Bonsoir tout le monde.

Cette newsletter marque le début de la cinquième année d'Absolument Tout. Heureusement que j'ai complètement perdu la notion du temps sinon je pense que tout cela ne me rajeunirait pas. Je préfère regarder vers l'avenir : ce soir, j'inaugure une nouvelle formule. Je vous en dirai plus un peu plus bas.

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Avant toute chose, ce mois de mars sonne surtout le retour de la dernière grande cérémonie œcuménique de France (Top Chef), et justement je vous ai préparé un nouveau zine qui parle de cuisine :
Top Chef
Ce mois-ci, Kimchi Overdose parle de faire des coquillettes tout en regardant les candidats de Top Chef revisiter la crépinette de rouget avec des pickles de concombre flambés.

À retrouver sur la nouvelle boutique, en version papier ou PDF

Et si vous voulez en savoir plus sur les zines, j'ai aussi fait un petit site dédié : kod.nologos.net

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Voilà. À part ça, aujourd'hui j'avais envie de vous parler de maisons un peu bricolées — plus spécifiquement de la façon dont elles matérialisent les rêves, les ambitions et les espoirs de celles et ceux qui les habitent.

1. Wall House

J'abats mes cartes le premier en vous montrant une maison qui me fait rêver depuis que je l'ai découverte par hasard, en feuilletant un magazine dans une salle d'attente :

Elle a été construite en banlieue de Santiago du Chili il y a une quinzaine d'années par le cabinet d'architectes FAR frohn&rojas pour un couple de retraités. Le coût total était d'environ 100 000 euros à l'époque, soit 115 000 euros d'aujourd'hui.

Wall House

Le concept de la Wall House est remarquablement simple : comme un oignon, elle se compose d'enceintes successives qui délimitent des espaces concentriques. La maison est structurée autour d'un petit noyau de béton qui abrite la salle de bain et la chambre, noyau sur lequel repose une structure en bois qui accueille les pièces principales. Les cloisons de cette structure en bois sont épaisses et creuses de manière à offrir des rangements.

Les deux enceintes suivantes sont les plus originales : elles utilisent des matériaux pas très nobles pour constituer des espaces plus ou moins extérieurs et abrités. Après le béton et le contreplaqué, les couches supérieures sont respectivement en polycarbonate alvéolaire et dans une toile généralement utilisée pour couvrir les serres, tendue pour donner à la maison son aspect low-poly. Cette dernière couche tamise la lumière et protège de insectes.

Plein de photos et d'explications sur le projet ici

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La légende raconte qu'en 1934, le commanditaire de ce qui devait devenir la première villa usonienne avait réclamé à Frank Lloyd Wright une maison à 5000 dollars (tiens, environ 115 000 dollars d'aujourd'hui). Ce à quoi Wright aurait répondu : "Non, ce que vous voulez, c'est une maison à 10 000 dollars, mais vous voulez la payer 5000 seulement."

Usonia 1 - 99% Invisible
Few creative professions can point to a single figure as famous in their field as Frank Lloyd Wright. This architect’s legacy includes some of the most iconic and gorgeous buildings in the United States, such as the spiraling Guggenheim Museum in New York, the Fallingwater house in Pennsylvania, and the futuristic Marin County Civic Center in

Bon Wright avait plutôt l'habitude de construire des maisons de 850m2 pour des clients fortunés, mais il semble qu'il résume tout de même l'essence de la relation entre l'architecte et le particulier suffisamment riche pour engager un architecte, mais pas assez pour le faire l'esprit tranquille.

Leewardists School - Concept Sketch

C'est rare que les futurs habitants d'une maison préfèrent limiter la surface de leur logement ou employer des matériaux un peu vulgaires si ça peut permettre un projet sans concession architecturale, au lieu de laisser les contingences tout assagir.

2. Les cases Tomi

L'architecture résidentielle de la Réunion présente de nombreuses particularités, dues à la fois à la grande diversité des populations qui s'y sont installées (ou y ont été installées) et à des contraintes climatiques fortes — chaleur, précipitations, cyclones. Sa forme canonique est celle de la case :

La Maison Valy, case créole typique, l'Entre-Deux (Réunion) — Sébastien Hosy, CC BY-SA 3.0
La case créole réunionnaise est une construction en bois, de taille variable, couverte de bardeaux et/ou de tôles. Cette maison au plan rectangulaire, dit « plan massé », est couverte d’une toiture à quatre pans ou « toiture à la française » et présente souvent un aspect rustique, en tout cas à l’origine. (...)
La case créole évoluera en fonction des moyens de son propriétaire et de l’agrandissement de sa famille, souvent en commençant par la création d’un auvent, qui se transformera en varangue totalement ou partiellement fermée, et se finira peut-être par une pièce supplémentaire.

[Architecture créole réunionnaise]

(Ça ne m'avait pas frappé quand je vous en avais parlé l'an dernier, mais voilà sans doute où Philippe Starck a trouvé l'inspiration pour sa maison en kit, avec son toit carré en tôle et son auvent périphérique.)

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Pendant les trois siècles de la période coloniale, les cases étaient en réalité fort peu nombreuses. La majeure partie des Réunionnais vivaient dans des paillottes. Après la départementalisation, en 1946, l'afflux de population (notamment métropolitaine) et l'essor économique poussent à la construction des premiers habitats collectifs de l'île, dans un style très moderniste. Mais ça ne suffit pas à loger tout le monde, loin de là — et puis, comme partout, les gens rêvent surtout d'avoir une maison.

Au début des années 60, la plupart des Réunionnais vivent toujours dans des logements précaires, majoritairement des paillotes, quelquefois des maisons en bois, n’ayant ni électricité ni eau courante.

Après avoir observé avec attention le mode de vie et les maisons traditionnelles créoles encore nombreuses dans les années 1960, l’architecte Louis Dubreuil nouvellement arrivé à La Réunion invente un habitat créole moderne. De 1961 à 1967, il dessine et perfectionne les plans de différents modèles de maisons types, élaborées à partir d’éléments en bois et en parpaings. Il s’associe rapidement à l’industriel mauricien Maurice Tomi afin d’industrialiser les procédés de fabrication qu’il a imaginés. L’architecte et l’entrepreneur souhaitent optimiser au maximum les coûts de production, afin d’offrir sur le marché réunionnais des maisons à bas coûts, accessibles au plus grand nombre. L’instauration par le Crédit Agricole de prêts sur le long terme la rend accessible aux foyers les plus modestes, notamment ceux installés en milieu rural. (...) Un architecte, un industriel et une banque, ces trois acteurs donnent naissance à la « case Tomi », véritable révolution dans le paysage réunionnais dans les années 1960-1970.

[Cases créoles de La Réunion : Patrimoine, Réunion, Éducation, Culture (attention, PDF)]

Capture du site officiel (aujourd'hui disparu)

Pendant plus de cinquante ans, les cases Tomi continueront d'évoluer et de séduire "les Réunionnais les plus modestes comme les plus exigeants en matière de développement durable", grâce à leur modularité, leur simplicité de construction, et à l'utilisation limitée de béton (contrairement, par exemple, aux cases SATEC).

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Mon excellent correspondant réunionnais (à qui je dois cette histoire) m'écrivait, après le cyclone de janvier dernier :

C’est le principe des cases Tomi à La Réunion. Comme la mienne. Une charpente bois en kit, dans un bois très dur (du kerwing). T’as du mal à visser dedans. Les poteaux verticaux du rdc sont quatre sections de bois montées sur un tube d’acier carré, qui se termine par un genre de crochet.
La charpente est modulaire, ce sont des carrés de 3,33 mètres. Chez toi c’est une forêt de poteaux plantés dans la dalle tous les 3,33 mètres, donc tu joues avec des carrés d’environ 10m2. Et dedans tu fais ce que tu veux. Comme les poteaux ont une forme de croix et qu’ils sont alignés, c’est très simple d’y fixer des cloisons.
La maison est dite « anticyclonique » parce qu’elle est pleine d’interstices permettant la circulation de l’air notamment entre les murs et la toiture, ce qui contribue à la protéger de l’explosion / implosion liée à la pression des vents qui font sauter les toits, souvent en appuyant de manière brutale sur le bâtiment comme un paquet de Pringles (ou alors quand le vent parvient à rentrer mais pas à sortir).
Le problème c’est qu’à l’origine la case Tomi est une maison pas chère avec très peu de finitions : réseau électrique apparent courant le long des poteaux, par exemple. Une partie des murs extérieurs est faite en parpaings standard qui restent brut, juste peints, mais non couverts par des cloisons. Ce sont des maisons très peu isolées, sauf sous la toiture, pour atténuer la chaleur. L’inconvénient, c’est que si quelqu’un tousse dans la cuisine, tu l’entends depuis la dernière chambre comme s’il était juste à côté. L’avantage c’est que rien ne s’abîme.

C'est peut-être cette relative frugalité qui a sonné le glas des cases Tomi — ce qui était une révolution du confort il y a soixante ans paraît aujourd'hui bien fruste, si bien qu'on s'empresse d'y ajouter un confort standardisé (placo, piscine, climatiseur), dont l'absence nous semblerait proprement barbare.

3. La cabane sur le Mur

En 1964, Osman Kalin quitte son Anatolie natale pour aller tenter sa chance en Allemagne de l'Ouest. Il travaille d'abord dans le bâtiment, au sud-ouest de l'Allemagne, puis déménage à Berlin-Ouest en 1982.

Sans travail, en mauvaise santé, Osman Kalin s'ennuie. Il tourne en rond dans son appartement. Un jour de 1983, pas très loin de chez lui, il trouve un bout de terrain triangulaire coincé entre deux rues. Le terrain semble abandonné, et il trouve ça dommage de le laisser en friche.

Le problème est que, même si le Mur passe derrière pour des raisons pratiques, ce terrain appartient en réalité au secteur soviétique. C'est pour ça que personne ne s'en approche.

La curiosité topographique à l'origine de la création de la cabane : en haut à gauche, Berlin-Est ; à droite, Berlin-Ouest ; au milieu, le terrain occupé par Osman Kalin — CC BY-SA 3.0

Mais ce serait quand même trop bête de gâcher un beau terrain comme ça. Sous le regard consterné / soupçonneux de tout le quartier / des miradors, Osman Kalin débarrasse les déchets amoncelés sur le terrain vague, puis entreprend d'y planter des légumes et de s'y construire une petite cabane.

La police ouest-allemande vient lui signaler qu'il est côté Est et va avoir des ennuis, mais Osman Kalin s'en moque. Il continue de faire pousser ses légumes. Puis un jour, les gardes-frontière de la RDA ne contentent plus de l'observer. L'incident tel que Kalin le raconte, vingt ans après : ils ouvrent une petite porte dans le Mur et viennent lui intimer l'ordre de partir, fusils à la main. Le ton monte. Kalin explique sa situation, dit que son jardin, c'est tout ce qu'il a. Les gardes-frontière sont émus et décident de le laisser rester, et finiront même par revenir lui donner une autorisation officielle (on n'a pas leur version de l'histoire, mais je me dis : pourquoi créer un incident diplomatique en brutalisant un type qui fait pousser des salades et des oignons ?).

En 1990, le Mur tombe. Osman Kalin en profite pour agrandir son jardin et sa cabane. Il lui ajoute un étage.

Une photo (non autorisée !) de la cabane en 1990 - Roehrensee, CC BY-SA 3.0

Les autorités municipales du Berlin réunifié exigent son départ, dans le cadre d'un projet de rénovation du canal adjacent. Kalin refuse de partir, soutenu par les habitants du quartier. En 1991, sa cabane est détruite par un incendie criminel. Il la reconstruit. En 2003, la cabane est à nouveau incendiée. Il la reconstruit à nouveau. À partir de 2004, le jardin et la cabane ne dépendent plus de la circonscription de Mitte, mais de celle de Kreuzberg, dont le maire décide de reconnaître enfin le droit de Kalin à occuper le terrain.

Un petit diaporama si vous voulez voir l'intérieur

Osman Kalin est mort en 2018. Sa cabane est toujours là, son fils Mehmet en a fait un musée qu'on peut visiter.

La cabane sur le Mur de Berlin — Wikicookie Data, CC BY-SA 3.0

Par beaucoup de côtés, cette histoire ressemble à un conte moral pour illustrer les concepts de "ville lisse / ville poreuse" du Néerlandais René Boer.

Dans les villes de l'hémisphère nord, on voit désormais souvent des cœurs de ville entiers adopter la "logique" de la ville lisse, tandis que dans le Sud, elle reste cantonnée à des poches bien délimitées et interconnectées, notamment des centres commerciaux et des communautés fermées. (...) Le fait qu'"urbain" ne soit plus synonyme de brut, avant-gardiste et conflictuel, mais de lisse, parfait et serein constitue un basculement décisif de l'histoire urbaine.

[Smooth City is the new urban]

En raison de son histoire compliquée, Berlin est un peu moins lisse que les autres grandes villes d'Europe. Même si elle n'a plus grand chose à voir avec ce qu'elle était dans les années 90, ou même les années 2000, un corps social toujours vigoureux et l'inefficacité administrative généralisée y permettent encore quelques miracles, comme le parc de Tempelhof, dont aucun projet n'est encore parvenu à rationaliser l'exploitation, et où les Berlinois peuvent plutôt se promener, écouter de la musique et s'asseoir dans l'herbe. Ou planter des légumes.

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Voilà.

Est-ce que c'est tout pour cette fois ? Eh non !

Bonus track

La fête continue dans la partie réservée aux abonnés, avec : la case créole du futur, une tiny house flottante, des bunkers pour milliardaires...

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