Une fois n'est pas coutume, ce soir j'ai envie de parler d'un sujet assez rebattu : les smartphones et leurs méfaits réels ou supposés.
1. Prohibition / rationnement / abstinence
Les débats incessants sur l'exposition des enfants aux zécrans ne permettaient sans doute plus de faire entendre sa différence sans faire un geste radical, alors Najat Vallaud-Belkacem a choisi son plus bel hameçon à controverse et proposé de rationner internet à 3 Go de données par semaine et par personne :
Évidemment c'est une provocation sans grand intérêt, qui ne fait qu'approfondir un peu la rhétorique omniprésente du smartphone comme addiction. Et vu qu'il est difficile de nier une certaine pertinence au constat de base (globalement, nous passons beaucoup de temps rivés à nos smartphones), les appels à la réglementation ou à la prohibition ont le vent en poupe, surtout pour les enfants. Les gens sont toujours d'accord pour interdire des trucs aux enfants. Au Royaume-Uni, par exemple, on discute ces temps-ci d'une interdiction du smartphone pour les moins de 16 ans :
Pour Luke Young, qui a complètement arrêté les réseaux sociaux depuis ses 18 ans: "Je pense que le problème, c'est que si les autorités interdisent le smartphone et le traitent comme une drogue, beaucoup de gens s'en serviront clandestinement." D'après un sondage pour Parentkind, 58% des parents interrogés pensent que le gouvernement devrait interdire les smartphones aux moins de 16 ans.
En pratique, toute prohibition paraît difficile, mais c'est amusant d'imaginer des bornes 5G clandestines dans les toilettes du collège, où les gamins défileraient pour consulter leurs messages WhatsApp.
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Pour les adultes, la rhétorique de l'addiction au smartphone produit des injonctions de type moral, dont les intentions sont certainement louables mais qui sont globalement inaudibles :
On rencontre aussi fréquemment un discours fondé sur la discipline, qui trouve naturellement sa pleine expression sur LinkedIn :
On peut lire ailleurs les récits béats de gens qui ont débranché et retrouvé le goût des vraies choses en s'achetant un dumbphone, avec la même avidité qu'on regarde sur Instagram des cuisines parfaitement décorées :
Et comme sur Instagram, il est rarement question des circonstances professionnelles et financières qui permettent la déconnexion de certains et pas d'autres — non, tout est question de rigueur et de force de caractère. Au fond débrancher c'est la version pour hommes du cottagecore — une injonction paradoxale, un idéal à contempler pendant qu’on vit précisément l’inverse, une histoire qu’on se raconte pour continuer à vivre, une carotte qui s’agite devant notre nez, mais reste perpétuellement hors d’atteinte.
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L'honnêteté m'oblige à dire que j'écris des fanzines exactement de cette trempe, où je rêve du jour où j'arriverai enfin à me prendre en main — alors qu'en réalité, les gens qui débranchent effectivement et dont la vie s'en trouve réellement améliorée, ils ne reviennent pas sur internet pour le raconter.
2. Dumbphones
À propos de dumbphones, d'ailleurs — il y a évidemment une section dédiée sur reddit, /r/dumbphones, à partir de laquelle je me propose d'établir un classement empirique des gens qui veulent lâcher leur téléphone, en fonction de la stratégie choisie :
remplacer leur smartphone par un téléphone disposant de fonctionnalités relativement modernes (notamment e-mail, messagerie et GPS), mais perçu comme plus simple — c'est souvent un téléphone à clapet, parfois japonais pour le frisson de l'exotisme, et utilisant soit une vieille version d'Android, soit carrément KaiOS ;
et il y a les gens qui prennent plaisir à dépackager complètement l'offre de la modernité en remplaçant leur smartphone par divers appareils monotâches, généralement sélectionnés sur des critères esthétiques :
Évidemment tout ça est séduisant (j'en ai rêvé plus d'une fois), mais un peu vain. Au bout du compte il s'agit toujours d'acheter des trucs dont on nous promet qu'ils nous libéreront — par exemple cette machine à rendre votre smartphone inutilisable, là :
Or, riche d'années (bientôt de décennies) d'expérience dans le domaine du hardware chelou destiné à brider ma consommation d'internet ou à me rendre plus productif / créatif / heureux, je peux vous certifier que le hardware n'est ni le problème, ni encore moins la solution. "Je veux un smartphone qui soit respectueux de mon temps de cerveau et de l'environnement", c'est une contradiction dans les termes, comme le "je veux écoconstruire un pavillon avec six chambres en rase campagne" — un désir paradoxal et un peu puéril.
3. L'obsolescence sereine
Bon, déjà : plutôt que d'acheter exprès un téléphone pourri ou un merdificateur à smartphone (pardon je m'en remets pas), pourquoi ne pas attendre simplement que nos smartphones pourrissent d'eux-même ?
Je vous en recommande vivement la lecture, notamment pour voir comment l'imbrication entre les aspects matériels et logiciels des smartphones multiplie les modes d'obsolescence : la dégradation de la batterie cause des ralentissements et des "bugs" difficiles à diagnostiquer, l'intégration du stockage cloud entraîne une certaine confusion quant à l'endroit où sont enregistrées les données, etc. Les utilisateurices que Léa Mosesso a interrogé.e.s se plaignent par exemple que le stockage de leur vieux smartphone est saturé, et qu'iels n'ont pas réellement la main dessus — impossible de faire de la place, de comprendre à quoi correspondent des gigas entiers de "données fantômes", que ce soit sur leur appareil ou dans le cloud.
Plus frappant : la marche forcée des mises à jour logicielles prive graduellement les smartphones de fonctionnalités dont ils disposaient à l'origine, parce qu'en tant que produits, ils sont un enchevêtrement difficile à démêler entre un terminal avec ses fonctionnalités propres et l'infrastructure à laquelle il permet d'accéder. C'est pour ça qu'une Game Boy fonctionne encore comme au premier jour, plus de 30 ans après sa fabrication, alors qu'un iPhone 5S acheté il y a dix ans est à peu près inutilisable aujourd'hui. Cette déchéance graduelle est un pourrissement invisible, dont la dégradation physique parallèle du téléphone devient, à nos yeux, la matérialisation.
J'ai vraiment aimé les récits de gens qui jonglent avec l'espace disponible sur leur téléphone, virant une app pour en installer une autre, et surtout les représentations visuelles de l'accumulation de facteurs qui conduit les gens à céder et à se racheter un téléphone.
Bon évidemment, en se focalisant sur l'empreinte écologique du smartphone en tant que terminal, on ignore l'infrastructure gigantesque dont il est intégralement dépendant et dont, fondamentalement, il fait partie — éviter de changer d'appareil trop souvent est certes mieux, mais ne saurait être une solution à quoi que ce soit.
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Peut-être que le plus valable — ou en tout cas le plus séduisant pour moi — dans la culture du dumbphone, c'est justement l'idée de retrouver les caractéristiques qui rendaient jadis les objets autonomes : pas de connexion réseau, peu ou pas d'électronique, des soudures réparables sans équipement complexe... C'est enfin un changement de logique : on peut imaginer des objets idiots, lents, monotâches, reposants, qu'on peut garder toute sa vie si on veut. Par exemple :
Slow Tech Products est un wiki pour les produits qui remplissent au moins un des critères suivants : + Peut être réparé (facilement) + Ne repose pas sur des serveurs ou des logiciels tiers, ni sur des pilotes logiciels sujets à l'obsolescence ou à des pannes
Et c'est très bien de ne pas connecter à internet les frigos et les ampoules, mais je trouve que ce serait dommage de s'en tenir là. Arrêter de coller des moteurs, des processeurs et des batteries dans des outils qui ne perdaient pas grand chose à être purement mécaniques (coucou les distributeurs automatiques de dentifrice, les jouets pour chat connectés, les moulins à sel intelligents...), ce serait encore mieux.
Et pas question de s'arrêter en si bon chemin. On veut des machines non seulement faciles à réparer, mais aussi à construire, avec des outils à main et des pièces de récup'. On veut des turbines éoliennes open-source ! Je veux aller voir mon forgeron-électronicien de quartier quand le système de conservation de l'eau de ma maison aura besoin d'un réglage ! Je veux faire agrandir le distille de mes enfants pour leur anniversaire !
Et ce jour-là, les 3Go de data par semaine de Najat VB, distribués par un livreur de data qui fera sa tournée tel le laitier d'antan, nous sembleront très suffisants, et peut-être même un peu décadents.
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Voilà.
Eh oui, c'est l'heure, on ferme. Merci beaucoup de votre visite en tout cas —n'oubliez pas votre parapluie !
Vous dites ? Il reste des gens qui continuent de faire la fête à l'intérieur ? Iels irradient de beauté, de classe et de plénitude ? Je suis bien d'accord avec vous. Ce sont les abonné.e.s, et d'ailleurs je file les retrouver.
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