Bonsoir tout le monde.

Cette semaine c’est léger, promis.

1. L’ossaturisme

Toujours un peu en retard, ma compagne et moi avons entamé le week-end dernier la série Lupin de Netflix (c’est très bien, n’écoutez pas les pissefroids, y a même pas d’apartés face caméra). Et quelle ne fut pas notre surprise de voir apparaître, dans une des toutes premières scènes, un bâtiment bien connu à Montreuil :

(contrairement à ce que le cadrage laisse penser, Croix de Chavaux c’est pas franchement la zone)

Il s’agit de l’École Nationale de Musique et de Danse, plus généralement appelée « le conservatoire ». Avouez qu’il en jette.

Photo : Fred Romero

L’ENMD a été construite entre 1968 et 1976 sur des plans de l’architecte Claude Le Goas, qui fut aussi l'urbaniste de la ville de Montreuil jusqu'en 1990. On lui doit également Mozinor, un autre bâtiment remarquable de Montreuil, et une grande partie des cités de la ville.

Ce conservatoire est souvent présenté comme typique de l’architecture des années 60-70. On le rapproche parfois du centre Pompidou en raison de sa structure apparente (on parle de structuralisme ou d’ossaturisme), mais l’influence majeure reste le fonctionnalisme : la forme du bâtiment est dictée par sa fonction. Les longues coques d’acier abritent des salles de répétition individuelles, en saillie du cœur du bâtiment, où se trouve la salle de répétition pour orchestre et qui, lui, est réalisé en béton. L’architecte voulait des coques en métal d’une seule pièce, mais les difficultés d’accès du chantier ont eu raison de sa coquetterie (il aurait fallu faire livrer les coques par hélicoptère). De plus, elles auraient dû être dans un acier conçu pour se couvrir naturellement d’une couche d’oxydation protectrice, mais c’est finalement une autre finition qui a été retenue, avec tout de même un coloris « acier rouillé ».

Il y a plein d’idées étonnantes dans ce bâtiment. Les salles de répétition individuelles suspendues et indépendantes sont très bien isolées phoniquement. Ensuite, la structure métallique est formée de poutrelles creuses et soudées ensemble, qui sont entièrement remplies d’eau pour des raisons de lutte contre l’incendie (l’eau permet de dissiper la chaleur et d’augmenter la résistance de la structure au feu). C’est une technique datant du XIXe siècle mais qui n’avait jusqu’alors été que peu employée en France.

(j'ai trouvé toutes les informations des paragraphes précédents dans un fascicule très bien réalisé par le département de la Seine-Saint-Denis, que vous pouvez lire ici)

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Comme je le disais il y a deux semaines, l'architecture des années 60 connaît un retour en grâce relatif ces dernières années, notamment parce qu'elle passe bien à l'écran. Si à mon goût le conservatoire de Montreuil est suffisamment original pour avoir toujours eu de la gueule, l’urbanisme sur dalle dans lequel il est censé s'insérer a fort mal vieilli. Espérer parquer les piétons dans un petit enclos est voué à l’échec, et toujours une manière d’abandonner en réalité la ville aux voitures. La place autour du conservatoire, isolée de la rue, est peu fréquentée et assez triste.

C'était également le cas du quartier de Montreuil où j'habite, celui de la mairie. Claude Le Goas y avait créé un centre commercial / pôle multimodal qui coupait la ville en deux, et se trouvait dans un état déplorable dans les années 1990.

Centre commercial Terminal 93 et la gare routière - 1991 — il y a un bel historique du quartier de la mairie sur le site de la ville de Montreuil

Après le départ en retraite de Claude Le Goas, au début des années 90, la conception d'un plan d'urbanisme ambitieux a été confiée à un architecte portugais que j’adore, Alvaro Siza, afin de désenclaver ce centre-ville.

1993 ALVARO SIZA EMMANUELLE ET LAURENT BEAUDOUIN, URBANISTES, CENTRE VILLE DE MONTREUIL - des tonnes de documents sont visibles sur le site du cabinet Beaudouin Architectes, qui a assuré la maîtrise d’œuvre du projet

Le chantier a finalement débuté en 1999, mais vu l'ampleur des travaux (démolition et désamiantage des bâtiments, création d'un énorme bassin de rétention d'eau pour atténuer les effets des orages, construction de commerces, d'un nouveau théâtre et d'un cinéma, etc) et les aléas politiques, les différents chantiers n'ont été réellement achevés qu'en 2019, avec la fin de la rénovation des tours de bureaux. Rebaptisées "Altaïs", elles abritent aujourd'hui l'ensemble des services municipaux (au prix d'un tour de passe-passe immobilier : la ville en est désormais locataire, et plus propriétaire).

Pour moi qui n’avait pas mis les pieds à Mairie de Montreuil depuis les années 90 avant de m’y installer en 2018, je peux vous dire que ça fait un choc en sortant du métro.

2. Encore un coup des ayant-droits

Toujours à propos de Lupin, j'offre aux réactionnaires qui se plaignent du choix d'Omar Sy cette histoire venue du Japon, où Arsène Lupin a un petit fils caché.

Lupin III (ルパン三世, Rupan Sansei) est une série de manga et d'anime créée en 1967 par Kazuhiko Katō (加藤一彦, Katō Kazuhiko) sous le pseudonyme de Monkey Punch (モンキーパンチ, Monkîpanchi) dans Weekly Manga Action. […]

Le héros est présenté comme étant le petit-fils d'Arsène Lupin, le gentleman cambrioleur créé par Maurice Leblanc. Monkey Punch n'ayant pas demandé aux ayants droit de Maurice Leblanc la permission d'utiliser le nom de Lupin, un accord a finalement été conclu stipulant que le nom de Lupin ne pouvait être utilisé qu'au Japon. C'est pour cela qu'en France le personnage s'appelle Edgar de la Cambriole (dans la série d'animation Edgar, le détective cambrioleur), Vidocq IV ou encore Rupan III (prononciation japonaise de Lupin III), alors qu'en Grande-Bretagne et parfois aux États-Unis il a été rebaptisé Wolf (« loup » en allemand et en anglais).

[Lupin III sur Wikipédia]

Le manga a connu de nombreuses adaptations sous forme de séries et de long-métrages d’animation, que je ne connais pas suffisamment bien pour vous les présenter en détail. Fort heureusement, vous pouvez lire ce passionnant fil twitter si vous voulez savoir par où commencer :

Comme beaucoup de gens de mon âge, j’ai de vagues souvenirs de la diffusion télé d’Edgar de la Cambriole, et j’ai découvert il y a quelques années le long-métrage Le Château de Cagliostro, parce qu’il a été réalisé par Miyazaki et Takahata (sur twitter, le spécialiste cité plus haut précise d’ailleurs que c’est plutôt un film de Miyazaki avec les personnages de Lupin III qu’un film Lupin III réalisé par Miyazaki).

Au fil de ses différentes incarnations, on constate que Lupin III est un personnage très malléable, qui peut varier considérablement d'une œuvre à l'autre. Heureusement, il y a un code couleur pour s’y retrouver :

D’une manière générale, les vieilles séries animées sont plus destinées au jeune public et un peu aseptisées par rapport au manga, un peu comme le long métrage en 3D sorti en 2020, ce qui n’est pas le cas des séries récentes.

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Lupin VIII - magazine

Là où je voulais en venir : au début des années 1980, à l’aube de la pleine époque des coproductions franco-japonaises (Ulysse 31, Les Cités d’Or, Pole Position, Jayce et les conquérants de la lumière, MASK, etc.), la société de Jean Chalopin DiC et le studio japonais TMS travaillent sur un concept intitulé Lupin VIII, qui déplacerait les personnages de Lupin III dans le futur et dans l'espace :

L’action se situe en 2100 dans un Paris futuriste où Lupin VIII, descendant de Lupin III, est un détective privé (et non plus un voleur) qui vit sur un astéroïde qui se déplace grâce à un ballon dirigeable. On devait y suivre ses enquêtes et ses mésaventures en compagnie de Rhapsody (Jigen) et Katana (Goemon), mais aussi la baronne Marie-Lucile de Tendre Emoi (Fujiko), femme d’affaire le jour et voleuse la nuit.

Lupin VIII était un projet intéressant initialement né de l’initiative du président de TMS, Yutaka Fujioka. Dotée d’un staff de rêve (Shingo Araki, Rintarō…) réunissant une bonne partie de l’équipe qui avait travaillé sur Ulysse 31 ainsi que d’un très beau budget (plus de 8 000 dessins par épisode, contre 3 à 4 000 dessins pour Lupin III), la série aurait même dû être diffusée sur TF1 en début de soirée. Que s’est-il donc passé pour que le projet soit ainsi mis au placard ?

[Animes perdus #2 – Lupin VIII : Arsène et Compagnie]

Eh bien il s’est passé que les ayant-droits de Maurice Leblanc n’étaient pas du tout d’accord pour que le nom de Lupin soit utilisé en France, en tout cas pas sans un dédommagement si conséquent que le projet fut abandonné (ce qui est cocasse quand on pense à l’existence d’Arsène Lupin contre Herlock Sholmès).

Il existe un pilote de Lupin VIII, avec l'animation et les bruitages finalisés, mais sans doublage. Il était disponible sur Youtube jusqu’en 2019, mais je n’ai pas réussi à le voir, parce qu’il a apparemment été bloqué par les ayant-droits (encore eux — quoique cette fois il s’agit de TMS Entertainment).

Le Zenigata du futur, équipé d’une pipe à bulles / communicateur

Les scripts des six épisodes prévus sont dessinés par Monkey Punch et publiés au Japon. L’équipe qui vient de réaliser le pilote est redirigée vers un nouveau projet : Inspecteur Gadget, qui reprend une partie du travail fourni sur Lupin VIII.

3. Zigomar

Lupin n'est pas le seul personnage de feuilleton français à avoir connu une postérité officieuse au Japon.

Affiche promotionnelle par Leonetto Cappiello, 1909.
Zigomar est un personnage de roman-feuilleton créé par Léon Sazie, dont les aventures littéraires débutèrent en 1909 dans le quotidien Le Matin. Criminel masquant son visage sous une cagoule rouge, il dirige une bande de malfaiteurs — « la bande des Z » — opérant dans Paris. Face au succès, Léon Sazie publie six romans entre 1909 et 1924 et un recueil de nouvelles publiées en 1938. Le personnage est adapté au cinéma par Victorin Jasset dans une trilogie sortie entre 1911 et 1913.

[Zigomar sur Wikipédia]

Le feuilleton Zigomar était extrêmement populaire en France. Ici des livres cousus à la main par une lectrice, à partir des livraisons du feuilleton dans la presse :

(il y a d'autres exemples délicieux dans le fil)

Les deux premiers films de Zigomar sortent au Japon dès 1911-1912, et les Japonais n’avaient jamais vu ça :

[Le film] comportait de nombreux changements de scènes, ainsi que de multiples poursuites, deux nouveautés pour les spectateurs japonais habitués aux plans uniques sans mouvement de caméra. Par ailleurs, le protagoniste, héros malfaisant, n’expiait pas son crime

[Pascale Simon, “Le cinéma de Taishô et la censure”, dans La Modernité à l’horizon]

Ca marche tellement bien que des producteurs japonais décident de tourner leurs propres suites (4 rien qu’en 1912 !), qui connaissent elles aussi un vif succès, et suscitent une forme de panique morale qui rappellera quelque chose à ceux d'entre vous qui lisaient Télérama à l'époque où TF1 et la 5 diffusaient quantité de dessins animés japonais à destination de la jeunesse :

Le journal Asahi de Tôkyô s’était ému de l’influence néfaste de Zigomar sur les mineurs (les écoliers constituant majeure partie du public pour cette série), et publia à partir d’octobre 1912 une série de huit articles dénonçant cette série qui poussait au crime. En février de la même année, ce même journal avait d’ailleurs déjà mis en garde ses concitoyens contre les dangers du cinéma pour le jeune public. L’Asahi, s’en prenant au laxisme de la Préfecture de Police de Tôkyô, affirmait que des méfaits commis récemment (sans préciser lesquels) étaient clairement influencés par Zigomar.

Le résultat fut l’interdiction en octobre 1912 des séries de Zigomar (françaises et japonaises) et des films qui y ressemblaient.

[Ibid.]

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Après avoir perverti les écoliers japonais, Zigomar se réinvente une dernière fois dans les Balkans :

Dans un magazine serbe de bande dessinée destiné à la jeunesse, le scénariste Branko Vidić et le dessinateur Nikola Navojev publient en 1939 les aventures d'un homme masqué appelé Zigomar. Cependant, dans cette version, il est devenu un justicier américain qui s'allie avec le Fantôme pour combattre le crime. Cette bande dessinée s'exporte dans de nombreux pays, mais, sans doute pour des raisons de droits, Zigomar est rebaptisé « Masque Rouge » en France.

[Zigomar sur Wikipédia]

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Et ce sera tout pour cette semaine. Au passage, merci à tous ceux qui partagent et font lire cette newsletter, ça fait chaud au cœur. Si vous voulez m’écrire, pour une raison ou pour une autre (allez, soyez pas timides), vous pouvez simplement répondre à ce mail, votre message m'arrivera directement.

Portez-vous bien, tenez bon, faites la liste de tout ce qu’il faudra cramer quand on sera vaccinés.

M.

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