Bonsoir tout le monde.
Avant toute chose, j’ai quelques changements à vous annoncer :
- Absolument Tout paraîtra désormais une ou deux fois par mois, quand ce sera prêt.
- Coupé au montage sera réservé aux abonnés payants, et paraîtra au gré de mes découvertes.
Abonnez-vous pour en profiter ! Les abonnés payants reçoivent aussi un zine mensuel, publié quand il est prêt, lui aussi.
Après ce message de service, je vous propose une newsletter remplie d’inventions plus ou moins utiles et d’occasions pas toujours saisies.
1. Données éparses
En 1971, l’Insee s’achète un gros ordinateur (un Iris 80) avec l’idée de créer un “Système automatisé pour les fichiers administratifs et le répertoire des individus” (SAFARI), qui vise à interconnecter les fichiers nominatifs de l’administration française, en utilisant le numéro de sécu comme clé.
C’est un motif de fierté : le directeur de l’institut va parader au journal télé au milieu des bandes magnétiques qui tournoient, et balaie d’un revers de la main les doutes du journaliste qui lui demande si, quand même, il n’y a pas un risque si ce fichier venait à tomber dans de mauvaises mains. “Le seul problème”, répond-t-il en substance, “ce serait que ce fichier serve à mettre en relation des informations qui n’ont pas à l’être.”
En 1974, le journaliste Philippe Boucher est contacté par des informaticiens inquiets de la tournure que prend le projet sous la houlette du ministre de l’Intérieur Raymond Marcellin. Un article intitulé “SAFARI”, ou la chasse aux Français paraît en une du Monde le 21 mars 1974, et déclenche une intense polémique. Le projet SAFARI est immédiatement suspendu, apparemment sur intervention directe de Pompidou. Et ça ne s’arrête pas là.
C’est en effet directement en raison des craintes générées par le projet SAFARI qu’est apparue la nécessité d’encadrer la collecte et le stockage de données personnelles en France, de définir ce que l’on peut et ne peut pas faire et d’instaurer un organisme chargé de veiller au respect de ces règles. (...) Ainsi, un projet de loi relatif à l’informatique et aux libertés (...) est voté le 6 janvier 1978 et crée donc la Cnil, un type d’organisme rare à l’époque dans le monde.
[Sous Giscard, la création de la Cnil après un “SAFARI”]
La légende raconte que l’article de Philippe Boucher est toujours encadré dans le hall de la CNIL.
⌾⌾⌾
En 2011, Philippe Boucher revenait sur la genèse et la postérité de son article avec des étudiants du Master Informatique & Liberté de l’ISEP :
La CNIL n'empêche pas la création frénétique de fichiers de police, une soixantaine, un nombre qui pourrait exploser depuis que l'Assemblée nationale, contrairement au Sénat, a permis la création de ces fichiers par arrêté ministériel! La CNIL n'empêche pas davantage, cher Emmanuel de Givry, la dissimulation de leur création pour un quart d'entre eux aujourd'hui, les plus discutables, on peut légitimement le supposer puisque on les cache. Cet état de fait conduit à la conclusion peu réjouissante que la police, prioritairement chargée de faire respecter les lois, est aussi la première à les violer.
De sorte que les craintes nées avec Safari ont de quoi faire sourire aujourd'hui. Mais un sourire en forme de grimace.
[31 mars 2011 : une soirée historique s'est déroulée à l'ISEP]
Et de fait, vu d’aujourd’hui, le débat de 1974 paraît bien loin.
Ca paraît même bizarre d’imaginer qu’à un moment le fichage a pu susciter la polémique, un peu comme de se souvenir qu’à un moment on pouvait fumer dans les avions.
2. La démocratie de Taishô
En 2019, le philosophe Michaël Foessel avait publié Récidive, 1938, un livre qui s’interrogeait sur le parallèle qu’on peut être tenté d’établir entre notre époque et celle de l’immédiat avant-guerre.
Le livre m’avait beaucoup plu parce qu’au lieu d’être didactique, il se plongeait au cœur des débats du quotidien, tels qu’ils étaient relatés par la presse de l’époque, en refusant toute téléologie.
⌾⌾⌾
Même si ça paraît plus loin de nous et que les correspondances sont moins directes, moi c’est au Japon de l’ère Taishô que je ne peux pas m’empêcher de penser, depuis quelques années.
Taishô, c’est la période qui suit les décennies de modernisation radicale de l’ère Meiji, et précède le basculement total dans le militarisme de l’ère Shôwa.
C’est une époque tumultueuse et riche, un temps de foisonnement culturel et éditorial, de clubs de jazz, de libération des femmes, de corruption, de catastrophes, de cinéma, d’explosion créative et de mélange des genres, pendant que les guerres coloniales continuent, au loin. Le Japon occupe déjà la Corée depuis 1905 et voudrait annexer la Manchourie, mais la domination des militaires sur la vie politique commence à être contestée.
On parle de “démocratie de Taishô” parce que pendant ce bref moment, on peut croire que le régime japonais va basculer du côté du parlementarisme, sous l’impulsion d’un puissant courant libéral et d’un mouvement social vivace.
Tokyo et Osaka deviennent en trois décennies de grands centres industriels où circulent les doctrines anarchistes et marxistes. Les métiers se syndicalisent. L’antimilitarisme gagne du terrain. On assiste aux premières campagnes contre la conscription ou pour les droits des conscrits dans les casernes dés 1912. La structure patriarcale est contestée. L’union libre, le divorce sont prônés. La mode est à la « modan gâru » abrégé en « moga » (la « modern girl »), sœur de la « garçonne » parisienne et de la « flapper » américaine. La « modan gâru » ne porte plus le kimono, mais une jupe, danse le jazz, fume et revendique sa liberté sexuelle. (...) Si pendant l’ère Meiji, le graphisme se contentait de moderniser l’héritage des estampes, pendant l’ère Taishô, il s’émancipe des canons du passé pour n’en garder que les règles : dessins dépouillés, réduits à des lignes de force, couleurs en aplats.
[La "démocratie Taishô" ou la République de Weimar japonaise]
Dans les années 1920, gouvernements libéraux et conservateurs se succèdent très rapidement, alternant entre progressisme et réaction.
Tout n’est pas rose (la colonisation continue, les mouvements sociaux sont durement réprimés, le parti communiste est interdit à partir de 1925), mais à la fin des années 1920, le Japon est pratiquement devenu une démocratie libérale. Le suffrage universel masculin a été adopté en 1928, et les femmes obtiendront le droit de vote en 1931. Les partis “prolétariens” sont représentés à la Diète, et la politique étrangère des gouvernements libéraux mise sur la diplomatie et le désarmement.
Et on peut rêver à ce qui aurait pu arriver, mais dans le sillage de la crise de 1929, l’armée reprend définitivement la main, convaincue que le pays doit se préparer à une guerre totale.
En 1936, l’esprit de la « démocratie Taishô » montre qu’il reste vivace. Malgré la chape de plomb que mettent en place les militaires pour instaurer un état de mobilisation nationale, les électeurs votent massivement pour les partis opposés à l’armée aux élections législatives. Les organisations ultranationalistes sortent du scrutin laminées. Ce qui indique combien l’opinion reste majoritairement fidèle au pacifisme. Six jours plus tard, le 26 février 1936 a lieu le coup d’État militaire « Niniroku », c’est sa date en japonais. La dérive militariste du Japon est désormais irréversible.
[La "démocratie Taishô" ou la République de Weimar japonaise]
3. Inventions asynchrones
Il y a quelques temps, j’ai appris que la boîte de conserve avait été inventée suite à un appel à projet lancé par Napoléon 1er, qui cherchait un moyen de nourrir la grande armée — on attribue à Nicolas Appert l’invention du procédé de stérilisation qui permet de conserver les aliments.
Inexplicablement, l’ouvre-boîte n’a été inventé que 40 ans plus tard.
⌾⌾⌾
C’est un peu l’histoire inverse pour un objet qui s’est avéré fort utile ces derniers temps, la bouteille de vin. Le bouchon de liège était déjà utilisé dans l’antiquité pour boucher les amphores. Et le tire-bouchon est un descendant direct de la vrille à tonneau. La bouteille, par contre, a eu quelques difficultés à prendre la forme que nous lui connaissons, comme je l’ai découvert en lisant un article d’Eduardo Juarez Valero (auquel j’emprunte la matière des paragraphes qui suivent).
Les bouteilles de verre existaient dans l’antiquité, mais au début de l’époque moderne, la piètre qualité de leur verre les rendait peu pratiques — elles avaient une fâcheuse tendance à se briser pendant le transport.
Entre 1630 et 1635, un aristocrate anglais, Kenelm Digby, se penche sur le problème en y appliquant ses connaissances d’alchimiste (Digby est un personnage assez fascinant, je vous recommande sa page Wikipédia).
Digby comprend que la fragilité des bouteilles est due à leur composition, et non à leur forme comme on le croyait alors. Il ouvre un atelier de verrerie où il développe des fours à charbon ventilés, capables de monter à des températures élevées. Le verre produit est nettement plus résistant, il a une teinte verdâtre à cause de la présence de fer, et très sombre à cause des fumées du charbon. Autre innovation, le goulot est renforcé par une bague.
Les producteurs de vins ne tardent pas à s’apercevoir qu’en plus d’être solides, ces bouteilles sombres et en forme d’oignon protègent le vin de la lumière et favorisent son vieillissement.
Digby tente d’obtenir un brevet sur son invention, mais la révolution anglaise de 1642 et une sombre histoire de duel le conduisent à l’exil en France — et les autres verriers londoniens profitent de ses 20 ans d’absence pour adopter ses avancées techniques.
“À la fin du XVIIe, son modèle de bouteille était employé par plus de 90% des ateliers verriers anglais et une bonne partie des verriers français. Il dominera le marché européen pendant plus d’un siècle”.
[Eduardo Juarez Valero, “1635 : Un alchimiste trouve enfin la bonne bouteille”, Le Monde Histoire & Civilisations, février 2022]
C’est au milieu du XVIIIe siècle que les bouteilles prennent finalement la forme allongée qu’on leur connaît encore aujourd’hui.
J’espère que vous avez fait des stocks pour dimanche soir, en tout cas.
⌾⌾⌾
Et ce sera tout pour cette fois.
Prenez soin de vous, croisez les doigts, serrez les dents.
M.