Bonsoir tout le monde.

J'espère que vous avez passé un plaisant été, pour ma part je suis ravi de vous retrouver dans des conditions à peu près normales (c’est-à-dire muni d’un ordinateur).

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Allez, fini de parler boutique, en selle.

1. Roden Crater

L'artiste américain James Turrell construit depuis plus de 50 ans une œuvre absolument fascinante, basée sur la manipulation de la lumière et les limites de la perception humaine (“Je crée des espaces qui saisissent la lumière pour notre perception, qui la recueillent d'une certaine manière, ou qui semblent la retenir”, dit-il dans cette superbe interview).

Ci-dessus : Heavy Water, la première installation artistique que j'ai vue de ma vie, et qui m'a durablement marqué — pour y accéder, il fallait enfiler un maillot de bain (fourni, à bretelles et rayures), afin de plonger dans la lumière veloutée provenant de l'eau, qui se diffusait dans tout l'espace. Une fois sous l'eau, on pouvait passer sous les parois du cube blanc central, pour enfin émerger face au ciel, qui paraissait soudain incroyablement proche et dans lequel on avait presque le sentiment de tomber.

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À la fin des années 1970, après plusieurs années d'acharnement, James Turrell obtient des fonds auprès des fondations Guggenheim et Dia Art pour acquérir un volcan éteint d'Arizona, Roden Crater.

Roden Crater and Painted Desert

Depuis lors, plus de quarante ans donc, Turrell consacre une bonne partie de ses revenus à transformer Roden Crater en un gigantesque observatoire astronomique à l'oeil nu, un endroit où les spectateurs pourraient profiter de l'absence de pollution lumineuse et de la clarté du ciel du désert pour enfin voir la lumière comme ils ne l'ont jamais vue.

L’élément le plus marquant est sans doute la nouvelle installation “ganzfeld” de Turrell — un terme employé par les psychologues pour désigner un champ lumineux uniforme, sans point de focalisation ni profondeur. Il en a réalisé quelques uns aux États-Unis depuis 1980, lorsqu’une visiteuse du Whitney Museum a pris l’un de ses ganzfeld pour un mur sur lequel elle pouvait s’appuyer, est tombée, et a porté plainte.

[James Turrell shapes perceptions]

Au fil du temps, le chantier a pris un retard considérable en raison de son ampleur pharaonique (le site fait 5 km de diamètre) et des difficultés chroniques de financement, dans un monde dépourvu de pharaon (les milliardaires existent mais ils préfèrent passer quelques minutes en vol suborbital que de financer des œuvres qu'ils ne pourront pas revendre). La fondation qui gère l'avenir de Roden Crater prévoit d'assurer son financement en faisant payer aux visiteurs riches "le vrai prix", tandis que les artistes et les étudiants pourront le visiter gratuitement — c'est pratiquement déjà le cas, puisque les rares visiteurs autorisés du site ont dû débourser 6500$. C'est là aussi que Kanye West a tourné son film expérimental Jesus is King en 2019, et ça n'a pas dû être gratuit.

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Comme Turrell ne rajeunit pas, il a consacré un certain temps depuis 2008 à s'assurer que le projet pourrait être terminé sans lui, en achevant l'ensemble des plans. En attendant l'inauguration, désormais prévue pour 2024, je vous recommande vivement d'aller visiter ce petit site délicieusement rétro, où un des assistants de Turrell montre les débuts du chantier, en 1978, notamment l'installation d'une éolienne fabriquée à la main.

Comme le dit le descriptif d'un groupe flickr consacré à Roden Crater :

Je ne recommande pas d’effectuer de visites non autorisés du site, n’y allez pas, vous causeriez plus de dégâts que vous ne le pensez, ne serait-ce qu’en marchant jusqu’au sommet du cratère. On peut mourir, dans le désert. Soyez patient, ça ouvrira, et votre heure viendra.

[Roden Crater - The Celestial Phenomena Observatory]

2. La bizarrerie à la française

La semaine dernière, Simone de Rochefort a publié sur Polygon une vidéo tout à fait passionnante à propos des jeux d'aventure français des années 80, et de leurs liens avec la contre-culture issue de 68. Si vous comprenez l'anglais, je vous invite à la regarder (ou à lire l'article qui va avec si vous préférez) :

Parmi les choses que je n'imaginais pas : c'est drôle de constater l'imbrication entre les pionniers du jeux vidéo alternatif et les dessinateurs de BD de l'époque, plutôt ceux issus de la contre-culture aussi :

De même, on retrouve le style inimitable de Solé sur les jaquettes des jeux de Froggy Software :

Arrêtons-nous un instant sur La Femme qui ne supportait pas les ordinateurs, un jeu écrit par Chine Lanzmann (que je ne connaissais que comme animatrice télé, dans les années 90) :

Dans La Femme…, le joueur incarne un personnage féminin qui subit une drague agressive au cours d’une discussion sur Calvados [un réseau informatique destiné aux ordinateurs Apple, dans les années 80]. Les deux dragueurs ont recours à l’intimidation ; un ordinateur conscient du nom d’Ordine [sic!] est en concurrence avec un hacker humain appelé Comby, mais tous deux menacent de tuer le personnage féminin. La créatrice de La Femme…, Chine Lanzmann, a intégré sa propre expérience de modératrice d’un groupe de discussion sur Calvados. [...] Il est intéressant de noter que Lanzmann a utilisé une interface purement textuelle pour que l’environnement du jeu ressemble à l’interface de Calvados. De plus, un script élaboré permet aux messages des personnages non-joueur de sembler improvisés (il y a des erreurs de grammaire), et de se terminer sur une question. Quand le joueur répond oui ou non à ces questions, différents chemins sont activés, qui conduisent à six fins différentes. Quoi qu’il en soit, la conclusion de La Femme… est similaire quels que soient les choix : une fois leur identité révélée, les femmes ne survivent pas facilement sur internet, un terrain dominé par les hommes.

[Beyond the French Touch: The Contestataire Moment in French Adventure Digital Games (1984-1990)]

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Dans la vidéo de Polygon, j'ai aussi été particulièrement intéressé par le travail et la trajectoire de Muriel Tramis. Née à la Martinique, elle fait des études d'ingénieure puis débute sa carrière chez Aérospatiale, à programmer des drones. Vite mal à l'aise dans le milieu de l'armement, Muriel Tramis part travailler chez l'éditeur Coktel Vision où elle pourra diriger et développer des jeux d'aventures assez sidérants d'ambition :

Très vite, Muriel Tramis a envie de créer des histoires et des images à l’aide de l’outil informatique. Elle programme Méwilo, son premier jeu d’aventure, en collaboration avec l’écrivain martiniquais Patrick Chamoiseau (futur prix Goncourt) et le graphiste Philippe Truca. L’intrigue est située à Saint-Pierre (Martinique), le 7 mai 1902, veille de l’éruption de la montagne Pelée. Le joueur doit s’identifier à un parapsychologue de renom venu enquêter sur une affaire de zombi qui hante une habitation békée.

Forte de ce succès, elle prend le statut d’auteur de logiciels et elle crée un deuxième jeu, qui tient du wargame et du jeu de rôle : Freedom ou les Guerriers de l’ombre. Le scénario, toujours coécrit avec Patrick Chamoiseau, met en scène un esclave qui dispose d’une nuit pour s’échapper d’une plantation du XVIIIe siècle. Phases tactiques d’affrontement, à mains nues ou au coutelas, mais aussi facteurs humains, discrétion, persuasion et jeu d’alliances sont les différents ingrédients de ce jeu de stratégie.

[Muriel Tramis]

Muriel Tramis a reçu la légion d'honneur en 2018, et depuis elle semble jouir enfin de la reconnaissance qu'elle mérite (voir par exemple ce récent article universitaire consacré à son parcours). On peut trouver de nombreuses interviews d’elle sur Youtube, par exemple ce long entretien récent :

3. Le génie belge

La semaine dernière sur reddit /r/Belgium, quelqu'un a posé une question simple mais excellente : “Dans quels domaines inattendus la Belgique est-elle à la pointe mondiale ?

C'est ainsi que j'ai découvert que la Belgique est un leader mondial de la fabrication d'énormes grues ("Sarens. Nothing too Heavy, Nothing too High"), des projecteurs de cinéma, de l'élevage de chevaux de concours (1/3 des chevaux des jeux olympiques venaient de Belgique), de la fabrication des boules et tapis de billard (Iwan Simonis a malheureusement beaucoup souffert des inondations de juillet dernier), de l’exportation de sable et de légumes congelés, du dressage de rats pour le déminage et le diagnostic de la tuberculose, de la recherche dans les semi-conducteurs, du développement de nouvelles variétés de chrysanthèmes, ou encore de la production du technétium 99m, un isotope utilisé pour réaliser des millions de diagnostics chaque année.

Mais ce qui m'a le plus surpris, c'est le poids énorme de Cartamundi, le plus grand fabricant de cartes à jouer au monde, qui produit désormais 25 milliards de cartes par an, notamment les cartes Pokémon, celles de Magic: The Gathering, ou encore celles du UNO.

Vous pouvez voir ici un petit publi-reportage (qui commence à dater un peu) montrant les étapes de la fabrication d'un jeu de 52 cartes standard :

On n’y voit malheureusement pas ce qui m'intéressait le plus, à savoir la méthode utilisée pour créer des paquets de cartes Magic ou Pokémon contenant une sélection de cartes aléatoires, mais dont le degré de rareté est déterminé à l'avance.

Avec un peu d’acharnement, j'ai fini par trouver la machine utilisée à la fin d'une vidéo de youtubeur magie allemand (je ne recule décidément devant aucun sacrifice pour vous) :

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Et ce sera tout pour cette fois.

À la semaine prochaine pour Coupé au montage !

M.