Bonsoir tout le monde.

Ce soir — enfin cette nuit, désormais — je vous propose trois histoires venues du monde entier, où les transports urbains permettent de raconter la ville.

Merci à toutes celles et ceux qui sont allés voter pour le prix de la meilleure newsletter éditoriale, je vous encourage vraiment à découvrir les lettres des vainqueurs.

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1. Skyways

Au nord des États-Unis et au Canada, les hivers sont notoirement rudes. Quand il fait -30°C, on n’a guère envie de se promener pour faire les boutiques. Comment faire pour flâner, dans ces conditions ?

À Montréal, on a choisi l’option souterraine :

Bien que les Montréalais le surnomment « la ville souterraine » ou encore « le souterrain », il s’agit plutôt d’un vaste réseau piétonnier qui s’étend sous la ville.
Plus précisément, c’est sous le centre-ville que ce réseau déploie ses 33 kilomètres de corridors, de places centrales et de carrefours constituant l’une des plus grandes villes intérieures du monde.

[Montréal Centre-ville — La Ville souterraine]

La vidéo ci-dessous permet de découvrir les différentes ambiances du RÉSO, qui n’est d’ailleurs pas toujours souterrain et affleure parfois à la surface de la ville. J’apprécie à leur juste valeur les différentes techniques utilisées pour habiller ces couloirs, les rendre plaisants et leur donner une personnalité distincte.

Diverses sections ont été fermées depuis le début de la pandémie de covid — soit par mesure sanitaire, soit pour des travaux — mais si je comprends bien, aujourd’hui tout est rouvert (s’il y a des lecteurs de Montréal dans la salle, n’hésitez pas à vous faire connaître et à nous dire ce qu’il en est !).

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À St Paul et Minneapolis, les “Twin Cities” du Minnesota, c’est l’option inverse qui a été retenue : les centres-villes sont parcourus de nombreuses passerelles vitrées qui relient différents immeubles, un étage au-dessus du niveau de la rue :

Si vous empruntez n’importe quelle rue du centre des Twin Cities, vous y verrez une série de passerelles intégralement vitrées qui relient d’énormes immeubles de bureaux et centres commerciaux. Grâce aux skyways, vous pouvez vous garer dans un parking chauffé, aller travailler, faire des emplettes, même aller à la salle de sport, tout ça en manches courtes alors qu’il fait -30°C dehors. Il y a des gens qui se vantent de n’avoir pas mis le nez dehors depuis des semaines.

[Beneath the skyway]

Les réseaux de skyways relient entre eux grands magasins, restaurants franchisés et parkings, constituant une sorte de centre commercial déstructuré, superposé au centre-ville :

Un plan du Minneapolis Skyway System

Comme le raconte l’excellent podcast 99% Invisible, les skyways sont privés, ce qui influe fortement sur le genre d’activité qu’on est implicitement censé y pratiquer, et sur les catégories de population qui y sont les bienvenues :

À Minneapolis, les skyways ont toujours été des propriétés privées, un accord entre les deux propriétaires de bâtiments. Donc si vous vous attardez trop longtemps sur une passerelle, vous pouvez être accusé d’intrusion sur une propriété privée. Techniquement, le système de St Paul est public, mais il relie majoritairement des immeubles de bureaux et des centres commerciaux privés, et il est surveillé par des vigiles et des policiers. Donc en pratique, les systèmes des deux villes font l’effet d’espaces réservés et peu accueillants pour qui ne fait pas partie des gens (majoritairement blancs et CSP+) qui viennent y travailler.
Il y a quelques années, lors d’un incident resté tristement célèbre, un homme noir qui était venu chercher ses enfants dans une crèche donnant sur les skyways a été arrêté et tasé par la police de St Paul, simplement parce qu’il était assis sur un banc dans le hall d’un immeuble de bureaux. Les policiers l’ont littéralement poursuivi dans deux skyways alors qu’il n’avait rien fait.

[Beneath the skyway]

Au fond, les skyways de Minneapolis offrent la même vision un peu triste de la vie urbaine que nos “cœurs de ville piéton” : quelques rues où on a le droit de flâner aux heures de bureau sous le regard de la police et des caméras, tandis que le reste de la ville est vide et impraticable sans voiture.

2. Les funiculaires de Wellington

Wellington, la capitale de la Nouvelle-Zélande, est une ville dont l’expansion est contrainte par sa topographie : des collines abruptes d’un côté, la mer de l’autre. Or, les Néo-Zélandais aiment les grandes maisons avec jardin. Alors pour s’étendre, la ville remonte le long des falaises qui l’entoure, tant et si bien qu’un certain nombre de villas ne sont pas accessibles par la route. Il faut gravir des escaliers pour s’y rendre — ou, si l’on est un peu plus riche, se faire construire un funiculaire privé :

A personal cable car in Wellington, Bex Walton, CC BY 2.0
Pour une ville de 215 000 habitants, Wellington compte une quantité démesurée de funiculaires privés : 152, au dernier décompte. Dans d’autres pays, un tel moyen de transport privé est généralement réservé à l’immobilier de luxe (sur les collines de Los Angeles ou les falaises de Sydney), mais à Wellington, les funiculaires ne sont pas rares dans les collines des banlieues résidentielles.

[City of cable cars: the ups and downs of life with Wellington’s private incline lifts]

Ces funiculaires sont généralement des monorails capables de transporter 3 ou 4 personnes. Leur pose coûte 100 à 150 000 $, et l’entretien n’est pas donné non plus — il y a des visites annuelles obligatoires, depuis un accident qui a bien failli être mortel en 2005.

Cable car up to the Wellington House, windles, CC BY-ND 2.0

L’article du Guardian insiste vivement sur le fait que les funiculaires de Wellington ne sont pas réservés aux riches — peut-être seulement aux gens aisés, et encore. Lorsqu’ils sont interviewés, en tout cas, leurs propriétaires en parlent exactement comme les gens qui ont un robot de cuisine perfectionné : oui on peut faire sans, mais vous conviendrez que c’est quand même plus confortable avec.

“Nous sommes là depuis 25 ans, et pendant les 16 premiers, j’ai pris l’escalier”, raconte Mme Forrest. “J’en suis toujours capable, mais quand les enfants étaient petits, je pense qu’il me fallait 10 voyages pour remonter les courses.”

Aujourd’hui, elle tient une chambre d’hôtes dans sa maison pendant la moitié de l’année, et elle dit qu’elle ne pourrait pas se passer du funiculaire pour monter et descendre les bagages des clients.

[Cash-poor owners stick to steps]

Wellington domestic cable cars 3, Phillip Capper, CC BY 2.0

Et tout ça paraît bien exotique, une sorte de conte venu des antipodes et à la morale un peu floue, mais étrangement, quand je vois ces photos, je ne peux pas m’empêcher de penser à ce qui arrive aux pavillons des villes de Seine-Saint-Denis qui touchent Paris.

Aux Lilas, à Montreuil, à Aubervilliers, à Pantin, on ne se fait peut-être pas poser de funiculaire, mais on rajoute des étages aux maisons jugées trop petites :

On a eu du mal à trouver, car soit les pavillons étaient trop petits et sans extérieur, soit c’était de grosses maisons bourgeoises. Il n’y avait pas vraiment d’entre-deux. » Comme beaucoup de familles, le couple a donc décidé d’opter pour une surélévation afin de créer des chambres en plus et une terrasse sur le toit. Des travaux qui lui ont coûté 120 000 euros.

[De Pantin à Montreuil en passant par Les Lilas, ces petits pavillons sont devenus grands… et chics]

On va donc ostensiblement transmuter une petite maison ouvrière en “espace atypique”, avec des aménagements d’une ampleur un peu absurde, pour réussir donner une légitimité à un espace dont on ne voulait pas auparavant.

3. La politique du gaufrier

Pour finir, je vous recommande la vidéo ci-dessous, qui raconte comment une ligne de métro/tram a été construite mais jamais mise en service dans la ville de Charleroi :

C’est l’occasion d’en apprendre plus sur les relations pas toujours faciles (hum) entre Flandre et Wallonie, et de découvrir une expression que je trouve merveilleuse, la “politique du gaufrier” :

Afin de ne léser ou privilégier aucun des deux groupes (wallons et flamands) de part et d'autre de la frontière linguistique belge, les fonds provenant des travaux publics ont été divisés en un ratio de 50-50. Si de l'argent était mis à disposition pour un projet wallon, il fallait dépenser la même somme dans un projet flamand comparable et vice versa. L'analogie est faite avec les deux faces d'un gaufrier.

La France n’a certes pas de leçon à donner en matière d’infrastructures ruineuses et/ou inutiles (et la Flandre non plus), mais je trouve néanmoins que l’histoire de cette ligne de métro construite parce qu’il le faut bien mais dont personne ne sait que faire est, comme le dit ce commentaire trouvé sous la vidéo, profondément belge :

Super vidéo, mais il y a une histoire encore plus dingue qui explique pourquoi la ligne n’a jamais ouvert, même après avoir été terminée. Ca tient au fait qu’à l’époque, Charleroi avait deux agences différentes de transports en commun, une régionale et une pour les transports urbains. Les lignes vers Châtelet (et Soleilmont) ont été construites par l’opérateur régional, alors que le reste du réseau, y compris la boucle centrale, a été construit par l’opérateur de la ville. On voit clairement l’endroit où les deux sections se rencontrent, parce que comme les deux agences ne sont même pas parvenues à s’accorder sur le côté où les trains devaient rouler (!), il a fallu construire un croisement (clairement visible à 1:44). Une fois la ligne terminée, elles étaient en désaccord sur son exploitation, qui n’avait pas été discutée auparavant, donc impossible de l’ouvrir. L’ouverture était sans cesse repoussée, et finalement il a été impossible de parvenir à un accord…Je ne connais pas d’histoire plus belge que celle-là.

[The Belgian City That Built A Metro Line... And Never Opened It]

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La bonne nouvelle, puisqu’il en faut bien de temps en temps, c’est qu’à la faveur des plans européens d’investissement post-covid, les travaux du métro léger de Charleroi ont repris, et que les stations créées il y a 35 ans devraient enfin pouvoir être terminées et exploitées à partir de 2026.

Comme quoi, il suffisait d’être un peu patient.

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Et ce sera tout pour cette fois — si ça vous a plu, je reparlerai sans doute de tout ça dans le prochain numéro de Climax, qu’on est tous en train d’écrire avec application.

En attendant, on se retrouve dans quelques semaines pour fêter ensemble le troisième anniversaire d’ABSOLUMENT TOUT, avec comme chaque fois trois histoires fascinantes, et quelques surprises.

Portez-vous bien.

M.