Bonsoir tout le monde.

J'espère que vous allez bien et que vous avez ressorti les masques en même temps que les petites laines. Moi tout ça me rappelle des souvenirs et me donne envie d’écrire des newsletters.

Je profite de vous avoir sous la main pour vous annoncer en fanfare :

(Oui car les abonnés, ici ou sur Patreon, ont la chance de recevoir leur petit zine chaque mois. Je crois savoir que certains sautent de joie quand il arrive.)

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Allons, trêve de sottises.

1. Quelqu'un d'autre

Avant l'été, j'avais évoqué au détour d'un lien le fait que les vols de données personnelles et les nouvelles techniques de manipulation d'image sont parfois utilisés pour candidater à des boulots en télétravail, en usurpant l'identité d'un candidat plus qualifié (ou d'une nationalité plus prisée des recruteurs).

Eh bien c'est ce qui est arrivé à Connor Tumbleson, développeur informatique de Tulsa (Oklahoma). Un certain Andrew lui a envoyé un e-mail pour le prévenir qu'il (Andrew) avait été approché pour faire semblant d'être lui (Connor) lors d'un entretien d'embauche. Connor décide de tirer tout ça au clair et contacte le recruteur, qui a franchement dû se demander ce qui se passait :

L’entretien sur Zoom
J’ai rejoint la réunion Zoom en avance, et heureusement le recruteur m’a laissé entrer rapidement. J’ai expliqué aussi efficacement que possible que j’étais le vrai Connor et que je n’étais pas candidat à ce poste.

J’ai tenté d’expliquer que la personne initialement embauchée pour usurper mon identité avait un grand sens moral et m’avait prévenu. J’étais en train de demander toutes les informations que cet employeur pouvait me donner sur l’imposteur quand l’histoire prit un tour encore plus étrange.

Un autre Connor Tumbleson avait rejoint l’appel et se trouvait dans la salle d’attente. Le recruteur a été franchement génial, il m’a laissé changer mon nom, éteindre ma caméra et changer d’avatar, et rester dans l’appel.

Le recruteur fit ensuite entrer la nouvelle personne, qui parlait avec un accent que je n’arrivais pas à reconnaître. Il lança l’entretien et demanda au candidat de se présenter rapidement.

Pendant les deux minutes qui suivirent, l’imposteur lut, parfois mot à mot, le document qu’on m’avait déjà transmis, et affirma s’appeler Connor Tumbleson. C’était un autre imposteur que celui qui m’avait contacté. Je suppose que le premier avait refusé et que le job était simplement passé à la personne suivante.

Je n’en ai eu assez d’entendre quelqu’un dire qu’il était moi, s’approprier ma photo, mon nom et mes qualifications durement acquises, donc j’ai allumé ma caméra, j’ai repris mon nom, et j’ai demandé à l’autre personne ce qu’elle croyait faire.

Le faux Connor Tumbleson a immédiatement quitté la réunion Zoom.

[Someone is pretending to be me]

Récemment, une application m'a demandé de me filmer en prononçant une phrase aléatoire afin de vérifier mon identité. Ça m'a paru être un bon résumé du moment que nous vivons, mais je me demande ce qu'il faudra faire pour attester de son identité quand ce genre de procédure ne suffira plus. Il ne fait guère de doute que les techniques à base de NeRF seront bientôt suffisamment rapides pour permettre d'usurper un visage et une voix lors d'une conversation vidéo en direct.

Peut-être que ce sera un nouveau job d'auto-entrepreneur-crevard que d'aller sonner chez les gens pour leur faire lire des phrases absurdes devant une caméra ou un LiDAR.

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L’histoire ci-dessus m’a aussi immanquablement fait penser à Dual de Riley Stearns, un film qui part d'un postulat simple : les gens qui savent qu'ils vont bientôt mourir peuvent décider de se faire dupliquer. Leur clone vit avec eux pendant le temps qui leur reste, pour apprendre à être eux, puis prend leur place après leur décès.

Le problème, c'est ce qui se passe quand la personne originale ne meurt finalement pas.

2. Le Roi Lear

Jean-Luc Godard est mort, et a priori je n'avais rien d'intéressant à vous dire à ce propos, mais c'est à cette occasion que j'ai appris l'existence d'un film dont je n'avais jamais entendu parler :

Jean-Luc Godard - King Lear - The Cannon Group Inc.

Et très sincèrement, j'ai d'abord crû à un canular élaboré. Jean-Luc Godard aurait tourné une version du Roi Lear financée par Menahem Golan et Yoram Globus (de Cannon Group, les gars qui ont produit Delta Force, American Ninja, Highlander, Over the Top...) ? Sur un script de Norman Mailer ?? Avec la fille de Mailer (?), Julie Delpy (!!), Woody Allen (!?), Léos Carax (!!!), Molly Ringwald (??), et Burgess Meredith (???).

Eh ben c'est vrai.

Capture de King Lear de Jean-Luc Godard
JLG as "Professor Pluggy" et Peter Sellars as "William Shaksper Junior the Fifth"

Après avoir été copieusement hué à Cannes en 87, le film fut très peu diffusé (Golan était apparemment ulcéré que ses conversations avec Godard se soient retrouvées dans le film) et les rares DVD coûtent fort cher, mais figurez-vous qu'on peut le trouver en entier sur archive.org.

Allez donc le voir et souffrez avec moi en tentant de déchiffrer l'accent anglais de JLG, comme ça vous pourrez décider vous-même si vous trouvez ça exceptionnellement fin et salutaire de faire un film sur l'impossibilité de faire un film, ou si c'est un sommet de foutage de gueule :

(les enfants des années 80 reconnaîtront peut-être l'incroyable émission britannique Eurotrash, présentée par Jean-Paul Gaultier et Antoine De Caunes, et qui fut diffusée en France sur Arte)

3. Le cadeau de Chirac

Comme je le disais mercredi dans une petite note aux abonnés, je viens de finir de lire Un nouvel or noir de Philippe Baqué, qui fait une analyse historique implacable de la naissance du marché actuel de l’art africain. Je vous en offre un autre extrait délicieux, pour le plaisir :

Fin 1996, ses proches collaborateurs, inspirés par Dominique de Villepin, alors secrétaire général de l’Élysée, offraient au président, grand amateur d’objets d’arts « primitifs », une statuette en terre cuite du XIIe siècle provenant de la région du fleuve Niger au Mali. Les photos et les commentaires d’un journaliste de Paris-Match présentaient un Jacques Chirac ravi, à genoux devant la pièce, se livrant à un brillant exposé sur ce style de sculpture. Malheureusement pour le président, cette terre cuite faisait partie d’un lot d’objets archéologiques exportés illicitement du Mali. Ils avaient été saisis en 1990, sur le site pillé de Thial, par les autorités maliennes qui eurent juste le temps de les photographier avant leur nouvel enlèvement par des trafiquants. Une photo publiée par le Conseil international des musées (Icom) dans son ouvrage Cent objets disparus, pillage en Afrique, permit aux responsables de l’institution de [reconnaître] l’objet. Quelques jours après, l’Icom demanda à Jacques Chirac de restituer la statuette au Mali. L’Élysée s’enferma alors dans un silence gêné. L’affaire ne pouvait pas tomber plus mal puisque la déléguée permanente de la France auprès de l’Unesco s’apprêtait à ratifier la convention de 1970 – avec toutefois vingt-sept ans de retard. L’affaire tombait aussi en pleine période de relations houleuses entre la France et le Mali : quelques mois auparavant, Jacques Chirac avait fait expulser par charter plusieurs dizaines de Maliens sans papiers, provoquant une vague d’indignation en Afrique. Enfin, le président malien, archéologue et ancien responsable de l’Icom, était réputé fort chatouilleux sur la question du trafic illicite. Le traditionnel paternalisme élyséen dans les affaires africaines demeurant sans effet, Jacques Chirac refusa de rendre la statuette malgré les différentes interventions de l’Icom. Il s’obstina et chercha désespérément une échappatoire, proposant même de déposer l’objet dans le futur musée du Septennat, prévu en Corrèze. Finalement, plus d’un an après le fameux anniversaire, Jacques Chirac dut s’incliner. Le 23 janvier 1998, l’ambassadeur de France à Bamako remettait la statuette illicitement exportée à la direction du musée national du Mali. Celle-ci est désormais exposée au musée avec la mention : « Don de Jacques Chirac, président de la République française  »

[Philippe Baqué, Un nouvel or noir]

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Et ce sera tout pour cette fois — mais pas d'inquiétude, je reviens bientôt vous abreuver d'histoires extraordinaires et juste un tout petit peu mélancoliques.

Portez-vous bien.

M.