis pas allé manifester devant le TGI, j'avais trop peur. Peur des coups de tonfa et des lacrymo, peur de me faire embarquer et/ou de perdre un œil. Tout le monde a peur de la police. C'est la peur que j’entends dans les déclarations empressées de nos divers ministres ou dans les circonlocutions de François Ruffin. Les syndicats de policiers ont la menace facile.

Mardi soir j'étais même pas en terrasse. J'étais à une réunion d'un collectif écolo pour qui j'imprime des trucs. C'était rigolo parce qu'on s'était réuni en extérieur et dans le respect des précautions sanitaires en vigueur, et ça avait un côté très SPECTRE d'être assis en cercle, à débriefer les dernières actions et à préparer les suivantes.

“C'est une drôle d'époque”, disait un gars à propos de la manifestation du 30 mai dernier. “On était beaucoup plus nombreux que prévu et chaque fois que les policiers tentaient de nous nasser, c'est eux qui se retrouvaient encerclés, si bien qu'ils n'ont pas eu d'autre choix que de nous laisser défiler. Du coup l'ambiance était hyper bon enfant. On en est au point où une manif interdite se passe bien parce que la police est débordée.”

Il restait que les vieux, à cette réunion, les jeunes étaient Porte de Clichy. On suivait sur Twitter. On était un peu tristes, je crois, de s'être dégonflé, mais tellement heureux et fiers de voir qu’il y avait tant de gens plus courageux que nous.

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Allez, trois choses intéressantes.

1. De Pijp

Fin 2017, quand on habitait encore au bord de la mer, j’étais allé écouter une conférence de l’économiste Frédéric Héran à propos de mobilités urbaines. Le fond de son propos était à la fois très simple et radical : la situation actuelle du tout-voitures est intenable, que ce soit en termes économiques, de confort de vie ou de santé publique. À plus ou moins brève échéance, les voitures devront déserter les villes. À la place, les gens prendront le bus et le train, et ils feront du vélo. Ca viendra petit à petit, mais ça viendra.

C’était intéressant de l’entendre parler à La Rochelle, une ville pionnière en matière de politique cyclable — en 1976, le maire de l’époque avait lancé un des premiers services de vélos en libre service au monde, et un réseau de bandes cyclables qui est encore en place. Aujourd’hui quelques investissements dans des infrastructures plus modernes seraient sans doute nécessaires, mais la situation est devenue très crispée. Quand une zone pourtant fort restreinte du centre-ville de La Rochelle a été interdite à la circulation motorisée, ça a été la levée de bouclier générale.

À la fin de la présentation de Frédéric Héran, il y a eu une séance de questions, et même là on a eu droit à tous les clichés habituels sur les infrastructures cyclables, que je n’ai pas le courage de reprendre ici (si jamais ça vous intéresse, j’avais participé à la traduction d’un excellent site pédagogique intitulé Idées reçues sur le vélo).

Bref. Quand, immanquablement, est venue l’intervention “Oui mais chez nous ça marchera jamais, on n’est pas comme les Hollandais”, Frédéric Héran a répondu en enjoignant tout le monde à aller voir sur YouTube un court documentaire intitulé De Pijp, Amsterdam 1972 :

[la version ci-dessus a été montée et sous-titrée par l’auteur du blog Bicycle Dutch, où j’ai aussi trouvé les photos qui suivent]

De Pijp (“le tuyau”) est le nom d’un quartier résidentiel du sud d’Amsterdam. Le documentaire adopte la perspective des enfants du quartier, qui manquent de parcs et d’espaces où jouer en sécurité, et réclament donc que les rues soient fermées à la circulation automobile pour être transformées en terrain de jeu. Avec l’aide d’adultes malicieux, ils organisent des blocages sauvages et tentent de convaincre les élus locaux.

La diffusion de ce reportage à la télévision donna de l’ampleur aux revendications des enfants de De Pijp, et ils obtinrent gain de cause.

[Hemonystraat, une des rues transformées en terrain de jeu en 1972 sous la pression des enfants, et qui n’a pas changé d’usage, près de 50 ans plus tard]

Mais le problème allait bien au-delà de leur quartier. Avec l’augmentation drastique de la circulation automobile dans les années 50-70, le nombre de gens tués par des voitures aux Pays-Bas atteignait des proportions délirantes. Au pic, en 1971, 3300 personnes étaient mortes sous les roues de bagnoles, dont 400 enfants. À l’automne 1972, quelques mois après la diffusion de De Pijp, commençait une campagne nationale fédérant de nombreuses initiatives locales, sous le nom Stop de Kindermoord (“Stop aux meurtres d’enfants”).

“J’étais une jeune mère vivant à Amsterdam et j’avais été témoin de plusieurs accidents de la route dans mon quartier où des enfants avaient été touchés,” se souvient van Putten, qui a aujourd’hui 68 ans. “J’ai vu détruire des quartiers de cette ville pour faire place à des routes. […]. Les rues n’appartenaient plus aux gens qui y habitaient, mais à un flux incessant de véhicules. Ca m’a mis très en colère.”

[Maartje van Putten, première présidente du mouvement, interrogée par le Guardian]

L’écho rencontré par la campagne, la ténacité des militants, et le choc pétrolier de 1973 poussèrent bientôt les autorités néerlandaises à agir. La Haye essaya d’abord de construire une grande piste cyclable centrale, mais le nombre de cyclistes n’augmenta guère.

Plus tard, la ville de Delft construisit un réseau complet de pistes cyclables, et cette fois il s'avéra que cela encourageait plus de gens à prendre leur vélo. D’autres villes suivirent, une par une.

[How Amsterdam became the bicycle capital of the world]

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Je note que les rues de l’Amsterdam de 1972 ne sont pas très différentes de celles du Paris de la même époque. On peut donc supposer qu’il n’y a pas de différence ontologique fondamentale entre les Français et les Hollandais, qui prédisposerait ces derniers à se déplacer à vélo.

[Photo trouvée ici]

Maintenant qu’on y a goûté, ça va être dur de faire marche arrière.

2. La théorie de l’exosquelette

Dans la série de films d’animation Cars, tous les personnages sont des véhicules à moteur anthropomorphiques. Sauf qu’ils sont un peu bizarres. Leurs yeux ne sont pas du tout à l’endroit où on les met d’habitude :

[How Pixar screwed up cartoon cars for a generation of kids]

À force de voir et de revoir Cars (comme l’ont fait quantité de jeunes parents bien malgré eux), on s’aperçoit qu’il y a beaucoup d’autres éléments étranges, et qui sont d’autant plus perturbants que l’univers décrit est vaste, cohérent et familier. Il y a apparemment les mêmes pays que dans notre monde et les voitures parlent nos langues ; elles connaissent la corrida et le wasabi ; il y a la reine d’Angleterre ; même la tour Eiffel est là.

Dans le calamiteux spin-off Planes, la présence d’un vieil avion militaire suggère que la seconde guerre mondiale a aussi eu lieu dans le monde de Cars.

Plus curieux encore, les voitures de Cars ont des rétroviseurs et des portières avec des poignées. Pour quoi faire, puisque leur monde est manifestement dépourvu d’humains ?

Il n’y a qu’une seule réponse possible :

[This Disturbing Theory Explains Pixar's Cars]

Dans chaque voiture se trouve un homoncule incapable de survivre hors de son exosquelette motorisé. Mais personne n’en parle. Ramener de rutilants véhicules à leur animalité serait inconvenant. On imagine sans peine qu’ouvrir la portière de Flash McQueen serait d’une grossièreté inconcevable (comme toucher le daemon d’un autre humain dans La Croisée des Mondes).

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Je trouve cette théorie particulièrement pertinente parce que fondamentalement, les voitures sont déjà des exosquelettes où les conducteurs se glissent comme dans un robot géant d’anime, avec lesquels ils font corps, et qui démultiplient à l’infini leur vitesse et leur puissance.

[Toute une série de vidéos en cliquant sur le tweet ci-dessus — mais franchement je ne vous le recommande pas, c’est terrifiant]

Ce n’est pas un hasard si dans toute discussion sur la possibilité d’utiliser un vélo comme véhicule, on en revient toujours à des questions hypothétiques sur la force brute (“Et comment je déplace mes deux canapés d’angle d’un coup, hein ?”) ou sur l’héroïsme face au péril (“Et comment j’emmène mon gamin à l’hôpital, hein ?”), comme s’il était inconcevable de faire appel à un déménageur ou un ambulancier. La voiture, c’est l’individu qui réalise son plein potentiel, sans l’aide de personne. Tout ce qui vient l’entraver est un affront, qu’il est bien trop tentant de laver d’un petit coup d’accélérateur.

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J’aime à penser qu’il reste, quelque part dans le monde de Cars, une enclave avec des piétons, peut-être une espèce d’utopie solarpunk avec des zeppelins, des jardins suspendus et des vélos. Les voitures n’en parlent pas parce que ça les dégoûte, mais elles ont sûrement des armées entières qui traquent ces immondes déviants.

3. La séquence sérigraphique

Ma compagne et moi imprimons de la papèterie et des faire-parts, notamment en sérigraphie. À vrai dire, on avait prévu de se mettre à donner des cours, ce printemps, mais on dirait bien que le moment n’est pas très bien choisi pour rassembler du monde dans notre petit atelier. En attendant, nous avons décidé d’utiliser nos enfants comme premiers élèves, ce qui nous change tous des tables de multiplication.

J’ai tâché de documenter le processus de mon mieux — en effet, mes interlocuteurs sont souvent un peu perdus quand j’essaie d’expliquer la technique de la sérigraphie, parce qu’il y a beaucoup d’étapes (et chacune peut rater de nombreuses façons différentes).

Pour le sujet, on a fait simple : ma fille et moi avons traversé la rue pour prendre une photo de notre maison. Ensuite on a décalqué les contours sur un transparent. Un second transparent sert pour des accents qui seront dans une autre couleur :

Le dessin sur transparent s’appelle un typon. On doit le placer contre la surface d’un cadre tendu de tissu polyester et préalablement enduit d’une émulsion photosensible, puis passer le tout quelques minutes à l’insoleuse (une sorte de boîte avec des LED UV sous une vitre).

L’aspiration sert pour que le typon reste bien collé sur le cadre. L’insolation fait durcir l’émulsion, sauf là où le noir du motif dessiné cache les UV. Quand c’est fini, on rince le cadre, et l’émulsion qui n’a pas “cuit” aux UV part au rinçage.

Ensuite le cadre doit sécher. On vérifie à la lumière jaune que tout va bien, et on peut enfin rallumer la lumière normale et passer au tirage. On scotche les bords du cadre, pour que l’encre ne puisse passer que là où le tissu est resté poreux. Ensuite (et là je m’aperçois que j’ai oublié de prendre une photo), on utilise une racle pour faire passer l’encre à travers le tissu sur le papier qui est en dessous. On fait tout ça deux fois (pour les deux couleurs), en calant bien les feuilles grâces aux petites marques dans les coins.

Tadââm.

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Et voilà.

Portez-vous bien, à mercredi prochain.

M.

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