Bonsoir tout le monde.

Avant toute chose, merci du fond du cœur pour vos commandes sur notre boutique Etsy. Vous avez voté avec vos portefeuilles et manifestement vous voulez plus de blagues — vos suppliques ont été entendues. Pour patienter, le temps que je retrouve mon sens de l’humour, prenez déjà ces quelques cartes postales miraculeuses.

Allez, on n’a pas que ça à faire, c’est l’heure des choses intéressantes.

1. Morues !

Comme le rappelait en septembre sur France Culture l'excellente Anaïs Kien, l'histoire des conflits entre états européens autour des droits de pêche est fort longue, et ces conflits se sont souvent cristallisés en Islande :

Les eaux autour de l’Islande sont particulièrement poissonneuses et les pays d’Europe occidentale viennent s’y fournir sans grande considération pour cette colonie scandinave du bout du monde connu. Mais l’Islande a mis les moyens sur la table pour défendre ses ressources halieutiques assez tôt. En 2015 un décret local en vigueur depuis quatre siècles a été aboli par le Parlement islandais qui autorisait à tuer les Basques en Islande depuis 1615 pour leur interdire la chasse à la baleine. Un autre Etat se voit interdit de séjour après quelques échauffourées sur mer : l’exaspération conduit au meurtre d’un marin anglais sur l’île en 1532, résultat de la rivalité en matière de pêche de l’Angleterre et de la Ligue hanséatique, l’association des villes marchandes germaniques de l’Europe du Nord riveraines de la mer du Nord et de la mer Baltique. Les Anglais sont interdits dans le secteur pendant trois siècles et demi jusqu’au XIXe siècle, où ils réapparaissent avec filets et bateaux dans la région et avec eux le retour des ennuis.

[La pêche, le poison de l’histoire européenne]

Dans la seconde moitié du vingtième siècle, les conflits autour des zones de pêche islandaises devinrent plus amers, au point qu'on a parlé de guerres de la morue. Chaque fois que l'Islande, nouvellement indépendante, décidait d'étendre ses eaux territoriales pour en interdire l'accès aux chalutiers étrangers qui les vidaient de leurs poissons, les pays qui avaient l'habitude d'y pêcher se plaignaient de cette atteinte manifeste à la liberté maritime.

Extension de la Zone économique exclusive de l'Islande.

Les Britanniques, en particulier, déployèrent à plusieurs reprises des frégates militaires pour escorter leurs chalutiers et, s'il n'y eut pas à proprement parler de combats ni de déclaration de guerre, les divers incidents et collisions qui en résultèrent firent tout de même un mort, côté islandais.

Collision entre le Scylla et Óðinn

Au bout du compte, l'Islande obtint gain de cause parce que les démonstrations de force britanniques étaient ruineuses, et parce qu'elle sut jouer du contexte de guerre froide, menaçant de fermer une base de l'OTAN installée sur son sol. Les Britanniques en ont gardé une certaine amertume. Dans la bataille, l'Islande parvint à faire enrager Henry Kissinger sans avoir à subir de coup d'état, et rien que pour ça je lui tire mon chapeau.

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Si aujourd'hui le Brexit fait craindre de nouvelles tensions autour des droits de pêche revendiqués par le Royaume-Uni, je préfère vous parler d'une autre histoire de poissons : les Yagans, un peuple indigène du sud du Chili qu'on a longtemps crû éteint, sont récemment parvenus à faire reculer l'état chilien et Nova Austral, une société au capital majoritairement norvégien qui élevait des saumons sur leurs côtes :

En 2016, nous explique Geremia Cometti, un microbe a causé la perte de plus de 30,000 tonnes de saumon en cage dans l'industrie de Patagonie. Avec le soutien du gouvernement, les producteurs ont jeté ces tonnes de saumon dans la mer, ce qui a engendré la mort de nombreux pingouins, dauphins et lions de mer. C'est à ce moment-là que cette situation, où l'activité économique dégrade la biodiversité au sein des communautés autochtones, a attiré l'attention de grands organismes comme Greenpeace, qui a alors commencé à enquêter sur les dégâts causés par ces déchets. Malgré tout, dès début 2016, l'Etat chilien avait déjà délivré des concessions à diverses entreprises privées pour pouvoir exploiter les mers environnantes. Trois ans plus tard, ces mêmes entreprises installaient des cages destinées à l'élevage de saumon, faisant chacune la taille d'un terrain de foot. C'est alors que les Yagans rentrent en contact avec Greenpeace pour lutter contre ces méthodes extractivistes, pour finalement obtenir gain de cause.

["Les droits des êtres humains pourraient être subordonnés à ceux de la nature"]

Cette fois, la bataille n'a pas été gagnée sur le terrain géopolitique, mais essentiellement sur celui de l'image :

Grâce également à l’aide de Greenpeace, les Yagans ont réussi à gagner une bataille juridique et à forcer la multinationale à partir. Ce n’était certainement pas acquis si l’on considère que le Chili est le deuxième producteur mondial de saumon et que ce poisson est la deuxième exportation chilienne après le cuivre. En 2019, le roi et la reine de Norvège sont venus à Puerto Williams pour rendre hommage à l’investissement du Nova Austral. L’accueil cependant ne leur fut pas favorable: les Yagans se peignirent comme leurs ancêtres et, soutenus par l’ensemble de la communauté locale, affirmèrent que la royauté – et l’industrie du saumon – n’étaient pas les bien-venus. Ce fait, révélé dans la presse et documenté par des vidéos, les a rendus célèbres ainsi que leur lutte.

[Les Yagans, éternels survivants — l’interview est passionnante]

Vous pouvez entendre Geremia Cometti interrogé par Marie Sorbier sur France Culture pour quelques anecdotes supplémentaires sur la genèse de son travail (et constater une nouvelle fois que c'est pas simple d'obtenir d'un chercheur qu'il réponde aux questions posées).

2. Les grandes oreilles

À Tallinn, la capitale de l'Estonie, les soviétiques inaugurèrent en 1972 l’hôtel Viru, une tour ultra-moderne de 22 étages qui accueillait les étrangers en visite aux portes de la vieille ville.

Enfin, il n’y avait que 22 étages si l’on se fiait aux boutons de l’ascenseur. Au-dessus se trouvait en réalité un 23e étage secret, dédié à la surveillance des 22 autres.

Personne n’a jamais su combien d’agents du KGB se trouvaient au grenier. Vu la configuration des lieux, ils pouvaient être trois ou quatre à se relayer vingt-quatre heures sur vingt-quatre par équipes de deux derrière les magnétos. Pour gagner leur poste d’écoute, ils empruntaient un petit escalier de fer, au fond d’un couloir du dernier étage. Ensuite, ils s’enfermaient dans une pièce d’une dizaine de mètres carrés, dont la porte exhibait un étrange écriteau en cyrillique, visible du couloir : «Ici, il n’y a rien».

[Estonie : le KGB logeait au 23e étage]

La surveillance exercée était si peu subtile qu’elle vira rapidement à la farce pour les étrangers en visite (j’ai lu quantité d’anecdotes absurdes qu’on raconte aussi, avec quelques variations, dans d’autres pays de l’ancien bloc Est), et se reporta donc sur le harcèlement des employés.

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À la chute du Mur, les hommes du KGB sont apparemment partis assez précipitamment, en laissant derrière eux une partie de leur matériel. En 2011, le fameux étage fantôme a donc été transformé en musée par le groupe finlandais qui a racheté l'hôtel. Tout a été fait pour conserver intacte l'ambiance de l'époque, jusqu'à l'odeur de renfermé, s’il faut en croire les compte-rendus des visiteurs. “De nombreux gadgets d’espions ont été conservés. Un porte-monnaie piégé, qui crache de la peinture sur les doigts de quiconque l’ouvre – un moyen de débusquer les employés « voleurs ». Des appareils photos qui pouvaient photographier toute une pièce à travers le judas…” Et évidemment, on peut y voir de nombreux micros, qui étaient cachés un peu partout dans l’hôtel (téléphone, bibelots, cendriers, etc.), ainsi qu’une salle dédiée à l’écoute et aux enregistrements.

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De l'autre côté du Mur : j'avais été fasciné par cette émission d'Arte Radio à propos de la station d'écoute américaine de Teufelsberg (“la montagne du diable”), à Berlin-Ouest, une colline artificielle formée par les gravats issus des bombardements alliés de la fin de la deuxième guerre mondiale, sous lesquels repose un énorme bâtiment nazi, et sur lesquels la NSA a construit une station d'écoute destinée à capter tout ce qu'elle pouvait en provenance du bloc Est :

Wikipédia indique qu'après la réunification, il a été envisagé de construire un musée de l'espionnage sur Teufelsberg, mais que le projet a été abandonné. Aujourd'hui le site se visite mais c'est surtout un spot de type urbex prêt-à-instagrammer.

3. Les cascadeurs assis

La semaine dernière, j'ai appris au hasard d'un podcast de la radio publique allemande que dans la série Le Jeu de la dame, les parties d'échecs du personnage principal n'étaient pas jouées par l'actrice Anya Taylor-Joy, mais par une véritable joueuse d'échecs, Filiz Osmanodja. Cette dernière explique avec une modestie désarmante qu'elle a simplement répondu à un casting sur Facebook, et que son travail a juste consisté à mémoriser les parties à jouer. Quand la journaliste qui l'interviewe compare son travail à celui d'un pianiste engagé comme doublure des mains d'un acteur, Filiz Osmanodja répond que bouger les pièces avec l'assurance d'une joueuse aguerrie serait tout de même plus simple à apprendre pour un rôle que jouer d'un instrument correctement.

Je n'ai pas dépassé le premier épisode du Jeu de la dame (je ressens toujours un malaise diffus face aux productions Netflix, qui utilisent les codes visuels du cinéma mais les ressorts dramatiques des séries), mais il y a quelque chose qui m'intéresse dans cette ambition naturaliste appliquée à un jeu dont les nuances échappent à l'immense majorité des spectateurs.

De mon point de vue, c'est la nerdification du grand public depuis 20 ans qui conduit à accorder une valeur croissante à l’authenticité technique de scènes dont l'enjeu narratif (généralement fort simple) est ailleurs. C'est un peu comme quand le deuxième Matrix a mis un point d'honneur à montrer Trinity hackant un système informatique en utilisant nmap, comme une vraie hackeuse ou, surtout, la scène de poker interminablement pédagogique de Casino Royale :

Casino Royale est sorti alors que la mode du Texas Hold'em battait son plein, et le réalisateur Martin Campbell, qui n'entendait rien au poker, était inquiet en lisant le script : ça promettait d'être chiant. Il a donc embauché un joueur professionnel qui a appris à Mads Mikkelsen à tripoter ses jetons comme un pro, et a donné la fièvre du poker à toute l'équipe. De plus, le monteur Stuart Baird avait déjà travaillé sur Maverick, un film de poker adapté d'une série des années 60, et sa contribution a été essentielle à la lisibilité des scènes de casino. Il a notamment recommandé dès le départ d’avoir le maximum de caméras en place pour pouvoir saisir tous les personnages individuellement :

Baird regardait les rushes sur le plateau et montait les scènes en temps réel, en s’assurant que le rythme du poker restait vif. Pour raconter et expliquer le jeu, Mathis (Giancarlo Giannini), le contact de Bond, regarde de loin avec Vesper et explique les mains, les chances et les motivations de chaque joueur. Pour les spectateurs peu au fait du jeu et des implications d’une mise, d’un check ou d’un call, ses commentaires constituent un guide utile. “Il fallait des plans sur les observateurs, surtout Vesper et Mathis,” dit Campbell, qui fait l’éloge des choix économiques de Baird. “Sans ce matériau, on ne peut pas contrôler le rythme du montage.”

[Casino Royale’s poker scene was as elaborate as a James Bond stunt]

Je suis bien obligé de constater la réussite technique de ces scènes (on arrive à suivre alors que c'est le bordel), mais je trouve tout de même le dispositif inutilement pesant. Peu m’importe l’authenticité : en tant que spectateur, je préfère quand Maverick sort une quinte flush à l'as, même si c'est peu vraisemblable — ce qui compte, c'est que ce soit cinégénique.

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Pour la route, je vous recommande quelques articles lus cette semaine à propos de véritables joueuses d'échecs : un papier d'Anne-Lise Fantino sur les carrières trop brèves des grandes joueuses et la misogynie habituelle du milieu, et un article de Simon Usborne sur la vie étonnante de Judith Polgar, qui est peut-être la personne réelle la plus semblable à l'héroïne du Jeu de la Dame.

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Et ce sera tout pour cette semaine.

Portez-vous bien, n’oubliez pas que les jours vont bientôt commencer à rallonger, c’est toujours ça qu’on ne nous prendra pas.

M.

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