Bonsoir tout le monde.

Cette semaine j’en suis à mon dixième jour de covid et je suis encore un peu fatigué, donc je vais laisser des gens plus en forme et talentueux faire le boulot à ma place.

1. Le style pronominal

J’ai beaucoup apprécié cette analyse de Pierre Tenne, qui s’attache à l’écriture plutôt qu’au contenu du récent Manifeste conspirationniste :

La confusion est un procédé stylistique avant d’être politique : son but est la conciliation, endossée explicitement dans un texte qui en appelle à agir avec tout le monde. Sous-entendu : y compris avec ceux qu’on désigne comme fascistes au sommet de l’État ou dans certains médias. D’où la permanence envahissante de l’opposition binaire entre « eux » et « nous » tout au long du texte, qui finit même par être discutée et explicitée. Mais si tout est explicité dans ce livre, c’est pour que tout reste trouble.

L’opposition entre le « eux » et le « nous » est une provocation : signe distinctif du style conspirationniste, elle flirte avec des manichéismes dénoncés par réflexe pour mieux se poser en opposition aux conformismes de lecture et de pensée. Sans doute peut-on y voir également une volonté de parler cette « culture du pauvre » que depuis Richard Hoggart on sait fortement constituée de « eux » et de « nous ». Eux, nous : les pronoms sont au principe d’un texte qui cache souvent les noms. On pourrait parler d’un style pronominal, qui autorise toutes les outrances, même les plus formidables qui se passent d’arguments. « Eux » ont donc inventé la sociologie pour « nous » dominer. « Eux » ont inventé la société, la métropole, « eux » sont des extraterrestres  – le texte se ponctue lui-même d’une étrange fascination pour les extraterrestres que créeraient les conspirateurs au pouvoir.

[Le style conspirationniste]

Et si vous voulez une analyse du contenu, j’ai bien aimé celle-ci.

2. Une piscine suspectée de servir aux ablutions

J’avais partagé cet article sur twitter la semaine dernière et j’en suis toujours pas revenu :

Quand il commence le chantier le 10 novembre, il est loin de s’imaginer que les plans de sa future maison ont déjà fait le tour du village et qu’ils sont scrutés à la loupe. Pour certain·es villageois·es, l’association d’idées est vite faite : musulman + coupole + salle de prière, Yassine cache quelque chose de grave.

La rumeur est tenace et Yassine ne va pas s’en défaire. Au bar-tabac du bourg, les on-dit se transmettent. Dans les communes avoisinantes, au club de gym, au bar, à la boulangerie, on parle d’une « école coranique », de cette piscine qui pourrait servir aux « ablutions », d’une « mosquée » clandestine qui attirerait les fidèles de toute la région.

On ironise même en sous-main sur « la mosquée à Dédé ». « Dédé », le maire, André Dubœuf. Sans étiquette, l’ancien entraîneur emblématique de l’équipe de foot de Saint-Jeures se remet de son infarctus arrivé à l’été quand il assiste, aux premières loges, à l’explosion de la rumeur. Mais il laisse dire. Il a pourtant matière à réfuter : lui-même, qui reconnaît avoir été gagné par le doute, avait discrètement saisi la sous-préfecture pour s’assurer en amont de la régularité des finances de ce futur résident musulman.

« On m’a dit que c’est quelqu’un qui n’est pas fiché S, qu’il a une quinzaine d’entreprises,confirme-t-il auprès de Mediapart, dans son bureau à la mairie. On a reçu deux fois les renseignements généraux, tout était dans les clous. »

Yassine ne sait rien des démarches du maire, des quolibets à son sujet et des fantasmes autour de son projet. Il garde encore une haute idée du village. Saint-Jeures, c’est « la montagne-refuge », la terre des « Justes », un plateau paysan pétri de christianisme social, qui a accueilli toutes sortes de populations persécutées, des protestants aux juifs, en passant par les républicains espagnols. Plusieurs milliers de juifs ont été sauvés des griffes de Vichy, dont de nombreux enfants, grâce aux gens du coin.

[En Haute-Loire, au « pays des Justes » : la rumeur et les cendres]

Si vous n’êtes pas abonné à Médiapart mais que vous voulez lire l’article quand même, je vous recommande de suivre les instructions données ici pour pouvoir y accéder (ainsi qu’à une grande partie de la presse française, par la même occasion) pour un prix ridiculement bas.

3. Les nomades sont fatigués

J’ai vu Nomadland au cinéma mi-janvier, et je n’ai cessé de repenser depuis à un texte qui date du printemps dernier, et qui analyse l’articulation entre sexagénaires paupérisés d’aujourd’hui et mouvements anarchistes d’il y a quinze ans :

Nomadland de Chloe Zhao, qui fait figure de favori pour l’Oscar du meilleur film cette année, raconte l’histoire de l’indomptable esprit américain, et du fait que cette indomptabilité ne remet jamais en cause la société américaine.

Basé sur un livre de Jessica Bruder paru en 2017 qui raconte la vie d’Américains âgés vivant dans leur camping car, le film suit Fern, une femme de 65 ans (jouée par Frances McDormand). Après la fermeture de son usine et le décès de son mari, Fern se fait une nouvelle maison dans son camion, et elle prend la route pour toujours. Elle fait pitié à sa famille et à ses amis, qui lui proposent de l’héberger ou lui offrent de l’argent, mais Fern est sûre de la vie qu’elle a choisie : célibataire, transitoire, précaire. Le film m’a rappelé un slogan controversé, et attribué à tort au collectif anarchiste Crimethinc: Sans domicile. Au chômage. Sans argent. Si vous ne vous amusez pas, vous vous plantez quelque part.

[The nomads are settling down]

C’était une lecture fascinante pour moi parce qu’il y a dix ans je percevais vaguement les prémices de la #vanlife, mais sans avoir conscience du bouillonnement théorique et politique qui les avait vu naître.

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Voilà. En bonus, si vous avez encore du courage et du temps pour lire, je vous recommande ce texte salutaire sur la pandémie actuelle, qui analyse avec une lucidité exemplaire l’invraisemblable merdier dans lequel on patauge depuis deux ans, et propose aussi des idées pour s’en sortir, tant sur le plan politique que sanitaire.

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Portez-vous bien, protégez-vous, je reviens bientôt dans une forme olympique.

M.