Bonsoir tout le monde.

Je sais pas pourquoi mais en ce moment je ne pense qu’à manger.

1. La blancheur du riz

Dans la seconde moitié du XIXe siècle, le Japon sortait de deux siècles et demi d’isolement et de 15 ans de guerre civile, et il était bien décidé à rattraper le temps perdu pour devenir une nation moderne. Cela passa notamment par la construction d’une flotte de guerre imposante, au service d’une politique impérialiste brutale dont une bonne partie de l’Asie allait bientôt faire les frais.

Mais les puissants navires de la marine japonaise cachaient un honteux secret : au début des années 1880, près de la moitié des marins à leur bord étaient frappés par une maladie invalidante, appelée kakke en japonais. Les marins succombaient progressivement à une grande fatigue, accompagnée de douleurs et d’un engourdissement progressif de leurs membres, ainsi que de troubles cardiaques et neurologiques. Les marins restés à terre n’étaient pas épargnés. Tous les médecins militaires du pays cherchaient frénétiquement à isoler les causes de ce désastre, qui ne semblait frapper que la marine japonaise.

Le kakke touchait depuis plusieurs siècles les membres de l’aristocratie japonaise — la tante de l’empereur, la princesse Kazu, en était morte en 1877 — et les samuraïs qui venaient à Edo retournaient prestement dans leur province pour lui échapper, sitôt qu’ils sentaient les premiers symptômes apparaître. Mais avec la modernisation du pays, la maladie devenait de plus en plus fréquente dans le reste de la population, notamment dans les villes et dans l’armée. Personnellement touché, l’empereur était prêt à financer beaucoup de recherches pour en venir à bout.

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Ailleurs dans le monde, le kakke porte le nom de béribéri (« je ne peux pas, je ne peux pas » en cinghalais). La maladie est causée par une carence en vitamine B1, qui est notamment présente dans le riz complet, mais absente du riz blanc. Dans le Japon pré-Meiji, le riz blanc était cher et réservé aux aristocrates, mais avec la mécanisation, le riz blanc, plus facile à conserver et toujours auréolé de prestige, était fortement consommé en ville :

La source de la carence était l’alimentation urbaine. Dans les campagnes, beaucoup de pauvres gens mangeaient un mélange de millet et de riz brun, qui conservait son enveloppe riche en protéines. Mais dans les villes, le riz décortiqué et poli l’avait remplacé. Plus facile à stocker, à cuisiner et à manger, le riz blanc était un signe de richesse.

La médecine traditionnelle possédait déjà des remèdes à la maladie : le sarrasin, les grains d’orge ou les haricots azuki offraient un apport involontaire en vitamine B1. Mais le Japon “moderne” considérait de plus en plus la médecine traditionnelle comme archaïque.

[Eating Too Much Rice Almost Sank the Japanese Navy]

Kanehiro Takaki

Kanehiro Takaki était un jeune médecin, entré dans la marine en 1872 afin de financer des études en Angleterre. Il y avait étudié l’épidémiologie, ainsi que la façon dont la médecine anglaise avait établi que les carences du régime alimentaire des marins causaient le scorbut.

En 1882, revenu au Japon, Takaki devint vice-directeur du bureau médical naval. Il put commencer à collecter les données qui faisaient jusqu’alors défaut pour adopter l’approche épidémiologique apprise en Angleterre :

Takaki rejetait l’hypothèse des médecins occidentaux, qui attribuait le béribéri à “des températures élevées, l’humidité, l’air vicié, la promiscuité, le travail de force, l’épuisement nerveux, la nourriture rustique, etc.” Toutes les marines devaient affronter ces difficultés, mais seuls les Japonais avaient un problème de béribéri.

Takaki commença à soupçonner l’alimentation de la marine. Il demanda au ministre de la marine de lui permettre d’enquêter, mais la marine était sceptique. Les médecins formés en Allemagne de la prestigieuse université impériale de Tokyo pensaient tous à une origine bactérienne. […]

Dans ce système, les équipages des navires devaient acheter leur nourriture à la cambuse. Seul le riz blanc était gratuit. Les officiers avaient assez d’argent pour se permettre un régime plus nutritif, mais les marins se retrouvaient souvent à survivre uniquement de riz blanc.

[Eating Too Much Rice Almost Sank the Japanese Navy]

Takaki était persuadé que le problème était un manque de protéines, et il lutta donc pour imposer des rations plus équilibrées. Mais l’état major était inquiet pour le moral des troupes : le riz blanc était un signe de progression sociale, et on craignait des mutineries si on forçait les marins à revenir à une alimentation de paysans :

Takaki n’avait pas tout à fait raison : il pensait que le problème était les protéines, plutôt que la thiamine. Mais comme la viande était chère, Takaki proposa de donner aux marins de l’orge, riche en protéines, et qui se trouve être aussi riche en thiamine. Face à la réussite [de ses premiers tests], la marine ajouta de l’orge aux rations. En quelques années, le béribéri avait presque entièrement disparu de la marine.

Mais seulement de la marine. Takaki devint médecin chef de la marine en 1885, mais d’autres médecins attaquaient ses théories et contestaient ses résultats. La triste conséquence fut que si la marine mangeait de l’orge, l’armée de terre ne mangeait que du riz. D’après Alexander R. Bay, le recours à l’orge sentait la médecine traditionnelle japonaise à plein nez pour des médecins formés en Occident. De plus, les recrues s’engageaient notamment parce qu’on leur promettait tout le riz blanc qu’elles voudraient manger.

[How Killer Rice Crippled Tokyo and the Japanese Navy]

Les preuves empiriques de l’approche de Takaki ne convainquirent pas l’état major de l’armée de terre, qui continuait à trouver que tout cela ressemblait trop à la médecine traditionnelle chinoise. Cependant, les officiers constataient d’eux-mêmes sur le terrain que les prisonniers, nourris d’un mélange de riz et d’orge, étaient en meilleure santé que leurs soldats. Ce régime fut donc adopté officieusement par l’armée de terre, en temps de paix. Mais lors de la première guerre sino-japonaise, en 1894-1895, on en revint au riz blanc seul, pour gonfler le moral des troupes. Les résultats furent catastrophiques : le béribéri tua 4000 soldats et en hospitalisa plus de 40 000.

Attaqué par les médecins de la marine, le bureau médical de l’armée contre-attaqua avec un article publié sous pseudonyme. “L’armée n’a pas besoin de médecine traditionnelle, de spéculations statistiques, ni de théories vieilles de 1890 ans pour résoudre son problème de béribéri”, affirmait l’article. “Elle a besoin de connaissances scientifiques fondées sur la médecine expérimentale.” […]

Vingt ans après que Takaki avait éradiqué le béribéri de la marine, le Japon fit la  guerre à la Russie en 1904-1905. L’armée de terre hospitalisa 250 000 soldats souffrant du béribéri, dont 27 000 moururent. Le choc de ce bilan vint à bout de la résistance de l’armée. Au milieu de la guerre, en février 1905, le général Masatake Terauchi ordonna à l’armée de mélanger de l’orge avec son riz.

[Eating Too Much Rice Almost Sank the Japanese Navy]

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Je ne sais pas grand chose de la vie dans l’armée française, sinon que j’avais lu une fois que la nourriture y est très bonne par rapport à ce dont la moyenne des soldats se contente habituellement, donc dans le doute je suis allé voir ce dont il retournait, et je vous laisse juger :

2. La cuisson du riz

Sur un thème adjacent : le cuiseur à riz automatique est une invention japonaise, et son histoire a donné lieu à une guerre commerciale qui n’est pas sans rappeler cet excellent film. Si les premiers modèles industriels remontent au début du XXe siècle, ils exigeaient une intervention humaine pour surveiller la cuisson. Il fallut attendre l’après-guerre pour qu’un fabricant de chauffe-eau et sa femme parviennent à mettre au point ensemble un rice cooker automatique destiné aux particuliers, pour le compte de Toshiba.

Minami [le mari] avait les compétences techniques, mais c’était Fumiko [son épouse] qui savait faire cuire le riz. Et elle le faisait chaque jour sur un four Kamado pour nourrir les six enfants du couple. Pour gagner du temps, Minami hypothéqua la maison familiale, pendant que Fumiko étudiait les rice cookers électriques existants sur le marché. En règle générale, une fois l’eau contenue dans une casserole de riz totalement absorbée ou évaporée, la température augmente rapidement (la température de l’eau liquide ne peut pas dépasser 100℃, ce qui n’est pas le cas de celle du riz). L’ingrédient secret fut finalement un interrupteur bimétallique fourni par Toshiba, qui éteignait le rice cooker en se tordant quand la température dépassait les 100℃.

Fumiko testait sans relâche les prototypes. Elle fit cuire du riz sur le toit, au soleil, et dehors pendant les matins frais. Empêcher la cuve de perdre sa chaleur s’avérait difficile, jusqu’à ce que Yamada se souvienne qu’à Hokkaido, où les hivers sont glaciaux, les cocottes sont fortement isolées. Le produit final se composait donc de deux cocottes enchâssées, et recouvertes de trois couches d’acier. Le rice cooker automatique de Toshiba était enfin prêt.[…]

Moins d’un an après, Toshiba produisait 200 000 rice cookers par mois.

[The Battle to Invent the Automatic Rice Cooker]

Je suis souvent surpris du point auquel les cuiseurs à riz sont peu répandus en France, alors que c’est absolument merveilleux, et que dans le même temps on se fait fourguer un nombre invraisemblable d’appareils électriques qu’on sort deux fois l’an, dans le meilleur des cas (pierrade, réchaud à fondue, appareil à fajitas, que sais-je, l’imagination de Téfal est sans limite). L’excellente newsletter culinaire Vittles avait consacré une édition à la question, cet été :

Si le rice cooker électrique est omniprésent dans les foyers d’Asie, il est relativement rare au Royaume-Uni, et souvent vu comme une curiosité ou un gadget inutilement complexe. […] Mais il y a peut-être une autre raison, plus profonde. L’attrait fondamental du rice cooker est l’idée radicale que l’automatisation peut produire systématiquement un résultat de qualité supérieure au travail manuel. Cela contredit un principe souvent tacite, et qui sous-tend les techniques culinaires artisanales qui ont connu un succès inconditionnel ces dernières années : pour que quelque chose ait réellement de la valeur, il faut que sa production ait été laborieuse. […]

En cuisine, on pétrit et on laisse fermenter la pâte de son propre pain dans l’espoir que ces efforts donneront un pain de meilleure qualité. Les rice cookers, à l’inverse, vous offrent un résultat de meilleure qualité en vous soulageant de tout le travail.

[Vittles 6.15 - Rice Cookers]

Il y a là quelque chose qui ressemble à ma propre réticence à acheter les espèces de robots tout-en-un type Cooking Chef, comme si mon risotto allait se trouver diminué d’avoir été touillé par un bras robotique.

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C’est une idée qu’on retrouve, au passage, dans cet article fort divertissant sur la quête du rice cooker ultime :

Sans parler de leurs publicités où un beau gosse fait du riz pour pécho (notons l’effort minimal du mec vu que ça implique seulement d’appuyer sur un bouton, on n’est pas vraiment dans Toque Chef).

[Le rice cooker et moi : à la recherche du cuiseur de riz parfait]

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Si vous avez déjà utilisé un cuiseur à riz, en tout cas, vous avez déjà vu le petit godet doseur qui accompagne l’appareil :

Si son histoire vous intéresse, je vous recommande cette édition de la newsletter Counting Stuff, que m’avait gentiment relayé @dr_cyno et qui lui est intégralement consacré :

Ce volume de 180mL est le gō (合) japonais. En 2020, il est essentiellement utilisé pour mesurer deux choses : le riz et le saké. Mais c’est une unité qui a une longue histoire, et l’histoire d’une unité de mesure est toujours amusante parce qu’elle est inévitablement liée à la civilisation, au commerce et à la science.

[Let's Talk Rice Measurements - The History of a little cup]

3. Compléments

C’est la fin du mois alors j’en profite pour revenir sur quelques sujets des dernières newsletters.

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Il y a quelques semaines, je vous parlais, la larme à l’œil, d’une partie de Zelda BOTW partagée avec mon fils. La semaine dernière, en regardant Louder than Bombs de Joachim Trier (inexplicablement sorti sous le titre Back Home en France), j’ai eu confirmation qu’il valait mieux éviter d’attendre qu’il ne soit trop tard avant de s’intéresser aux passe-temps de ses enfants :

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Ces derniers temps, j’ai aussi parlé plusieurs fois d’équipements collectifs et de cités idéales, et je vous recommande donc vivement ce fil twitter :

[Cliquez sur le tweet pour lire la suite]

On m’a également recommandé ce livre, que je suis assez curieux de découvrir :

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Et ce sera tout pour cette semaine.

Portez-vous bien, n’oubliez pas vos vitamines.

M.

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