Bonsoir tout le monde,
Cette semaine, Absolument Tout fête ses trois ans (putain déjà). Comme vous l'avez peut-être remarqué, il y a des locaux tous neufs, avec une acoustique entièrement revue et des sièges plus confortables, tout ça pour accueillir les nombreux nouveaux. Désolé pour l'odeur de peinture, il fait encore un peu frais pour ouvrir grand les fenêtres.
La newsletter utlise désormais la plateforme open source Ghost, et sa nouvelle adresse est absolument-tout.net. Les archives sur Substack restent en ligne, parce que cool guys don't break links.
Ce déménagement m'a surtout permis de me débarrasser des diverses plateformes qui prélevaient leur dîme sur vos généreuses contributions, et de simplifier les formules d'abonnement. Vous trouverez tous les détails ici, mais globalement :
- c'est nettement plus lisible
- c'est nettement moins cher
Donc si vous hésitiez à vous abonner, c'est le moment ! Et si vous voulez seulement lire mes zines, vous pouvez les acheter à l'unité sur la nouvelle boutique. Les prix ont baissé là aussi, et il y a désormais des options d'expédition internationale.
⌾⌾⌾
Voilà. Allez, c'est parti pour trois trucs intéressants.
1. Le Kin-ball
Tout d'abord, pour fêter en fanfare ce troisième anniversaire, c'est le grand retour dans la newsletter des sports méconnus, après plus de deux ans d'absence (putain déjà).
Après le bō-taoshi, le kabaddi, le calcio fiorentino ou le hornuss, je vous présente ce soir le kin-ball, un sport venu du Québec qui oppose trois équipes de quatre joueurs sur un terrain carré, avec un très gros ballon qui ne doit pas toucher le sol.
L'équipe qui a la balle désigne celle qui devra défendre. Trois de ses joueurs tiennent le ballon, et le quatrième frappe, en tentant d'envoyer la balle là où personne ne la rattrapera.
Ce gros ballon m'évoque irrépressiblement ADA, une installation / sculpture cinétique de l'artiste Karina Smigla-Bobinksi, qui gribouille sur les murs quand les visiteurs la poussent.
Du coup j'imagine les matches de kin-ball comme un combat sans merci entre des vandales décidés à écrire sur tous les murs et des maniaques de la propreté décidés à les en empêcher.
2. Le futur qu'on veut
Vous avez peut-être déjà vu ce tout petit film animé, intitulé Dear Alice :
À la louche, je dirais que c'est l'expression la plus largement acceptée de l'esthétique solarpunk : Miyazaki, mais avec des turbines volantes et des panneaux solaires. Comme pitch, c'est imparable.
À l'origine le solarpunk est un mouvement relativement marginal et radical, qui misait sur l'idée que montrer un futur désirable donnerait aux gens l'envie d'agir pour le faire advenir. Comme je l'écrivais l'an dernier dans Climax :
L'esthétique techno-miyazakienne attire l'attention, redonne espoir et mène subrepticement vers le politique, en introduisant des thématiques comme l'habitat collectif, l'auto-organisation, et le partage de ressources raréfiées.
[Tous solarpunks ! — extrait dispo ici]
Le problème, c'est que Dear Alice est d'abord et surtout une publicité pour une marque (américaine) de yaourt (grec), Chobani. Et en soi ça n'a pas grand chose de neuf que la publicité s'approprie une imagerie qui s'imaginait subversive hier encore. Mais ce qui ne manque pas d'ironie, c'est qu'on a tous tellement besoin de se raccrocher à quelque chose, dans cette vallée de larmes, que depuis deux ans que cette pub est sortie et tourne partout sur le web, tout le monde fait des contorsions mentales vraiment impressionnantes pour se réconcilier avec le fait que la plus parfaite expression du futur qu'on veut est une pub.
Il y a les gens qui insistent sur le fait que Chobani est "aussi éthique que possible pour une entreprise" (lol), d'autres sur le fait que le studio embauché pour produire la pub a une vraie vision solarpunk, etc. Le sommet, c'est ça :
La publicité d'inspiration solarpunk 'Dear Alice', créée par le studio The Line pour Chobani, est l'une des plus belles représentations que j'ai pu voir d'un futur écologique, si on fait abstraction d'un gros problème : c'est une publicité pour une entreprise de produits laitiers, et ma vision du solarpunk n'inclut aucune de ces deux choses. Elles ne sont pas compatibles avec la "décroissance" décrite par des gens comme Jason Hickel, ni avec l'éthique d'une société écologique telle que décrite par des socio-écologistes comme Murray Bookchin.
Pour remédier à ce défaut fatal, j'ai décidé d'en effacer toutes les marques et de recréer l'environnement sonore afin que des solarpunks tels que moi puissent profiter de la beauté de ce monde sans devoir y convier la laideur du capitalisme.
['Dear Alice' Decommodified Edition | Solarpunk anime ambience with no ads]
Ça m'attriste particulièrement parce que c'est passer à côté de l'évidence avec une certaine détermination : masquer les logos ne suffira pas à transformer en brûlot décroissant une pub pour du yaourt qui ne montre aucune vache, avec des robots partout mais pas les usines qui les fabriquent. Ça ne suffira pas à masquer le fait que Dear Alice représente surtout la vision de ceux qui, après leur révélation collapso, décident de quitter la ville. On vivra dans une grande maison un peu rustique, avec des champs à perte de vue, des turbines gonflables et des gentils robots, qui seront fabriqués ailleurs et par d'autres — sans doute là où on planquera nos vaches, aussi.
Comme l'écrivait récemment Paul Graham Raven :
Le solarpunk est parfois présenté comme un antidote aux représentations cyberpunk d'un capitalisme débridé, mais on pourrait plutôt le comprendre comme ce à quoi ressemblera un futur cyberpunk pour ceux qui s'en tireront bien.
[The Unbearable Lightness of Solarpunk]
Et je trouve ça désolant, parce que l'imaginaire solarpunk originel était sale, bricolé, pas sexy, résolument non-publicitaire. C'était plutôt les jardinières verticales en bouteille d'eau minérale que les immeubles de standing aux balcons couverts d'arbres pour faire joli (ce qui est, rappelons-le, une mauvaise idée). L'esprit du solarpunk c'était de comprendre que le modèle le plus utile pour penser l'avenir, c'est plutôt le camp de réfugiés que l'aéroport de Singapour. C'était de regarder les choses en face, au lieu de fuir la ville et les soucis. Comme le disait si bien le tout premier manifeste solarpunk, il y a bientôt 10 ans (putain, déjà) : ni déni, ni désespoir.
3. La nage la plus rapide
Enfant, je prenais des cours de natation avec un entraîneur full-metal-jacketesque, et dans les doux instants où je ne l'entendais pas nous aboyer dessus parce que j'avais la tête sous l'eau, je me posais des questions existentielles — au nombre desquelles : pourquoi parle-t-on de "nage libre" pour désigner des compétitions dans lesquelles tout le monde, manifestement, nage le crawl ?
J'avais bien compris que le crawl était la nage la plus rapide (je souffrais suffisamment comme ça dans la dernière longueur du 200m 4 nages), mais ça n'expliquait pas le mystère de cette appellation — et il y a 30 ans (putain déjà), il n'y avait pas de Wikipédia pour satisfaire ma curiosité.
Eh bien vu d'aujourd'hui, je le sais : c'est parce que la question de savoir quelle est la nage la plus rapide a longtemps été fort disputée, et que d'une certaine manière elle l'est toujours.
⌾⌾⌾
En 1696, Melchisédech Thévenot (par ailleurs inventeur du niveau à bulle) publie à Paris un ouvrage qui fera longtemps référence, L'Art de nager démontré par figures, avec des avis pour se baigner utilement. Il y décrit notamment la brasse, qui devient dès lors la nage dominante pendant deux siècles.
⌾⌾⌾
Ensuite, comme d'habitude, la modernité naît lorsque l'Angleterre victorienne rencontre le reste du monde et ne le comprend pas :
Les Anglais sont considérés comme la première société moderne à avoir considéré la natation comme un sport. En 1837, lorsque les premières compétitions de natation modernes commencèrent à Londres, il existait déjà plusieurs piscines couvertes (...) La brasse et la "brasse indienne", récemment inventée, étaient utilisées. En 1844, des autochtones américains nagèrent à Londres lors d'une rencontre sportive. Flying Gull nagea 130 pieds en 30 seconds, battant Tobacco et remportant une médaille. Leur façon de nager fut décrite comme "des gesticulations", avec les bras battant "comme un moulin" et des battements verticaux des jambes.
[The Development of the Modern Stroke]
Le style de nage des Amérindiens était considéré comme « non-européen, [...] violent, [...] grotesque », et les Anglais continuèrent de nager la brasse.
Il faut attendre la toute fin du XIXe pour que des Occidentaux se décident à adopter la technique de nage des Amérindiens — d'abord les mouvements des bras, puis les battements de jambe — mais ça reste marginal. Aux JO de 1912, le surfeur hawaïen Duke Kahanamoku écrase tout le monde en nageant le crawl suivant sa technique traditionnelle, et douze ans plus tard, l'Américain Johnny Weissmuller est le premier à nager le 100 m en moins d'une minute, en nageant le "crawl australien", avec la tête hors de l'eau.
Les années 30 voient les premières tentatives pour rationaliser scientifiquement les mouvements des nageurs. L'analyse de photos prises sous l'eau conduit d'une part à l'invention de la brasse papillon, afin de ramener plus vite les bras devant le nageur, et d'autre part à la conclusion que nager le crawl est plus efficace avec la tête immergée. En brasse, les compétiteurs se mettent à passer toujours plus de temps sous l'eau, jusqu'au moment où le nageur japonais Masaru Furukawa gagne son 200m en ne respirant que lors des virages, aux JO de 1956.
En effet, nager sous l'eau réduit la friction et permet d'aller plus vite. La question du temps passé sous l'eau par les nageurs devient donc centrale, et la source de plus en plus de contraintes réglementaires. En 1988, Daichi Suzuki (Japon) et David Berkoff (États-Unis) nagent la majeure partie de leur 100 m dos sous l'eau en ondulation dauphin ; dès l'année suivante, les nageurs doivent faire surface au bout de 10 m.
⌾⌾⌾
Et c'est en 1995-96 qu'est mise au point la technique de nage qui est théoriquement la plus rapide de toutes : le fish kick. Il s'agit d'une évolution de l'ondulation dauphin utilisant tout le corps, nagée intégralement sous l'eau et sur le côté, imaginée par nageuse américaine Misty Hyman et son entraîneur.
La plupart des nageurs utilisaient l'ondulation dauphin pour avancer sous l'eau, mais l'entraîneur de Hyman, Bob Gillet, voulait essayer autre chose. En 1995, il tomba sur une étude dans le Scientific American qui expliquait que les thons pouvaient nager jusqu'à 80 km/h, tandis que les dauphins n'allaient pas à plus de 40 km/h. L'étude concluait que la nageoire caudale d'un poisson générait plus de poussée que celle d'un mammifère marin. Gillet se demandait si l'ondulation dauphin serait plus puissante sur le côté, de manière à produire des ondulations horizontales, comme un poisson.
[Is This New Swim Stroke the Fastest Yet?]
Et la réponse est oui : le fish kick est (théoriquement) encore plus efficace que le dauphin, car les turbulences qu'il crée dans l'eau ne se heurtent ni au fond de la piscine, ni à la surface de l'eau. On peut voir ici Misty Hyman utiliser le fish kick en compétition en 1996 :
Comme pour la brasse et le dos, rester immergé pendant toute la longueur a rapidement été interdit — aujourd'hui les coulées sont limitées à 15m dans toutes les nages, et l'emploi du fish kick est largement réglementé.
Sauf coup de théâtre, le crawl continuera donc à dominer les compétitions de "nage libre", puisqu'on a interdit toutes les techniques plus rapides — l'appropriation culturelle d'accord, mais le biomimétisme c'est non.
⌾⌾⌾
Et ce sera tout pour cette fois.
On se retrouve dans deux semaines, portez-vous bien d'ici là.
M.