Bonsoir tout le monde.

Ce soir j’avais envie de vous raconter des histoires de mots et d’écriture.

1. Le voleur de manuscrits

L’été dernier, un long article de Reeves Wiedeman et Lila Shapiro m’avait fasciné. Depuis 2016, de grandes maisons d’édition étaient victimes d’attaques informatiques discrètes et ciblées, utilisant l’ingénierie sociale pour se procurer des manuscrits avant leur publication — il s’agissait généralement de simples e-mails envoyés à des éditeurs, rédigés de manière à sembler provenir de collègues ou de contacts professionnels légitimes :

Le voleur faisait preuve d’une connaissance très pointue du secteur. Il écrivait comme quelqu’un du milieu de l’édition, employant des abréviations comme “MS” pour manuscrit ou “WEL” pour “world English-language rights”, tout en échangeant des potins avec ses cibles [...]. L’imitation n’était pas toujours parfaite (une assistante de l’agence WME a compris que quelqu’un usurpait l’identité de sa patronne parce qu’elle n’aurait jamais écrit “s’il vous plaît” ou “merci”), mais c’était suffisant pour faire illusion.
De plus, le voleur semblait avoir une connaissance solide du milieu fermé de l’édition internationale. Ses premiers e-mails, envoyés à l’automne 2016, étaient presque exclusivement adressés au petit groupe de personnes qui gèrent les flux de manuscrits entre les pays, notamment un responsable des droits internationaux en Grèce, un éditeur en Espagne, et un agent représentant des écrivains étrangers sur le marché chinois. Lors de sa tentative de vol du manuscrit de “Millenium”, seules quelques dizaines de personnes dans le monde savaient que le livre avait été envoyé à des éditeurs étrangers, et que Mörk et Altrov Berg en contrôlaient l’accès.

[The Spine Collector]

Entre 2016 et 2021, au moins 200 maisons d’édition ont été visées, d’après Vulture. Les manuscrits ciblés étaient tant ceux de livres très attendus que ceux d’auteurs quasi-inconnus. Et le véritable mystère était que les manuscrits volés n’étaient ensuite ni diffusés sous forme de copies pirates, ni utilisés de manière identifiable, par exemple pour obtenir un avantage dans la négociation de droits d’adaptation cinématographique. Il était donc difficile de comprendre les motivations du voleur, qui semblait agir par jeu ou par simple volonté de nuire — et le fait que le coupable paraisse appartenir au milieu visé, ou au moins avoir une certaine familiarité avec ses us et coutumes, alimentait la paranoïa.

Dans l’article de l’été dernier, le journaliste de Vulture explorait la piste d’un agent littéraire new-yorkais peu apprécié de ses collègues et qui traitait toutes ses affaires par e-mail, piste qui ne s’avérait pas concluante, avant de proposer d’autres théories. Et j’avais fini par accepter comme la plus probable l’une des dernières hypothèses avancées : l’idée qu’il s’agissait d’une sorte d’entraînement ou de rite de passage pour pirate informatique en herbe apprenant à manier le spear phishing, car de fait ces mystifications ressemblent à s’y méprendre à celles qui visent les gens travaillant dans des entreprises où les vols de données sont plus lucratifs.

Et voilà qu’en janvier dernier, le FBI a arrêté un suspect, Filippo Bernardini, un Italien de 29 ans employé par la maison d’édition britannique Simon & Shuster dans le service chargé des achats de droits à l’étranger. Bernardini, lui, clame son innocence et à dire vrai, personne ne comprend bien quel avantage il aurait bien pu tirer de ces duperies. Il a été libéré sous caution et risque de longues années de prison.

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Par bien des côtés, cette histoire m’évoque “l’affaire des cartons piégés”, une série d’invitations à des vernissages inexistants mais fort plausibles, qui faisaient grincer les dents du petit monde de l’art contemporain parisien en 1998-1999 (et dont les auteurs se sont révélés bien plus tard) :

Seuls quelques-uns, alors, ont pu en rire, ce sont évidemment les instigateurs, les auteurs de la fiction, qui sont allés jusqu’au bout de l’expérience, sans rien dire. Même quand les noms de tel artiste, de tel critique, furent évoqués devant eux. Même quand tel ou tel curateur s’est vanté de «très bien connaître l’auteur des vrais-faux cartons » devant la bobine impavide de ceux qui savaient. Dans ces fausses informations se mesurait aussi ce que les instigateurs de l’« affaire » avaient voulu montrer, cette rigidité d’un milieu en réalité fortement hiérarchisé : comme de bien entendu, les auteurs devaient être légitimes aux yeux d’un monde de l’art persuadé qu’il n’y avait qu’un « des leurs » qui soit assez informé pour que ces cartons paraissent véridiques. Il fallait que la fiction mise en place fonctionne comme un « jeu de société », où le coupable est toujours parmi nous, non un étranger.

[1999 - L’affaire des cartons piégés]

2. La querelle des pantoufles

« Elle laissa tomber une de ses pantoufles de verre, que le prince ramassa bien soigneusement » - Image d’Épinal

Vous avez peut-être déjà entendu dire, par exemple par votre prof de français au collège, que la vraie pantoufle de Cendrillon n’était pas en verre, comme le croient les incultes et les plébéiens, mais bien en vair, une fourrure grise et luxueuse, comme il sied à un vêtement princier. Cette controverse dure depuis le XIXe siècle, et semble remonter à des mots qu’Honoré de Balzac a fait prononcer à un personnage de La Comédie humaine :

En France et dans les autres royaumes, non-seulement des ordonnances réservaient le port des fourrures à la noblesse, ce qu’atteste le rôle de l’hermine dans les vieux blasons, mais encore certaines fourrures rares, comme le vair, qui sans aucun doute était la zibeline impériale, ne pouvaient être portées que par les rois, par les ducs et par les seigneurs revêtus de certaines charges. On distinguait le grand et le menu vair. Ce mot, depuis cent ans, est si bien tombé en désuétude que, dans un nombre infini d’éditions de contes de Perrault, la célèbre pantoufle de Cendrillon, sans doute de menu vair, est présentée comme étant de verre.

[Honoré de Balzac, Sur Catherine de Médicis]

Pour en avoir le coeur net, on peut consulter sur Gallica l’édition originale du conte de Perrault : il y est indubitablement question d’une pentoufle de verre. Les pantoufles de vair sont donc une forme d’hypercorrection, comme les scenarii et autres accents circonflexes superflus.

Pour autant, “plusieurs auteurs tels Emile Littré, Anatole France, Arsène Houssaye ou encore Pierre Larousse appuyèrent cette théorie au nom de la raison”, et la confusion a perduré jusqu’à aujourd’hui — on pourra s’en convaincre en lisant la section “Discussion” de la page Wikipédia consacrée à la controverse, avec aussi des gens qui s’indignent de ce que Cendrillon porte des pantoufles pour aller danser, quelle que soit leur matière, alors que les pantoufles ne tiennent pas le talon.

(On gagne toujours à aller lire la page “Discussion” des articles Wikipédia rigolos ou controversés, surtout si on aime les démonstrations de cuistrerie et les gens qui se fâchent tout rouge et s’exclament sans doute “Non môssieur ! Non môssieur !” tout en tapant leur réponse.)

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J’en profite pour vous signaler une découverte adjacente : la classification Aarne-Thompson-Uther, un outil d’étude du folklore qui classe les contes en grandes catégories (contes merveilleux, religieux, facétieux, à ogre dupé...) puis en contes-types (les bons conseils du serviteur, le tueur de dragon, la bourse magique...), tel une sorte de proto-TVTropes. Cendrillon appartient à la catégorie “Aides surnaturels” et y porte le numéro 510A.

Je note au passage que les noms de beaucoup de contes-types feraient d’excellents titres de polars nordiques glauques (Le serpent dans le giron, La fiancée oubliée, La poupée qui mord, La soeur cannibale) ou de romans français à succès (Ramer sans avancer, Le pari sur le silence, Comme le vent dans le soleil chaud).

3. Esperluettes

Pour finir : je savais vaguement que l’esperluette (”&”) était née d’une ligature entre les lettres “E” et “t” — ci-dessus un schéma où j’avais tenté de l’expliquer à mes enfants — mais j’ignorais la richesse de cette histoire, qui commence dès l’époque romaine, comme vous pouvez le découvrir dans la vidéo ci-dessous :

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L’étymologie du mot “esperluette”, quant à elle, fait débat — ce fil twitter avance qu’il s’agirait d’une contraction de “et per lui et”, sur le modèle de l’étymologie de l’anglais “ampersand”. L’excellent logiciel Antidote, quant à lui, parle plutôt d’un emprunt à l’occitan :

Toujours prosaïque, la langue allemande appelle l’esperluette “Et-Zeichen” (le signe “et”), ce qui simplifie les choses.

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Et ce sera tout pour cette fois.

Portez-vous bien, n’oubliez pas que tout cela aussi passera.

M.

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