Bonsoir tout le monde.

Ce soir, on va encore parler d'obsolescence et de machines disparues — c'est la mode et ça évite de trop penser à ce qui se passe dehors — et, dans la partie réservée aux abonné·e·s, des folles nuits de Berlin.

1. La bureaucratisation des gadgets

Je me félicite de constater que même l'auguste New Yorker était en retard sur cette modeste newsletter — moi ça va faire des semaines, sinon des mois que je vous bassine avec mes histoires de déconnexion et de dumbphones :

The Dumbphone Boom Is Real
A burgeoning cottage industry caters to beleaguered smartphone users desperate to escape their screens.

L'article n'est pas hyper intéressant et sonne surtout comme une pub pour le Lightphone, un smartphone lobotomisé qui a connu sa petite hype sur Kickstarter il y a quelques années, mais est, de l'avis de ceux qui l'ont essayé, vraiment pas terrible. Si vous aimez le beau hardware et les dumbphones, je vous recommande plutôt les modèles de chez Punkt, qui lorgnent clairement du côté de Dieter Rams.

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Beaucoup plus pertinent de mon point de vue, ce petit article de The New Atlantis met le doigt sur le problème plus général de la complexification des gadgets :

J'aime les machines simples. Pour moi, "même une femme peut l'utiliser !" n'a rien d'infamant. Je le prends comme un vote de confiance : je ne serai jamais une assez grosse nerd (pardon : une techno-optimiste à potentiel intellectuel suffisamment haut) pour penser que synchroniser le smart frigo avec la smart TV et brancher le tout sur Alexa, c'est faire bon usage du temps limité qu'un être humain passe en ce bas monde. J'aime voir les machines simples et robustes unir plusieurs générations au lieu de les séparer, parce qu'elles peuvent être transmises, parce que leurs interfaces sont fondées sur des intuitions simples couvrant un petit nombre d'actions (tourner le bouton, appuyer sur le bouton), et qui peuvent être comprises par expérimentation directe, au lieu d'un interminable tunnel ésotérico-bureaucratique.
Things Used to Work in This Country
An appliance used to be a machine. Now it’s a bureaucracy.

Le poste de radio dont parle l'article est vraiment un bon exemple — aujourd'hui, si je veux écouter la radio en faisant la vaisselle, il faut d'abord que je connecte mon téléphone à une enceinte, que j'ouvre mon appli de podcasts, puis que je choisisse entre les dizaines de trucs dont je ne sais même plus pourquoi j'y suis abonné, etc. Alors que quand on appuie sur un bouton, la radio s'allume. Même pas besoin de savoir lire.

2. Etak

Même quand on l'a connu, il est parfois difficile de se souvenir du temps avant l'omniprésence du GPS — des comportements qui auraient été parfaitement banals il y a vingt ou trente ans paraissent désormais étranges, exotiques, peut-être même ridicules :

Un plan de Londres dessiné à la main
How to live without your phone
Je ne sais pas bien pourquoi, mais tous les gens qui ont vu ces petites cartes les trouvent hilarantes. Comme s'ils n'en avaient pas utilisé eux aussi, un jour. Nous ne sommes pas si jeunes que ça. Fut un temps où nous imprimions tous des pages de Mappy. Nous griffonions des plans au dos de tickets de caisse. Nous partions pour des villes étrangères avec quelques lignes sur du papier pour tout guide. Et on s'en sortait. Il est tout à fait possible de survivre sans smartphone.
How to live without your phone
Forty days in the desert of the real

Même Sam Kriss, que j'aurais pourtant crû imperméable à toute forme de mode, parle de lâcher son smartphone — la situation est vraiment dramatique

J'adore ces plans urbains tracés à main levée, car ils sont une fenêtre vers nos représentations mentales — j'en parlais à l'automne dernier :

Un extrait de Kimchi Overdose vol. 22

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Vous vous souvenez peut-être aussi qu'il y a tout juste un an, je vous parlais du Gyrocator, un système de navigation pour voiture développé par Honda au début des années 80 :

Nés un peu trop tôt
Poussette ultime, patates amoureuses, et navigation à l’ardoise magique

Pour aller avec, je vous recommande cette exploration d'un système américain à peu près contemporain, Etak :

12 Map Happenings that Rocked our World: Part 9
The Map Happenings series on the hugely impactful events that forever changed our world. This week: the story of a little known company called ‘Etak’. I think you’ll find it a fas…

Là où le Gyrocator de Honda était une merveille mécanique, l'Etak misait tout sur des technologies furieusement modernes (stockage magnétique, microprocesseur de pointe, écran vectoriel tout droit sorti d'un film d'action...), mais qui nous semblent aujourd'hui au moins aussi rétro :

3. Periptera

Pour finir — si vous êtes déjà allé en Grèce, vous avez obligatoirement vu l'un de ces minuscules kiosques, que les Grecs appellent des périptères (du nom de l'auvent qui les entoure) :

Un kiosque à Athènes
, CC-BY-NC 2.0
Tous les périptères sont basés sur la même structure compacte : une cabine centrale mesurant 1,3 x 1,5 mètres. À partir de là, leurs formes varient beaucoup, s'étendant largement vers le trottoir, avec des satellites comme des frigos, des congélateurs, des présentoirs à magazines, etc. Quelle que soit leur forme, elle est intégralement abritée par une toile qui protège la marchandise de la pluie, du vent, et des fientes d'oiseau. Les frontières du périptère sont irrégulières ; sa membrane est perméable.
Tel un cosmonaute dans sa capsule, le kiosquier (peripterades) observe son kiosque depuis sa cabine centrale. Elle est vitrée sur trois côtés, et il y a une trappe d'accès à l'arrière. La cabine ne peut accueillir qu'une seule personne.
On est dimanche, il est 4h du matin, et vous êtes sur Omónia. Qu'est-ce qu'il vous faut ? Des cigarettes ? Une bière ? Des piles ? Des préservatifs ? Des timbres ? Une carte de téléphone ? Des bonbons ? Une glace ? ό, τι θέλεις. Le périptère a ce qu'il vous faut.
How to document a slow extinction — Vernacular Journal
How to document a slow extinction Ashley Denny Petch I moved to Athens three months ago and already I’m grieving. I’m grieving the illusion of permanence.…

À l'origine, il y a un siècle, les périptères étaient un moyen de donner du travail aux invalides des nombreuses guerres que la Grèce avait connues au début du vingtième siècle. Les permis étaient accordés aux vétérans par le ministère de la Défense et ne pouvaient pas être cédés, seulement transmis par héritage.

"L'âge d'or" des périptères est sans doute la période d'après-guerre. Dans les années 50 et 60, quand le téléphone n'était pas encore entré dans tous les foyers, beaucoup de kiosques possédaient un téléphone à cadran pour leurs clients. Dans les années 70, les périptères s'étaient équipés de réfrigérateurs pour offrir des boissons fraîches et des glaces. Dans les années 80, quand les téléphones fixes étaient devenus courants mais avant l'arrivée des portables, le périptère était l'endroit où on allait téléphoner à l'abri des oreilles familiales indiscrètes.

Depuis lors, les périptères connaissent un lent déclin. En 1997, le tout premier d'entre eux, qui existait depuis 1911, a été englouti à cause de travaux du métro :

C'était sans doute un mauvais présage

Par la suite, la crise financière a poussé les gouvernements grecs successifs à taxer tout ce qui pouvait l'être, notamment les cigarettes et l'activité des kiosquiers, et à s'attaquer à l'économie informelle. Le covid est venu porter le coup de grâce. On estime qu'il ne reste que 5000 périptères en Grèce, environ un quart du nombre d'il y a vingt ans. Tout récemment, les kiosquiers ont été contraints de fermer à minuit, alors qu'ils pouvaient auparavant rester ouverts toute la nuit.

"Ce n’est pas en fermant les kiosques plus tôt que les jeunes vont arrêter de faire la fête", soupire cette figure emblématique du square.
A Athènes, le periptero, “l’âme du quartier”, au bord du gouffre
De bois ou de métal, traditionnel ou moderne, le kiosque, connu en Grèce sous le nom de «periptero», fait partie depuis 1911 du paysage urbain, mais la crise liée à la pandémie de coronavirus constitue une nouvelle épreuve pour ce symbole athénien.

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Pendant qu'Athènes tue lentement ses kiosques, Berlin startupifie les siens à coups d'applications et de versions modernes — on en parle tout de suite dans la partie abonnés :

@kioski_67

Rien, décidément, n'est à l'abri du progrès.

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