Bonsoir tout le monde.

C'est fou comme on s'est vite habitué. Les courbes remontent mais c’est comme ça. On vérifie machinalement qu’on a bien son masque avant de sortir. Attablé en terrasse comme si de rien n’était, on l’enfile prestement pour aller passer commande, et peut-être qu’un léger nuage d'étrangeté passe, mais globalement la vie continue, parce qu'au fond même avant on passait déjà tout notre temps à faire semblant de rien, semblant d'être surpris par la canicule et la sécheresse, par l’injustice et, plus généralement, l’horreur.

Bref je suis fatigué, donc cette semaine ce sera rapide.

1. À bas les poteaux !

Pour repartir sur une note plus guillerette, une amie m’a signalé il y a quelques temps une nouvelle activité sportive exotique pour ma collection : le bō-taoshi (棒倒し, littéralement mise-à-bas du poteau), un sport de plein air japonais où s'affrontent deux équipes comptant jusqu'à 150 joueurs (!), et où l'objectif consiste à incliner de force le poteau de l'équipe adverse, pendant que les défenseurs tentent de maintenir leur propre poteau à la verticale, de l'autre côté du terrain :

Les manches sont très brèves (quelques minutes), et sont rejouées jusqu’à ce qu’une équipe soit déclarée vainqueur, sitôt que le poteau adverse se trouve à un angle inférieur à 45°par rapport au sol.

Le bō-taoshi a longtemps été pratiqué dans les lycées japonais lors des grandes fêtes sportives, telles qu’on en voit souvent dans les récits pour adolescents, mais aujourd'hui ce n'est plus vraiment le cas en dehors d'établissement privés traditionalistes — et encore, avec des règles qui tâchent de protéger un tant soit peu l'intégrité physique des élèves (pas de joueur en haut du poteau, les manches sont plus brèves et le match est déclaré nul si aucun poteau n’est tombé après quelques rounds).

De nos jours, le match le plus couru de l'année est celui où s'affrontent les cadets de l'Académie nationale de l’armée japonaise (pardon, des “forces d'autodéfense”).

En 2003, il y a aussi eu un film intitulé Boutaoshi!, qui n’a pas dû marquer les mémoires parce que je n’ai même pas réussi à mettre la main sur une bande-annonce. Le DVD est épuisé, et je n’ai rien trouvé non plus par les canaux non-officiels (hum).

Au vu de la filmographie du réalisateur, ça m’a l’air d’une de ces comédies loufoques où tout le monde surjoue et hurle, donc ce n’est peut-être pas trop grave si je n’ai rien trouvé, finalement. Vu sa date de sortie, en tout cas, le film s’inscrit parfaitement dans l’espèce de campagne informelle de réhabilitation des activités japonaises traditionnelles (kabuki, shōgi, rakugo, etc.) qui avait cours au début des années 2000, pour tenter de susciter un peu de fierté nationale et d’intérêt pour les traditions chez la génération marquée par la crise de la bulle.

À quel point le bō-taoshi est-il traditionnel ? Eh bien à vrai dire, son origine est assez mystérieuse :

D’après Minoru Matsunami, historien des sports à l’université Tokai, le botaoshi pourrait être une combinaison de plusieurs jeux populaires dans les années 1890, notamment sao nobori (grimper au poteau), hata tori (capture du drapeau) et tsuna nobori hata tori (grimper à la corde pour récupérer un morceau de tissu).

Il cite une autre théorie, qui veut que le botaoshi soit issu d’un autre jeu de capture de drapeau, taisho tori, où le drapeau se trouve au sommet d’un poteau. Ce jeu était pratiqué par les étudiants de la préfecture de Kagoshima, au sud du Japon, qui l’aurait ensuite introduit à l’Académie navale, dans la préfecture d’Hiroshima. Ce pourrait être l’origine du botaoshi qui est toujours pratiqué à l’Académie nationale de défense.

[The Organized Chaos of Botaoshi, Japan’s Wildest Game – comme d’habitude avec le NYT les photos sont splendides]

Le mystère reste entier mais il m’a au moins fait penser à cette photo, que j’ai souvent regardée même si j’en ignore tout, y compris comment elle s’est retrouvée sur mon ordinateur :

2. La nuit

Cet été je relis un de mes livres favoris de ces dernières années, La Nuit – Vivre sans témoin de Michael Fœssel — et je pense que l’auteur saura mieux que moi vous le présenter :

Lorsque je me demande ce que je fais là, il est trop tard : ce “là”, cœur de la nuit ou petit matin, je le vois déjà avec les yeux du jour. J’ai oublié, alors, ce qui m’a mené à la nuit pour ne retenir que ce que me coûtera le fait d’être resté en éveil. Les heures passées dans l’obscur, je les comptabilise car il faudra les récupérer d’une manière ou d’une autre. Des corps qui demeurent auprès de moi si tard, je ne vois plus que les faiblesses, les gestes fatigués et le désarroi. Moi-même, qui un instant auparavant jouissais de mon endurance, je m’estime inconscient d’être resté éveillé si tard. Bref, au moment d’éteindre la lumière ou de rentrer, je compte, je compare, je juge. Rattrapé par l’heure, mon plaisir orgueilleux d’être présent à la nuit se transforme en malaise. Je me mets à réfléchir au temps passé dans des termes qui le condamnent à être du temps perdu. Sans prévenir, ma nuit est devenue “blanche”.

Ce livre traite de la vérité qui précède cet instant fatidique.

3. Plans vides

Pour finir, voici la bande-annonce d’un film qui ne m’est pas sorti de la tête depuis que je l’ai vu, il y a quelques semaines :

Ne croyez surtout pas que je hurle est composé exclusivement de plans “perdus” et brefs, issus des innombrables films plus ou moins obscurs que Frank Beauvais a visionnés en 2016. Et ça aurait vite pu se transformer en exercice un peu stérile si les images n’étaient pas accompagnées par sa voix, qui lit un texte racontant à la fois la France de 2016 et comment il s’est retrouvé dans un petit village alsacien à voir tant de films. Le texte et les images se mélangent et se répondent sans cesse, parfois directement, parfois plus subtilement, et le résultat est bouleversant.

(Je suis tellement à la ramasse sur le cinéma français que j’ai découvert l’existence du film un an après sa sortie, en lisant une interview en anglais du réalisateur. Merci à @netsabes de m’avoir incité à le regarder séance tenante.)

⌾⌾⌾

Voilà.

À la semaine prochaine, portez-vous bien.

M.

⌾⌾⌾

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