Bonsoir tout le monde.

Cette semaine, on va parler d'auto-référence, de mise en abîme, bref de récursivité.

Qu'est-ce que j'entends par là ? Eh bien comme on dit, pour comprendre la récursivité, il faut d'abord comprendre la récursivité, donc peut-être que le mieux est de prendre quelques exemples : Les Ménines de Velázquez, où le peintre se représente de telle sorte qu'il paraît être en train de peindre les spectateurs du tableau ; ou encore la formule auto-référentielle de Tupper, qui se représente elle-même quand elle tracée d'une certaine manière sur un plan.

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(Vous constaterez que la newsletter est revenue chez Substack. Je n'en suis pas ravi, mais il y avait trop de problèmes de distribution avec Buttondown.)

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Au fait, tant que je vous tiens : c’est le moment si vous voulez commander mon dernier zine avant que je ne parte en vacances :

1. Îles récursives

Wikipédia possède, entre autres merveilles, une page qui énumère les îles situées sur des lacs situés sur des îles situées sur des lacs, etc. On y apprend des informations de première importance, par exemple qu'il y a en Finlande près d'un millier d'îles sur des lacs sur des îles.

Samosir sur le lac Toba, à Sumatra

Il y a quelques mois, Freya Campbell a publié un texte curieusement émouvant à propos de cette page (que vous pouvez lire, ou même écouter lu par l'autrice, ici), et qui revient notamment sur l'affaire “Moose Boulder” : au Canada, l’île Royale, sur le lac Supérieur, possède un lac sur lequel est une île sur laquelle est une mare dans laquelle un rocher affleure. Ce rocher a sa propre page Wikipédia et est régulièrement cité par des publications (très similaires à la présente newsletter) qui aiment les anecdotes et les bizarreries.

Mais le 10 mars 2020, Atlas Obscura a publié le récit d'un voyage vers Moose Boulder, qui était considérée, au moins depuis 2009, comme la plus grande île du quatrième degré au monde : une île sur un lac sur une île sur un lac sur une île sur un lac sur une "île" (l'Amérique du Nord). Le récit concluait que Moose Boulder n'existe pas, n'a sans doute jamais existé, et occupe la place du "monstre du Loch Ness" dans l'histoire des îles récursives. [...] Au crédit des wikipédiens, l'existence de Moose Boulder est contestée sur la page de discussion du lac Siskiwit depuis plusieurs années, avec des débats sur des références qui semblent fantaisistes, et d’autres légitimes.

[On Recursive Islands]

De manière amusante mais malheureusement assez fréquente, le mythe de Moose Boulder était entretenu sur Wikipédia de manière circulaire : les pages à propos de l’île citaient d’autres sites, qui s’étaient eux-mêmes fondés sur Wikipédia.

Pour en avoir le cœur net, il aura fallu que deux courageux lecteurs d'Atlas Obscura, Roger Dickey et sa mère Ellie Talburtt, essaient de localiser Moose Boulder et constatent son inexistence.

Je troue hilarant que le récit de Dickey & Talburtt indique qu’ils ont envisagé de créer Moose Boulder eux-mêmes, en creusant une petite fosse et en la remplissant d’eau ; car après tout, quelle est la taille minimale requise ?

[On Recursive Islands]

2. Machines inutiles

Vous avez peut-être déjà vu, dans une boutique de gadgets, l'une de ces boîtes dont la seule fonction est de s'éteindre elle-même quand on l'allume. Si ce n'est pas le cas, en voici une version élaborée :

Leur invention est attribuée à Marvin Minsky, à l'époque où il était l'étudiant de Claude Shannon.

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Et dans le même ordre idée, @Saint_loup signalait il y a quelques temps cette vidéo réjouissante, dont l'auteur essaie de créer une fusée qui s'utiliserait elle-même comme combustible.

Est-ce que ça peut marcher ? "Je n'en sais rien, mais je vais essayer", répond-t-il avec enthousiasme.

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Impossible, évidemment, de ne pas citer les nombreuses inventions de Gaston Lagaffe, notamment son marteau électrique.

Le gala des gaffes

3. Méta-traduction

Pour finir, j'ai beaucoup apprécié, cette semaine, la lecture d'un article de Laetitia Gonon dans la revue Belphégor, qui était consacré aux thrillers écrits en français mais dont l'intrigue se déroule aux États-Unis. Le corpus analysé comprend une quinzaine de romans de Maxime Chattam, Joël Dicker, Marc Levy et Guillaume Musso publiés depuis 2000, et analyse “divers procédés d’américanisation du texte, qui à la lecture tendent à produire un « effet traduit »”.

Étant moi-même traducteur dans le civil, j'ai été particulièrement intéressé par ce passage sur les moments où l'auteur traduit en français des phrases qu'il a lui-même rédigées ou imaginées en anglais :

Mais il est plus fréquent que l’auteur traduise lui-même les termes anglais qu’il emploie : l’effet traduit est alors renforcé, puisque l’auteur se fait le traducteur de son propre texte. [...] En ce cas, soit l’anglais est présent dans le texte uniquement par sa traduction entre guillemets ou en italique, soit il coexiste avec le français, dans le corps du texte ou en note de bas de page.[...]

Le narrateur semble alors traduire une expression américaine par un calque français, sans la présence de la langue source [...] Il est également assez courant de trouver chez [Joël Dicker] des calques phraséologiques, qui créent chez le lecteur une impression d’étrangeté pourtant familière. Ainsi dans la réplique suivante : « Vous vous démerderez avec les journalistes. Je ne couvre plus vos fesses, Perry ! » (VAHQ : 793), on lit une traduction de l’expression américaine I’m not covering your ass anymore, fréquemment prononcée dans les séries télévisées policières (le héros a des méthodes peu orthodoxes, et ses collègues ne peuvent pas éternellement le « couvrir »)

[Laetita Gonon, “– Centrale de la police, quelle est votre urgence ?” : Le style américain du best-seller francophone contemporain]

Je me souviens avoir ressenti, mais à l'envers, cette même impression d'étrangeté pourtant familière en tombant l'an dernier sur un téléfilm policier tout ce qu'il y a de plus banal sur France 2 : une enquête en Bretagne, de beaux paysages, des maisons pittoresques avec du beurre salé sur la table la totale. Sauf qu’il y avait un truc bizarre — les acteurs étaient doublés, parce qu'il s'agit d'une série allemande adaptée d'une série de romans parfaitement allemands, eux aussi.

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Et ce sera tout pour cette fois.

On se retrouve dans deux semaines pour une newsletter plus courte (c’est les vacances). D’ici là portez-vous bien, passez un bel été, et par pitié restons prudents, je crois que j’aurais peine à encaisser le retour du couvre-feu.

M.