Bonsoir tout le monde.

Ce soir j'ai pleeein de trucs à vous raconter.

1. Sur la ligne

En Chine, la majorité des interactions quotidiennes passent par une même application, WeChat, qui regroupe réseau social, messagerie, système de paiement, contact avec l’administration, petites annonces, actualités, certificats de vaccination anti-covid, etc. Or toutes ces communications sont surveillées, filtrées, et censurées automatiquement. Pour les internautes chinois, les enjeux concrets de la vie quotidienne se cristallisent donc souvent autour du langage et de son emploi :

Lorsque tout ce qu'on dit est enregistré, la manière dont on s'exprime est un enjeu considérable. Le web chinois est avant tout un champ de bataille linguistique, hanté par ce qui en a été supprimé, constellé de no-go zones, silloné de phrases interdites. Sur WeChat, les utilisateurs jouent souvent au chat et à la souris, tentant de faire passer un message tandis que les censeurs (humains et IA, désormais) en effacent les occurrences identifiables des timelines et des chats.

[Speaking in stickers]

Au quotidien, plutôt que de dire ouvertement ce qu'on a sur le cœur, on s’exprime donc souvent à base de « stickers », de petites animations infiniment personnalisables, et qui ont l’avantage de permettre de dire les choses de manière oblique :

Les stickers sont devenus un mode de communication crucial lorsque l'implicite est préférable à l'explicite (...) Le niveau de grossièreté et de violence qu'ils peuvent exprimer suggère qu'ils sont relativement peu censurés, par rapport à d'autres aspects du web chinois. S'avoir s'exprimer avec des stickers donne un sentiment de maîtrise, d'agilité. La subversion jubilatoire, en roue libre, des conversations couvertes de stickers est souvent la seule chose qui permet de tolérer l'emprise de WeChat sur la vie quotidienne en ligne.

[Speaking in stickers]

Les stickers sont tolérés mais ne suffisent pas toujours. Une autre manière un peu plus dangereuse de jouer avec la censure automatisée consiste à employer des caractères homophones à ceux d'une expression interdite, par exemple le célèbre cheval de l'herbe et de la boue (草泥马). Plus récemment, pour contrer les progrès des systèmes de détection automatisés, les internautes chinois ont eu recours à des stratégies plus avancées et diversifiées :

How Chinese citizens use puns to get past internet censors

Prendre la parole en Chine, c'est toujours prendre un risque, qu'il faut tenter de calculer au mieux. Il s’agit d’envoyer la balle juste sur la ligne, à la limite de la faute, pour dire ce qu’on veut dire sans s’attirer les foudres des autorités. La difficulté étant qu’on ne sait jamais vraiment où est la limite, que cette limite peut bouger subitement et sans préavis, et qu’on risque gros si on la dépasse trop souvent.

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Pour pouvoir s'exprimer au-delà des limites, il faut pouvoir le faire anonymement. Dans Vice, Rachel Cheung raconte ainsi que des affiches anti Xi Jinping circulent dans le métro de Pékin via AirDrop, le système d'échange de fichier à courte distance d'Apple. Ça pourrait paraître anecdotique, mais les visuels échangés sont similaires à ceux d'affiches placardées par des étudiants chinois à l'étranger, anonymement là aussi :

"Même pour ceux qui vivent à l'étranger, la peur est réelle", explique à VICE un administrateur de CitizensdailyCN qui préfère rester anonyme. "Pour un Chinois, s'exprimer fait courir le risque d'être emprisonné ou de ne plus pouvoir voir ses parents jusqu'à la fin de ses jours. Trouver des modes de communication est donc particulièrement crucial"

[Anti-Xi Jinping Posters Are Spreading in China via AirDrop]

2. Schlager

Le schlager, figurez-vous, est un style musical populaire en Europe du Nord, notamment en Allemagne, et dont Wikipédia nous dit qu'il "se caractérise par des airs faciles à retenir, répétitifs, très rythmés et harmonieux, aux paroles simples, dans un registre humoristique ou sentimental". Il y a plein de sous-genres (c'est un peu comme si, en France, on avait une même appellation pour toute la musique de variété et tous les chanteurs à succès, des yéyés jusqu'à The Voice) mais disons qu'il s’agit, globalement, du type de chanson qui concourt à l’Eurovision :

En leur temps, France Gall ou Gilbert Bécaud connurent un certain succès en Allemagne dans ce genre. Et en 2020, Slate racontait (à ma grande surprise) comment “la jeunesse alsacienne dépoussière le schlager” :

Tom Mathis fait lui aussi partie de cette nouvelle génération qui offre aujourd'hui à ses fans un schlager dépoussiéré. En français d'abord, puis en allemand. À 30 ans, ce jeune papa originaire du nord de l'Alsace a un véritable fan-club. Avec près de 15 000 abonné·es sur sa page Facebook, deux albums à son actif et plusieurs dizaines de concerts en France et en Allemagne, il a su conquérir un large public. Musicien depuis son plus jeune âge, Tom Mathis s'est mis à pousser la chansonnette grâce à une opportunité proposée par l'orchestre dont il fait partie. Il est alors repéré par un journaliste allemand. Tout s'enchaîne. Comme Robin Leon, il participe à l'émission «Immer Wieder Sonntags», en 2012. Il atteint la finale, avec son titre «Chanson d'Amour in Saint-Tropez», qu'il ne remporte pas. Peu importe, cette place lui suffit à être propulsé.

[La jeunesse alsacienne dépoussière le schlager, style de variété allemande | Slate.fr]

Ca fait drôle de lire un article aussi frontalement enthousiaste ; en Allemagne, au moins dans la presse intello et les milieux universitaires, le schlager est méprisé et vilipendé. Mais comme il est de coutume pour la culture populaire lorsqu'elle a plus de 20 ans, il connaît aussi une réévaluation.

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La semaine dernière, je suis tombé sur un épisode du podcast allemand Synapsen consacré au schlager, et l'ambivalence est sensible dès la séquence d’ouverture de l’émission — que je vais tenter de vous retranscrire avec les moyens du bord. Commencez par vous lancer cette vidéo, puis revenez vite lire la citation ci-dessous :

Les schlager ne s’adressent pas uniquement à une foule solitaire, atomisée. Ils comptent sur des non-adultes ; des individus qui ne sont pas maîtres de l’expression de leurs émotions et de leurs expériences ; soit que la capacité d’expression leur fasse tout simplement défaut, soit qu’elle soit rabougrie sous les tabous de la civilisation. À ceux qui sont pris entre fonctionnement et reproduction de la force de travail, ils fournissent de purs substituts pour les sentiments, que leur idéal du moi révisé selon les normes de l’époque leur impose d’avoir. Socialement parlant, soit les schlager canalisent les sentiments, et par là les reconnaissent, soit ils comblent par procuration le désir d’en avoir.

[Theodor W. Adorno, Introduction à la sociologie de la musique, « Musique légère », 1962]

Après cette entrée en matière un peu intense, la présentatrice comme son invité rament beaucoup pour ne pas stigmatiser les amateurs de schlager, cherchant les raisons qui poussent tant de gens à communier autour de chansons assez pauvres, aux textes souvent sexistes et plein de clichés. Et si la présentatrice comme l'invité finissent par avouer ne pas complètement détester certaines chansons, surtout les vieilles, on sent que ça leur coûte fort de ne pas s’exclamer à tout bout de champ que c’est quand même de la musique de merde.

Et de fait, on peut mettre des mots savants autour, mais quand vient le moment d’écouter effectivement du schlager, c’est de la grosse variété qui tache, d’un mauvais goût qu’il convient normalement de mépriser.

À un moment, le musicologue invité fait diffuser des extraits de diverses chansons pour donner à entendre les différents sous-genres et époques (j'espère que vous avez laissé tourner la vidéo de tout à l'heure, sinon vous pouvez essayer celle-ci) — et on sent dans la voix de la présentatrice ce léger frisson qui parcourt les gens bien élevés lorsqu’ils se sont laissés convaincre de commettre une petite transgression, et que ça les perturbe plus qu’ils ne l’avaient imaginé.

Tout cela m’évoque l’attitude de la critique cinématographique vis-à-vis du cinéma populaire, qu’il est de bon ton de dédaigner quand il sort, puis de redécouvrir vingt ans plus tard, sitôt qu’on ne risque plus le ridicule à dire qu’on l’apprécie.

3. Prisons privées

Une nuit d’insomnie, j’ai entrepris de regarder Absolom 2022 (No Escape), un film américain de 1994, quelque part à l’intersection entre Fortress et Waterworld : dans un futur où les prisons ont toutes été privatisées, Ray Liotta joue un soldat condamné à perpétuité pour meurtre ; il est envoyé dans une espèce de prison offshore ultra-technologique, puis vers une île sauvage, où les prisonniers sont laissés à eux-mêmes.

Sans être brûlot anticarcéral, Absolom 2022 tente tout de même de réhumaniser les prisonniers et de leur offrir une forme de rédemption. Les détenus les plus violents sont dépeints comme des brutes irrécupérables, certes, mais les vrais méchants restent les membres de l’administration pénitentiaire, ce qui est plus progressiste que la moyenne des films américains de l’époque.

Le film joue sur le malaise qui avait accompagné le développement des prisons privées aux États-Unis dans les années 80, qui faisait encore grincer quelques dents. Peu après l’arrivée du héros sur l’île, un autre personnage lui explique ainsi que leur prison insulaire est un projet secret, parce que « l’opinion publique ne tolérerait pas » un traitement aussi ignoble.

Vu d’aujourd’hui, il me semble que l’opinion publique se plaindrait surtout que les prisonniers ont beaucoup trop d’espace sur l’île, que ça a l’air tranquille et ensoleillé, et qu’il n’y a pas de raison pour que le contribuable continue de payer les ravitaillements par hélicoptère.

Et dans sa naïveté, le film passe à côté d'un problème pourtant assez basique : s’il y a des entreprises qui gagnent de l’argent quand des gens sont emprisonnés, alors elles finiront nécessairement par pousser à ce que de plus en plus de gens soient incarcérés — que ce soit par du lobbying encourageant la criminalisation des sans-abris, ou directement en versant des pots-de-vins à des juges pour qu'ils envoient plus de gens en cabane.

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Si jamais vous vous posiez la question : en France il n’existe pas de prisons intégralement privées comme aux États-Unis, mais ça n’empêche pas de grands groupes d’influer sur la politique carcérale et d'en tirer profit :

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Voilà. C'était déjà long mais il y a plein de petites choses que je n’ai pas pu faire entrer dans la newsletter de ce soir, vous les retrouverez bientôt dans la section COUPÉ AU MONTAGE.

Portez-vous bien d'ici là, moi je vais regarder un film.

M.