Bonsoir tout le monde.
Il ne vous aura sans doute pas échappé que j’ai fait des efforts désespérés, ces dernières semaines, pour parler d’autre chose (parce que ça m’aidait à penser à autre chose). Je n’y arrive pas toujours, mais j’essaie.
1. Le suspense
À mon sens, une des caractéristiques les plus cruelles de l’épidémie actuelle est qu’elle nous impose un rythme fait d’innombrables temps de latence successifs et superposés, entre le premier cas et l’épidémie, entre la courbe d’un pays et celle de ses voisins, entre les mesures sanitaires et leur effet, positif ou non ; et, à l’échelle individuelle, entre l’infection et les premiers symptômes, entre la déclaration et l’aggravation de la maladie, entre le test et le résultat. On sait ce qu’on risque et ce qu’on redoute, mais il s’écoule un temps interminable avant d’enfin savoir.
Et dans le même temps, il y a une injustice incroyable au fait de pouvoir être un porteur asymptomatique, qui contamine son entourage sans le savoir, ou au fait que même les gens qui finissent par développer des symptômes sont contagieux bien avant — non seulement on n’a pas le temps de réagir, mais on a l’impression que la contamination est rétroactive, comme si la maladie avait remonté le temps pour infecter ceux qu’on a croisés.
J’ai entendu une fois une archive où Alfred Hitchcock expliquait l’essence du suspense par la différence entre les deux types de missiles avec lesquels les Nazis bombardaient Londres. Le V1 faisait beaucoup de bruit. On entendait son bourdonnement de très loin, et on passait des minutes qui semblaient des heures à attendre, terré dans une cave, qu’il frappe sa cible et explose. L’armée britannique utilisait des techniques révolutionnaires pour tenter d’abattre les V1, mais une fois les défenses franchies, il ne restait plus qu’à se demander où ils allaient tomber.
Le V2, lui, était moins précis mais se déplaçait à vitesse supersonique, et aucun bruit n’avertissait donc de son impact — le bruit arrivait après l’impact. Il n’y avait pas de défense possible contre les V2, et on n’avait pas le temps de se demander où ils allaient tomber. Il n’y avait pas eu de suspense.
2. Classer le chaos
J’ai beaucoup de Lego. C’était pratiquement mes seuls jouets quand j’étais enfant, et je les ai gardés par inertie, incapable de m’en séparer même après avoir estimé, adolescent, que j’avais passé l’âge. Je les ai récupérés quand j’ai vidé la maison familiale et je les ai conservés jusqu’au jour où mes propres enfants ont été assez grands pour jouer avec sans s’étouffer.
Enfant, je les conservais dans quatre gros bacs, sans le moindre tri. Le début du jeu consistait donc à fouiller dans les bacs, en sélectionnant des pièces qui me plaisaient, jusqu’à sentir le frémissement d’une idée. Une fois l’ébauche réalisée, je me mettais en quête des pièces encore manquantes en renversant mes bacs sur le sol. Il me fallait souvent des heures pour trouver une pièce symétrique ou de la bonne couleur, tant et si bien que je finissais souvent par choisir une autre solution que celle envisagée à l’origine.
Il m’aurait paru proprement barbare de trier mes pièces, même sommairement. La fouille était une partie essentielle du processus — comment avoir des idées s’il fallait déjà savoir ce que je voulais ? Les catégories et les étiquettes et le tri étaient des techniques de petit épicier sans ambition. Classer, c’eût été refuser de me soumettre aux caprices du chaos, et me priver de la joie de plonger mes mains dans d’énormes tas de briques, tel Picsou plongeant dans son coffre-fort.
[Mitsuru Nikaido, LEGO Robot Mk17-16]
Il y a une dizaine d’années, j’ai découvert la communauté des AFOL, ou “Adult Fan of Lego”. Ils ont des sites de vente de pièces ultra-catégorisés, des logiciels de conception 3D, des techniques d’assemblage plus ou moins “légales” (que Lego s’autorise ou non à utiliser dans ses propres modèles), un jargon, des sous-genres (j’aime particulièrement les dioramas). J’étais un peu attristé de voir comment les nerds de ma génération avaient industrialisé, adultifié, désenchanté un jeu qui avait tant compté pour moi, jusqu’à en faire un loisir compétitif, mais en même temps il était difficile de ne pas être envieux de ce que ça leur permettait d’accomplir.
Actuellement, nos Lego occupent une vingtaine de boîtes en plastique transparentes originellement conçues pour stocker des chaussures, je crois. Et ils sont en bordel. Quand je les ai donnés aux enfants, je me suis contenté de les laver, je n’ai pas eu le courage de les trier.
(Au passage, pour nettoyer des Lego très sales : à la machine à laver dans un filet pour linge fragile, faire sécher à plat au soleil ; s’ils sont seulement poussiéreux : vider le bac de Lego sur un tapis, brasser un peu avec les mains, ramasser les Lego, aspirer la poussière retenue par le tapis)
[Le vaisseau du méchant lapin]
Pendant le confinement, mes enfants ont pu développer et affirmer leur propre style : mon fils est comme moi obsédé par les trucs symétriques, articulés, et aux formes complexes. Ma fille fait des tonnes de bonhommes délirants et les entasse sur des vaisseaux qui ont l'air d'être partis pour faire la tournée des bars.
Moi je joue toujours de la même manière : j’attrape un bac, je sélectionne des pièces, et je construis un truc. Mais je vois mes enfants galérer. Ils sont souvent découragés par l’ampleur du merdier, et ils n’aiment pas l’idée de passer une heure à la recherche de la pièce qui leur manque. Je me suis donc demandé si mon rôle d’adulte n’était pas de trier les Lego de la maison, histoire que mes enfants grandissent avec d’autres névroses que les miennes.
[LEGO Storage for Large Collections]
Il y a quantité de ressources disponibles sur la question, dont The LEGO Storage Guide, qui est très complet. Il y a des conseils différenciés suivant la taille de la collection à ranger, mais les principes ne varient guère. Spontanément, on a envie de trier par couleur, alors que c’est inutile : la couleur, c’est ce qu’on voit immédiatement. Il faut les trier par forme. Pour les collections importantes, il est généralement recommandé d’utiliser les petites commodes à tiroirs en plastique conçues pour la visserie.
Le souci, c’est que je voudrais un système que mes enfants soient capables respecter. Sinon ça ne sert à rien. Et je doute qu’ils aient la patience de ranger chaque petite pièce dans son petit tiroir. Ça c’est un truc d’adulte pour qui les Lego sont un passe-temps sérieux.
[Le speeder du magicien]
La solution viendra peut-être bien d’un ami, qui est parvenu à établir un système de tri que ses enfants respectent — et comme j’ai des amis formidables, il m’a même fait un diagramme explicatif :
Ça fera de quoi s’occuper pendant le reconfinement.
3. Sports ancestraux
Suite à la newsletter de la semaine dernière, un lecteur m’a signalé l’existence d’un sport d’équipe originaire d’Asie du Sud-Est, le kabaddi :
L’idée : un joueur quitte son camp pour toucher n’importe quel joueur de l’équipe adverse, puis doit revenir dans son camp, tout en retenant sa respiration. S’il inspire avant d’avoir franchi la ligne du retour, il a perdu. Les défenseurs doivent donc éviter d’être touchés, puis empêcher l’attaquant de repartir.
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Par ailleurs, toujours au chapitre des sports ancestraux, je laisse la parole à une aimable lectrice, qui vous présentera mieux le bouloù pok que je ne saurais le faire :
Le boulou Pok se pratique uniquement à Guerlesquin, entre guerlesquinais, et sans femmes, une fois par an pour Mardi Gras. Ça se joue entre "nordistes" (habitants du nord de la place du village) et "sudistes" (ceux qui habitent côté ouest ou côté est choisissent leur camp) et ça consiste essentiellement à picoler.
"Les hommes de la cité sont séparés en deux équipes : les nordistes et les sudistes, qui se disputent la victoire sur fond de taquineries, tandis que d’autres tentent de distraire les joueurs en les invitant à déguster les breuvages traditionnels ; le tout dans une ambiance chaleureuse et bon enfant qui n’est pas sans rappeler le caractère jovial de ses participants. A la fin de la partie, les vainqueurs sont gratifiés d’une feuille de laurier qui récompense leur titre de champions du monde de Boulou-pok, puis ils retrouvent les vaincus autour du « gwin bras » (« grand vin ») et festoient tous ensemble jusqu’au bout de la nuit." (Extrait du site de Guerlesquin)
On a vaguement inventé des règles histoire de dire, mais elles sont sommaires : "Mi-jeu de boules, mi-jeu de palets, les règles sont simples. L'objectif consiste à lancer les boulou le plus près possible du « mestr » (le maître) qui n'est autre qu'une boule de bois coupée aux deux-tiers, reposant sur l'aire de jeu.
Les boules, en frappant le sol, font pok ! Et voilà le boulou pok." (Même pour le nom, ils se sont pas foulés.)
"Contrairement aux autres jeux de palets, concentration et silence ne sont pas de mise dans le boulou pok. Au contraire. « C'est fait pour être bruyant et, si tous les coups ne sont pas permis, on peut toutefois entraîner les joueurs de l'équipe adverse au bistrot, puisque cela fait aussi partie de la tradition »." (via)
J’étais parti pour une blague sur le patrimoine culturel de l’humanité, mais encore une fois la réalité m’a devancé : le bouloù pok est inscrit au patrimoine culturel immatériel de la France depuis 2012 (attention, PDF).
[Bouloù Pok et traditions — Mairie de Guerlesquin]
Je note aussi avec intérêt qu’à l’instar des Américains, qui appellent leur finale de baseball les “World Series”, et “World Champions” le club qui gagne les playoffs de la NBA, le tournoi de bouloù pok organisé exclusivement à Guerlesquin depuis plus de 500 ans s’appelle “Championnat du Monde”.
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Voilà. Et merci à vous, incroyables amis et lecteurs, qui aurez fait la moitié du boulot cette semaine.
(Par ailleurs, j’hésite sur la direction à donner à cette newsletter à l’avenir, donc je vous enverrai peut-être une ou deux questions d’ici la fin de la semaine.)
À bientôt, portez-vous bien.
M.
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