Bonsoir tout le monde,

J'espère que ça roule pour vous, au milieu de la violence et de l'absurdité générales des choses.

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Les abonnés le savent déjà, mais figurez-vous que mon nouveau zine est sorti, et il s'intitule Le confort postmoderne. Dans le prolongement des dernières newsletters, je m'y pose une question qui me tracasse fort : ce sera quoi "le confort" d'ici deux ans, ou cinq ou dix, quand il fera 45°C et qu'on n'aura plus guère d'eau ?

J'atteste sur l'honneur qu'il est magnifique et passionnant, donc je ne vois pas ce que vous attendez pour vous l'offrir.

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Et d'ailleurs, on va justement commencer par parler de sécheresse.

1. Un vaste problème de plomberie

Hier j'écoutais un reportage radio à propos de la Catalogne, où la sécheresse dure depuis 3 ans, et où les conflits autour de la répartition des ressources en eau se multiplient (entre industriels et particuliers, entre métropole et périphéries, entre écolos et croissantistes...). On n'en est pas encore là partout en France, mais ça donne une bonne idée de ce qui nous attend.

Pendant que nos vieux rancis font des processions en espérant que ça fera pleuvoir, les Américains, fidèles à eux-mêmes, ont décidé de prendre le problème à bras le corps en tapant dessus à grands coups d'ingénierie :

Les aquifères sont des formations rocheuses souterraines perméables qui stockent l'eau souterraine ; on peut y prélever de l'eau par des forages, et ils se déchargent naturellement dans les sources et les zones marécageuses. Dans les régions qui ont déjà eu à souffrir du changement climatique, les aquifères sont si vides que les humains doivent intervenir (...). La Californie, accâblée de sécheresse, se retrouve à être à la fois un symbole du stress hydrique et des efforts entrepris pour réparer les dommages causés.
En mars, l'État a approuvé des plans visant à reremplir ses nappes phréatiques, après des mois de précipitations inhabituellement élevées. Bien que ce ne soit pas une première (...), les efforts entrepris cette année sont sans commune mesure avec les précédents.
Mais comment l'eau des crues va-t-elle atteindre les sous-sols ? L'approche californienne consiste à inonder certains champs en laissant l'eau s'infiltrer doucement dans le sol jusqu'à l'aquifère, mais elle ne représente qu'une des techniques possibles. Il en existe d'autres, allant de l'injection d'eau directement dans les puits à la création de fosses et de bassins spécialement conçus pour l'infiltration. C'est un problème de plomberie d'une échelle sans précédent.

[So, How Do You Actually Refill an Aquifer?]

Pardon mais y a vraiment que des Américains pour considérer l'épuisement des nappes phréatiques comme un "problème de plomberie". On parle du pays qui a inversé le cours d'une rivière pour évacuer les égouts de Chicago :

Le pire c'est que j'imagine déjà comment, comme d'habitude, on va leur emboîter le pas dans le déni et l'absence de remise en question, mais pas dans les moyens déployés pour faire illusion. Les techniques simples et passives comme celles évoquées dans l'article (par exemple débitumer les sols en ville) sont intéressantes et commencent à être déployées en France, mais elles ne changeront à peu près rien à l'épuisement des ressources tant qu'on continuera à consommer l'eau comme si on n'était pas déjà en train d'en manquer.

2. Le niveau baisse

Il y a un peu plus de trois ans (purée), je vous parlais des gratte-ciels d'habitation et de la lumière qui remplace l'espace dans les appartements new-yorkais.

Eau, espace, lumière
Ép. 05

Un point qui m'avait alors échappé : tous ces énormes buildings pèsent très, très lourd, et les quartiers de New-York dont le sol est argileux tendent donc à s'enfoncer dans le sol :

Une nouvelle étude de l'United States Geological Survey a conclu que la ville s'enfonçait au rythme de 1 à 2 mm par an, mais que certaines zones du sud de Manhattan, de Brooklyn, du Queens et du nord de Staten Island s'enfonçaient plus vite, au rythme de 2,75 mm par an. Cela pourrait agraver le risque déjà élevé d'inondations côtières resultant de la montée du niveau de la mer, causée par le changement climatique. Le New York City Panel on Climate Change estime que si le niveau des océans a monté d'environ 1,5 cm par décennie dans le monde, la hausse a été bien plus rapide à New York, à un rythme d'environ 3 cm par décennie. D'ici 2050, le niveau de la mer pourrait monter de 20 à 75 cm, en fonction de la baisse des émissions mondiales de gaz à effet de serre.

[New York City’s skyscrapers are sinking the city — and climate change can make things worse]

Vu comment Miami, une ville qui subit déjà de plein fouet l'impact du changement climatique, peine à mettre en place des mesures concertées et ambitieuses comme peuvent le faire les Néerlandais, je crains fort que l'avenir de New York, ce soit des milliardaires qui se mettent d'accord pour construire des infrastructures protégeant leurs investissements, et rien d'autre.

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À ce propos, j'ai été obligé de repenser à un papier incroyable du dernier Climax (désormais disponible en librairie, en plus de la boutique en ligne), à propos du gars qui construit à ses frais et dans un vaste flou réglementaire la digue qui empêche le recul du trait de côte au Cap Ferret :

Une photo du fanzine Climax

Je ne résiste pas à l'envie de vous en citer un petit extrait :

En France, où il y a désormais plus d'agences immobilières que de boulangeries, nombreux sont celles et ceux qui veulent croquer un morceau du grand rêve balnéaire avant qu'il ne parte à l'eau. (...) Aujourd'hui encore, au Cap Ferret, les prix continuent de crever le plafond ; jusqu'à 50000 € le mètre carré... et +40% en deux ans. Un "biais d'optimisme" d'acheteurs qui "mettent à distance le risque" selon la géographe [Eugénie Cazaux].

[Côte d'Argent : l'océan à tout prix, Climax 3,0, p. 49]

3. Le réenchantement des esprits

Après des années d'omniprésence du vocabulaire et des concepts de la psychologie, qui se sont comme sédimentés dans le discours, le cycle de la hype semble avoir atteint le gouffre des désillusions — l'heure de la réévaluation a sonné. Dans un article publié sur le site britannique Little White Lies, Billie Walker remarque par exemple que si beaucoup de films récents adoptent le vocabulaire et les concepts psycho à la mode, ils n'en font pas grand chose, sinon participer à leur dilution :

Ce ton psychologisant a infiltré les films d'horreur et les drames. L'an dernier, Smile et The Son ont tout deux essayé de représenter la dépression et le traumatisme infantile, sans dépasser le stade du diagnostic. (...)
Dans The Son, Peter (Hugh Jackman) et Kate (Laura Dern) tentent d'aider leur fils Nicholas (Zen McGrath) à sortir de la dépression. Les nombreuses tentatives de Peter pour réconforter son fils, par exemple en lui achetant un costume ou en l'encourageant à "se remettre en selle" pour retrouver "force et confiance", ressemblent surtout aux platitudes du bien-être commercialisé. (...)
Il est difficile d'avoir accès à une psychothéraphie abordable ou à un diagnostic, et c'est bien compréhensible que nous nous tournions vers internet en quête d'expertise. (...) [Mais] la terminologie thérapeutique que les patients acquièrent dans les médias va souvent simplifier à outrance et médicaliser l'expérience plus nuancée de chacun.

[The troubling rise of cinematic therapyspeak]

Il y a quelques années, Vice-Versa avait donné une représentation canonique à la vision mécaniste de l'esprit humain — l'idée que tout le monde a dans la tête une petite machinerie, certes fragile et complexe, mais organisée autour de principes connus et universels, et dont les grincements éventuels peuvent toujours être réglés par des exercices de méditation, du lubrifiant médicamenteux, et/ou un passage chez le garagiste.

Or il me semble qu'on arrive (enfin) au point où certains commencent à fatiguer des appels à la bienveillance qui sonnent creux et des réponses toutes faites :

Parfois, ça passe par l'esthétique de l'optimisation de soi issue de l'entreprise : sur Instagram et TikTok, des vidéos inspirantes juxtaposent des images criardes d'hommes et de femmes minces, à la peau claire, qui révisent (seuls), font du sport (seuls), vont chez le psy (seuls), ou prennent la pose (seuls, au mépris de toute logique contextuelle) en tenue de soirée sur le toit d'un immeuble new-yorkais. C'est une vie très désirable : ces vidéos dépeignent un monde d'où sont absents le conflit, la douleur, l'incertitude, et les vagues d'émotions qui m'empêchent souvent de sortir du lit ou me font éclater en sanglots dans le tram. D'accord, ces gens ont sûrement composé eux-mêmes ces images, mais c'est vrai aussi qu'ils sont beaux, riches, et apparemment heureux. Les trépieds, m'a-t-on dit, ont l'avantage de ne pas pouvoir nous briser le cœur.
Et pour aller avec tout le lifestyle-porn, il y a les hordes de thérapeutes qui s'expriment publiquement et d'influenceurs santé mentale qui vous promettent de vous aider à devenir la personne que vous avez toujours rêvé d'être. Dans son texte Less TikTok, More Screaming, Persinette écrit que les e-thérapeutes ont transformé le fait de prendre soin de soi en "une religion, un style de vie, et surtout une marque", tout en faisant la promotion d'une culture de l'isolement et de l'optimisation individuelle. Dans cet écosystème, “...la psychothérapie est devenue le test ultime de l'appartenance sociale et de la bienveillance, le signe que l'on connaît et adopte les nouvelles normes de comportement." La norme sociale offerte par cette culture est une solitude contrôlée et sereine.

[no good alone]

J'ai vraiment aimé le texte ci-dessus quand je l'ai lu, parce qu'il est très contestable. J'étais content de lire une thèse à contre-courant (c'est mieux d'aller mal les uns avec les autres que d'aller bien tout seul), défendue par une personne qui préférait dire ce qu'elle ressent, quitte à se tromper peut-être ou à verser dans l'outrance, que de recracher une énième fois la doxa. Pour ma part, lire des gens qui écrivent ce qu'ils pensent m'aide plus à vivre que de m'entendre répéter que ça irait mieux avec une app de méditation en pleine conscience.

J'ai bien aimé aussi cette chronique sarcastique du psychologue Thorsten Padberg à la radio allemande, qui a le mérite de remettre les choses à leur place — la psychothérapie c'est bien, hein, mais ça ne saurait compenser les problèmes qui naissent de la précarité croissante que les gens doivent affronter :

La vraie solution n'est pas en nous, dans l'optimisation de soi. Votre enfant intérieur, il devrait surtout sortir de la maison et aller dans la rue ! Il y rencontrera certainement d'autres gens qui ont aussi envie de lutter collectivement pour l'égalité des chances, pour l'école, pour la stabilité financière...
Quand on fait quelque chose ensemble, les abîmes de l'âme passent soudain au second plan. La psychologie ne sauvera pas le monde, c'est à nous de le faire. Et on peut y arriver si on recommence à s'intéresser non à notre vie intérieure, mais à ce qui passe au dehors.

[Psychologie wird die Welt nicht retten]

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Et ce sera tout pour cette fois.

Portez-vous bien, sacrifiez une casserole pour la cause si vous en avez l'occasion.

M.