Bonsoir tout le monde.

Des fois je vous imagine lisant cette newsletter alors que vous êtes dans le bus ou le métro du matin, en esprit toujours un peu dans votre lit ; ou le smartphone discrètement posé sur les genoux, au milieu d'une réunion interminable ; ou tard dans la nuit, dans un salon parfaitement silencieux, pour vous changer les idées après trois heures de doomscrolling qui vous ont happé sans crier gare.

Dans tous les cas, j'espère vous offrir un instant de réconfort et l'envie de faire un monde un peu moins atroce.

1. I love my radio

Pour un article du prochain numéro de Climax, je me suis intéressé ces derniers temps à l'histoire des "radios libres" en France, et à l'étrange terreur qu'elles ont si longtemps inspiré au gouvernement. En attendant la sortie de l'article, deux petites choses adjacentes :

Radio It Yourself
Petit Manuel Technique d’Autonomie Radiophonique

(Faites pas attention à la rhétorique un brin outrée, y a des caisses de vraies infos au milieu du ton TROP VÉNÈRE TU VOIS.)

  • L'histoire fascinante des réseaux téléphoniques privés qui, dans les régions rurales des États-Unis, utilisaient les fils barbelés entourant les exploitations agricoles pour transmettre les communications :
Cherchant à la fois un moyen de rompre leur isolement, de se communiquer les urgences, les conditions météorologiques et les prix des récoltes, (...) les éleveurs et les agriculteurs ont commencé à tirer parti de l'omniprésence des appareils téléphoniques et des clôtures en fil barbelé. À l'époque, les téléphones possédaient leur propre batterie qui produisait un courant continu capable de transporter un signal vocal ; en tournant une manivelle sur le téléphone, on générait un courant alternatif qui produisait une sonnerie à l'autre bout de la ligne.
a brief history of barbed wire fence telephone networks
If you look at the table of contents for my book, Other Networks: A Radical Technology Sourcebook, you’ll see that entries on networks before/outside the internet are arranged first by underl…

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Et n'oubliez pas de re-regarder fréquemment Pump Up the Volume, le meilleur film du monde à propos d'une radio pirate dont l'animateur iconoclaste fait tourner en bourrique les social-traîtres de sa petite ville :

2. Tiny toolkits

Mercredi dernier, je suis allé avec ma fille voir le dernier film de Michel Gondry, qui était venu le présenter avec sa fille Maya, pour qui il avait créé à l'origine les petits dessins animés qui composent le film :

C'était évidemment plaisant de les entendre tous deux parler et répondre aux questions, mais je crois que mon truc favori a été de voir et toucher les morceaux de papier découpés utilisés pour l'animation, qu'ils avaient apportés avec eux et faisaient circuler dans la salle.

Michel Gondry expliquait notamment qu'au départ, il réalisait ces petits films d'animation seulement muni de papier de couleur, de quelques feutres, de scotch et de son téléphone portable en mode accéléré.

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Évidemment c'est pas le même niveau de qualité, mais il se trouve que j'aime bien faire des petits zines avec ma fille, par exemple quand on fait un long voyage en train. Pour ce faire, j'ai composé une petite trousse avec des outils triés sur le volet :

(Pas sur la photo : une agrafeuse compacte et des petits feutres)

Je passe mon temps à ajouter ou enlever un outil pour peaufiner ma trousse. Et grâce à @joachim, j'ai découvert le concept de tiny toolkits, qui formalise exactement cette idée :

Tiny Toolkit Manifesto
L'outil qu'on a sous la main est plus utile que l'outil resté à la maison.
Small is beautiful.
Parfois, une spork est le bon outil.
Tous les outils sont des marteaux.
Choisissez bien vos compromis.
Les petits outils font de meilleurs cadeaux que des chaussettes.
Un tiny toolkit n'est jamais terminé.
Faites vos propres outils.
Mes outils ne sont pas les tiens
Les outils sont faits pour être utilisés
Les tiny toolkits sont bons pour la planète.
Les tiny toolkits connectent les gens et les choses.
Votre cerveau est le meilleur outil de tous.
Tiny Toolkit Manifesto

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Au passage : c'est ma fille qui a gentiment dessiné toutes sortes de cafetières pour mon prochain zine, qui parlera justement de filiation et de préparer le café.

Je devrais l'imprimer et le sérigraphier dans les semaines à venir. Inscrivez-vous ici si vous voulez être les premiers au courant de sa sortie !

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Kimchi O.D., un zine qui parle de pleins de trucs et sort quand il est prêt.

3. Baraki !

Des amis belges m'ont recommandé il y a quelques temps la série Baraki :

La série est rigolote, émouvante et inattendue. Un peu comme les deux versions de la série Shameless (je crois — je n'ai vu ni l'une, ni l'autre), elle fait une place à des gens qui peuvent parfois être les personnages de séries mais en sont rarement les protagonistes.

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Ce qui m'intéresse ce soir, c'est le terme lui-même — comme expliqué dans les premières minutes de la série, :

Au départ, les barakis, c’étaient des gitans, des forains, des gens du voyage. Puis quand ils sont arrivés ici, on leur a piqué leur roulotte, on les a tapé dans des baraques et c’est comme ça que ces immigrés sont devenus des barakis. Après les barakis sont devenus des mineurs de fond, des cheminots, des métallos, des ouvriers, des "petites gens", des exploités. Après, les charbonnages ont fermé, du coup plus de boulot et "baraki", c’est devenu une insulte.

Aujourd'hui, le terme est plutôt utilisé comme injure classiste générique, à peu près l'équivalent de "cassos" en France, ou de "chav" au Royaume-Uni (qui vient vraisemblablement d'un mot romani).

C'est d'ailleurs instructif de voir les correspondances entre stéréotypes négatifs sur les pauvres d'un pays à l'autre. Les caractéristiques qui leur sont toujours attribuées sont la stupidité et/ou le manque d'éducation, la violence et la sexualité débridées, et surtout le mauvais goût. En Belgique et dans le nord de la France, par exemple, le tuning est indissociable du stéréotype du pauvre qu'on méprise (souvenez-vous). Et si le tartan Burberry incarne chez nous l'élégance britannique, en Angleterre il évoque désormais surtout les chavs , un peu comme Lacoste en France dans les années 90-00.

Une photo de chav d'après Wikipédia

Dans les années 2000, "chav" est devenu l'hyperonyme désignant toutes les variantes régionales des pauvres ploucs à stigmatiser (skangers, spides, charvers, scallies ou neds, selon la région). J'ai vu des Britanniques arguer du fait que le mot "chav", contrairement au "white trash" américain, n'était pas spécialement lié à une couleur de peau, et il me semble que c'est cette conviction qui a permis au terme de s'imposer : puisque c'est pas raciste, on peut enfin se lâcher, y aller à fond dans les stéréotypes et en coller partout, ah la vache ça fait du bien de rire aux dépends de gens marginalisés, vous trouvez pas ? Non ?

Et pourtant, "chav", comme cassos ou baraki, est bien une invective spécialement destinée aux Blancs pauvres :

Premièrement, ces recherches présentent la blanchité comme une facette supposée et essentielle de l'identité chav. En marginalisant les chavs en raison de leur « blanchité déviante », ces travaux leur attribuent une relation problématique et complexe à l'ethnicité et à la race. Deuxièmement, le discours sur les chavs a déjà été analysé comme une forme d'aversion intense fondée sur la classe. Les chavs semblent être perçus comme anormaux par leur propre classe et par ceux qui se considèrent comme ayant un statut socio-économique supérieur.
The Chav Youth Subculture and Its Representation in Academia as Anomalous Phenomenon | M/C Journal
Introduction “Chav” is a social phenomenon that gained significant popular media coverage and attention in the United Kingdom in the early 2000s. Chavs are often characterised, by others, as young people from a background of low socioeconomic status, usually clothed in branded sportswear. All definitions of Chav position them as culturally anomalous, as…

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Au hasard d'un boulot, j'ai récemment découvert l'équivalent japonais du chav et du baraki : le DQN. Ici encore, l'étymologie est éclairante :

Prononcé "dokyun", c'est un terme injurieux employé sur internet, popularisé par le forum japonais 2ch.net. Il signifie généralement "abruti" ou "idiot", mais peut être utilisé pour désigner des délinquants et des personnes violentes, mal élevées, peu cultivées ou éduquées, ou socialement inférieures. (...)
Il provient de "Mokugeki! Dokyun", une émission de télé diffusée de 1994 à 2002 au Japon. L'émission montrait les vies difficiles menées par des personnes qui avaient été des délinquants dans leur jeunesse, n'avaient pas eu leur bac, etc.
Urban Dictionary: DQN
Pronounced “dokyun,” it is a derogatory internet slang term that spread from 2ch.net, a Japanese BBS. It mostly means dumbass or idiot, but it can also be used to refer to delinquents and violent, rough, uncultured, uneducated, socially inferior people. Though it used to be just 2channel slang, the term enjoys more widespread use now, and is even used on some English-language discussion boards. Trivia, in case anyone’s interested (culled from d.hatena.ne.jp and ja.wikipedia.org): Mamii Ishida, a mysterious internet personality who was active around 1998 to 2000, is said to be the father of the term. It originated from “Mokugeki! Dokyun” (eyewitness dokyun), a Japanese TV show which ran from spring of 1994 to summer of 2002. The program showcased the deteriorated lives of people who had in their youth been “yankee” (delinquents), high school dropouts, and the like. (It was not spelled “DQN” in the title of the TV show.) More recently, the term “DQN kigyou” (dokyun corporation) has been used to describe companies in Japan that exploit their employees by expecting unpaid overtime as a matter of course. Such companies are also referred to as “burakku kigyou” (black corporations).

Je trouve particulièrement cocasse la page ci-dessous, sur un blog qui explique en anglais des termes argotiques japonais. L'auteur (japonais) indique que le terme DQN été jugé discriminatoire par la justice japonaise, et prend donc quantité de pincettes et de précautions oratoires pour en parler, assurant que le terme est employé de manière "non-discriminatoire" dans ses exemples :

ランチ を 食べるのに 並んで いたら どこかから DQN が 現れて わりこんでいったよ!ムカつく!
Je faisais la queue à la cantine, mais un DQN est sorti de nulle part et m'est passé devant ! Fais chier !
What does “DQN” mean in Japanese? ドキュン? ドキュソ? | Just a little Japanese
Is there such a person around you?

Les normes en matière de "comportements antisociaux" sont décidément différentes selon les pays.

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Et ce sera tout pour cette fois. Portez-vous bien, faites un monde un peu moins pourri si vous avez l'occasion.

M.