Bonsoir tout le monde.
Vous aurez peut-être remarqué que le design de la newsletter a un peu changé. C’est parce que, comme annoncé il y a quelques temps, elle est désormais envoyée depuis Buttondown, un service d’expédition nettement plus respectueux de la vie privée des lecteurs que Substack (et pour les nostalgiques du web de 2005 qui se cachent certainement parmi vous, vous pouvez même vous abonner par flux RSS si vous préférez).
(J’en profite aussi pour remercier une nouvelle fois ceux d’entre vous qui se sont abonnés sur Patreon, ça fait chaud au cœur.)
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Allez hop, on y va.
1. L’épée de Bolivar
Début avril, l’inimitable @temptoetiam m’a signalé l’histoire cocasse du vol d’un monument sudiste.
La chaise de Jefferson Davis a été dérobée au cimetière d’Old Live Oak, à Selma, en Alabama. Elle appartenait aux United Daughters of Confederacy, une organisation peu ragoûtante qui finance l’érection de monuments à la gloire des soldats de l’armée confédérée, et plus généralement encourage une forme de révisionnisme sur l’histoire de la guerre de Sécession.
Un groupe du nom de White Lies Matter (hihi) a revendiqué le vol, promettant de restituer la chaise si les United Daughters of Confederacy accrochaient sur la façade du siège de leur organisation une banderole ornée d’une citation d’Assata Shakur : “Les dirigeants de ce pays ont toujours estimé que leurs biens étaient plus importants que nos vies”. Si cette revendication n’était pas satisfaite, eh bien la chaise servirait de latrines.
La banderole n’a pas été accrochée.
[UPDATE: The chair has been used as a toilet and will be returned, group says]
Le groupe White Lies Matter a tout de même eu la correction de restituer la chaise, après avoir fait sa petite affaire.
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Cette histoire m’en a rappelé une autre, dans un autre coin du sud des États-Unis. Au Nouveau-Mexique, on trouve fréquemment des rues et des monuments dédiés à Juan de Oñate, un conquistador qui est révéré comme une sorte de père fondateur car il y a créé la première colonie espagnole en 1598.
Sauf qu’Oñate était un sale type — normal pour un conquistador, me direz-vous, mais là au moins un épisode est particulièrement sordide, même pour l’époque. En 1599, Oñate avait envoyé des éclaireurs à la recherche de nourriture, et treize furent tués dans la mesa de Pueblo Acoma. Fou de rage, Oñate extermina pratiquement les habitants du village, dans des circonstances que je préfère vous passer. Et quant à ceux qui furent épargnés :
Ils regroupèrent près de 500 prisonniers et leur firent un procès. Oñate condamna les plus de 12 ans à 20 années d’esclavage. Les moins de 12 ans furent séparés de leur famille. Les jeunes filles furent confiées à l’Église, et les garçons au capitaine qui avait détruit leur village. Le détail le plus scabreux est contenu dans un document signé de la main d’Oñate : “Les hommes de plus de 25 ans, je les condamne à avoir un pied tranché.”
[99% Invisible — Oñate’s Foot]
Début 1998, alors que le Nouveau-Mexique s’apprêtait à fêter en grande pompe le 400e anniversaire de la première colonie d’Oñate (parades, spectacles, timbre commémoratif, la totale), un groupe du nom de Friends of Acoma envoya un courrier de revendication au quotidien local d’Albuquerque :
Nous nous sommes permis de retirer le pied droit d’Oñate au nom de nos frères et sœurs du Pueblo Acoma. Nous fondrons ce pied pour mouler des médaillons que nous vendrons aux gens qui ignorent l’histoire. […] Nous ne voyons rien à fêter dans le quadricentennaire d’Oñate, et nous n’avons pas envie qu’on nous rebatte les oreilles avec.
[Cité dans 99% Invisible — Oñate’s Foot]
La statue équestre d’Oñate a finalement été démontée en 2020, non sans heurts.
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Et pour finir sur une note plus gaie, l’excellent @Maitre_Poulard me signale qu’on peut aussi penser à l’épée du grand libérateur de l’Amérique latine, Simon Bolivar.
En janvier 1974, le nouveau mouvement de guérilla colombien M-19 décide se faire connaître par un coup d’éclat : le vol de l’épée de Bolivar, qui était conservée à la Quinta de Bolivar, à Bogota. Les guérilleros s’enfuient en Renault 12, en laissant derrière eux un message : « Bolivar, ton épée revient sur le champ de bataille »
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Après 16 ans de lutte particulièrement intense, le M-19 dépose les armes en mars 1990 et devient un parti politique. Mais toujours pas trace de l’épée :
Le M-19, soumis à une lourde pression publique depuis qu’il est devenu un parti politique il y a dix mois, avait promis de rendre l’épée au 18 décembre 1990, pour les 160 ans de la mort de Bolivar. Le mouvement s’est trouvé au cœur d’une tempête politique lorsqu’il s’est trouvé dans l’incapacité de tenir sa promesse. Le groupe a finalement dû admettre qu’il n’était plus en possession du trésor national. “Nous savons comment retrouver l’épée, mais nous ne savons pas où elle est”, avait alors déclaré Navarro. “Nous savons à quelles portes frapper, et nous suivons l’une après l’autre toutes les étapes nécessaires pour récupérer le précieux objet.”
ll faut dire que Carlos Pizzaro, le leader du M-19 qui avait signé l’accord de paix et une des rares personnes à savoir où se trouvait l’épée, avait été assassiné dès le 26 avril 1990. Son successeur, Antonio Navarro Wolf, finit par mettre la main dessus et la restitue lors d’une cérémonie, le 1er février 1991.
“Elle a traversé des montagnes, a été cachée dans les maisons de patriotes, elle passé des frontières”, a déclaré Antonio Navarro Wolf, leader du M-19, à propos de l’épée. “Aujourd’hui, elle revient entre les mains du peuple colombien.”
Mais la question demeure - où était l’épée pendant tout ce temps ?
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Il y a plein d’histoires fantastiques sur ce qui est arrivé à l’épée de Bolivar entre 1974 et 1991. Malheureusement je ne lis pas l’espagnol, mais j’ai quand même lu qu’elle avait d’abord transité par les maisons de poètes et d’artistes proches des guérilleros, avant d’être confiée à Fidel Castro. J’ai lu qu’elle avait été offerte par le M-19 à Pablo Escobar pour son anniversaire, et qu’il l’avait pendue au mur de la chambre de son fils (apparemment il y a un épisode de Narcos à ce sujet), j’ai lu que l’épée avait failli être perdue lors de l’invasion américaine du Panama, et mon histoire favorite est celle de l’ordre des gardiens de l’épée, censément créé en 1986 par le M-19 : 12 figures majeures de la lutte anti impérialiste, qui jurèrent de protéger l’épée de Bolivar.
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[Simon Bolivar, swordless, on Plaza Bolivar.]
Et pour boucler la boucle, une autre épée d’un autre Bolivar a été volée en 2018, par des ferrailleurs. Cette fois ils n’ont pas laissé de demande de rançon.
2. Lacan en Amérique
La semaine dernière sur twitter, on s’est tous beaucoup moqué de l’anglais de Jacques Derrida suite à cette anecdote difficilement vérifiable mais néanmoins charmante :
Honnêtement la confusion est assez plausible. Écoutez les prononciations respectives de chaos en français et chaos en anglais, par rapport à cow en anglais US, et tout s’explique.
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Ayant moi-même fait des présentations universitaires dans un anglais parfois hésitant, j’ai un peu honte de rire. Par contre, je n’ai aucun scrupule à vous citer un petit extrait de la biographie de Derrida par Benoît Peeters. Pour le contexte : en octobre 1966, Derrida et Lacan font partie des intellectuels français invités pour un colloque à Baltimore, “The Languages of Criticism and the Sciences of Man”. Il y a aussi Georges Poulet, Lucien Goldmann, Roland Barthes et Jean-Pierre Vernant.
Lacan, qui est devenu en France une sorte de vedette, voudrait apparaître comme la star du colloque de Baltimore. Sans doute aimerait-il que ce voyage, le premier qu’il fait en Amérique, devienne aussi mythique que celui de Freud en 1909. Intervenant le deuxième jour, il insiste d’abord pour parler avant l’autre psychanalyste présent, Guy Rosolato, ce que la femme de ce dernier prend fort mal. Mais surtout il commence à prononcer son discours en anglais, langue qu’il est loin de maîtriser, avant de passer à un mélange quasi incompréhensible d’anglais et de français. Le titre lui-même laisse pantois : Of Structure as an Inmixing of an Otherness Prerequisite to any Subject Whatever, c’est-à-dire, littéralement : “De la structure en tant qu’immixtion d’un Autre préalable à tout sujet possible”. Le traducteur ne tarde pas à déclarer son impuissance. Le public est désemparé. Les organisateurs sont consternés par ce qui est perçu comme une “énorme bouffonnerie”.
[Benoît Peeters, Derrida, p. 210]
Je tenais déjà Lacan pour un pitre, et en lisant cette bio de Derrida j’ai pu constater qu’il était, en plus, un sale bonhomme. Toutes ses apparitions sont particulièrement déplaisantes. Et c’est pas la fois où il a envoyé une droite à un patient qui venait lui demander de l’aide qui me fera changer d’avis :
(Cliquez sur le tweet pour lire une retranscription de la lettre)
3. Collapse OS
Pour finir, je suis tombé cette semaine sur un curieux projet intitulé Collapse OS : un système d’exploitation dont l’objectif est de permettre de programmer des micro-contrôleurs récupérés après l’Effondrement. Sans internet, sans rien, avec le matos qu’on a sous la main.
L’électronique possède une puissance énorme, une puissance qui donnera des avantages significatifs aux communautés qui sauront continuer à la maîtriser. Ce sera l’avènement d’un nouvel âge de l’électronique de récupération : les pièces ne pourront plus être fabriquées, mais nous en avons des milliards qui traînent. […] Parmi ces pièces de récupération, il y a les micro-contrôleurs, qui sont particulièrement utiles mais ont besoin d’outils complexes (généralement des ordinateurs) pour être programmés. […] C’est là que Collapse OS entre en scène.
[Parfait pour mettre sur son cyberdeck étanche !]
Je ne dispose pas des compétences nécessaires pour programmer des micro-contrôleurs, même sans effondrement, mais j’ai été intéressé par le discours de l’auteur de CollapseOS — l’idée qu’on peut refuser de se voiler la face sans sombrer dans l’individualisme :
Est-ce que ça vaut la peine de sauver l’informatique ?
Certains doutent que les ordinateurs resteront importants après un effondrement civilisationnel. Je suis globalement d’accord. La simplification drastique de notre société signifiera que nous auront nettement moins d’informations à gérer. Nous serons occupés par des activités bien plus pressantes que le traitement des données. Néanmoins, le but de Collapse OS n’est pas de sauver l’informatique, mais l’électronique. Pouvoir gérer l’électricité restera extrêmement utile.
Il n’y a pas des choses plus importante à faire qu’un système d’exploitation ?
Si ! Si ! Si ! Des tonnes de projets sont plus importants que Collapse OS du point de vue de l’effondrement civilisationnel. Cela ne signifie pas que Collapse OS est inutile. J’ai créé Collapse OS car je pense avoir une combinaison très particulière de connaissances et de compétences, qui me permettent de remplir cette niche avec un investissement de temps minimal.
Certains diront : “Quand l’effondrement arrivera, on sera bien trop occupé à survivre pour passer du temps sur Collapse OS.” Si on considère la survie d’un point de vue individualiste (comme le font généralement les “preppers”), c’est vrai. Ne perdez pas votre temps avec Collapse OS. Mais si vous regardez les choses du point de vue collectif, Collapse OS commence à faire sense.
Moi en tout cas, ça me redonne envie de travailler à un avenir possible parce que collectif, au lieu de m’abîmer dans l’alcool.
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Et ce sera tout pour cette fois. On se retrouve la semaine prochaine pour les abonnés Patreon, et dans tous les cas le 28 avril pour de nouvelles aventures.
D’ici là portez-vous bien.
M.
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