Bonsoir tout le monde.

Cette semaine je vais pas trop vous bassiner avec des trucs militants, je retiens simplement de la manifestation de samedi dernier à Paris ce moment où la police nous a enfin laissé quitter la place de la République, et où nous avons défilé gaiement en direction de Belleville, au milieu des voitures et des commerçants qui gueulaient avec nous. C’était trop bref, mais ça consolait de bien des déceptions.

Allez hop, en selle !

1. En chantant derrière les paravents

La Veuve Ching, pirate est une courte nouvelle écrite par un jeune Jorge Luis Borges dans les années 1930, lorsqu’il travaillait pour la Revue multicolore des samedis, supplément hebdomadaire du quotidien populaire Critica. Vous pouvez la lire en anglais sur le site d’Esquire, et elle a été publiée en France dans un étrange recueil intitulé Histoire de l'infamie - Histoire de l'éternité.

La nouvelle s’inspire de l’histoire vraie de Shih Yang, une prostituée officiant sur un bordel flottant de Canton, à la fin du XVIIIe siècle, qui épousa en 1801 le terrible pirate Ching, puis prit la tête de sa flotte à son décès, en 1807. À son apogée, la flotte de Ching Shih comprenait des centaines de bateaux et des dizaines de milliers de marins. C’est une histoire tout à fait extraordinaire, et qui a inspiré beaucoup de monde.

[“this fanciful depiction is from History of Pirates of all Nations published in 1836”]

La nouvelle de Borges dépeint Ching Shih comme une pirate redoutable et sanguinaire, et s’écarte nettement des sources historiques à mesure que le récit progresse. Lors de la première parution du recueil où se trouve la nouvelle, Borges dira lui-même qu’il s’agit là du « jeu irresponsable d’un timide qui n’a pas eu le courage d’écrire des contes et qui s’est diverti à falsifier ou à altérer (parfois sans excuse esthétique) les histoires des autres ».

[Sur les vies imaginaires chez Borges et Marcel Schwob, j’aurais aimé lire l’ensemble de cet article, rendu fragmentaire par les mystères de Google Books, mais qui n’en devient que plus borgésien.]

Il y a eu une série de BD intitulée Shi Xiu, reine des pirates, par Nicolas Meylaender et dessinée par Wu Qing Song, et publiée de 2011 à 2015.

Vous vous souvenez peut-être aussi de l’apparition de Dame Ching dans Pirates Des Caraïbes: Jusqu'au bout du monde (et si c’est le cas vous avez bien du mérite, je suis incapable de distinguer ces films les uns des autres, encore moins de me souvenir de ce qui s’y passe).

En tout cas, et peut-être à la suite de ce cameo, Ching Shih est récemment devenue un sujet pop assez prisé dans des articles de type “les pirates les plus badass de l’histoire”, et aussi dans des médias féministes — ici un article en français, et là une vidéo (à mon sens plus intéressante) de Feminist Frequency, qui ne fait pas l’impasse sur les aspects déplaisants de la vie de pirate :

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La version de son histoire que je rêve de voir, mais sur laquelle je n’ai pas encore mis la main pour l’instant, c’est un film italien de 2003, réalisé par le vétéran Ermanno Olmi, et intitulé En chantant derrière les paravents :

Le film a tout pour me plaire : il est structuré sous forme de multiples récits enchâssés — dans un bordel, un vieux marin (joué par Bud Spencer !!) raconte une pièce de théâtre qui raconte l’histoire de Ching Shih ; les scènes censées se passer en mer de Chine ont été tournées sur un lac en Croatie ; et comme dans la nouvelle de Borges, c’est finalement un conte calligraphié sur des cerfs-volants lancés par l’armée impériale qui finit par convaincre la terrible pirate de déposer les armes.

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Dans la réalité, Ching Shih fait effectivement partie des rares pirates morts de vieillesse. La puissance de sa flotte était telle qu’elle s’est retirée des affaires dès 1810, après avoir obtenu une amnistie pour elle et ses hommes, assortie d’un plan de reclassement dans la marine impériale, et même du droit de garder son butin, avec lequel elle ouvrit un bordel / cercle de jeu à Canton (ou à Macao, ça dépend des récits).

Quoi qu’il en soit, une fois sa terrible flotte démantelée et la paix enfin revenue, les gens furent à nouveau tranquilles chez eux et les femmes se remirent à chanter derrière leur paravent (ce qui est apparemment le signe d’une maison heureuse).

2. La querelle des écrans

Il y a quelques jours, l’indispensable @temptoetiam m’a signalé un article à propos de l’histoire des instruments d’écriture dans les bureaux, dont la dernière partie fait écho à ce dont je vous parlais ici même en avril, à savoir les diverses machines qui sont à la fois moins qu’un ordinateur et plus qu’une machine à écrire. L’article offre une perspective historique tout à fait intéressante sur l’invention et l’adoption de différentes technologies de production et de transmission de documents écrits, mais finit par se perdre, à mon avis, en proposant finalement un retour à la machine à écrire comme solution à nos maux :

Une machine à écrire force les gens à écrire différemment, en combattant les distractions dans la rédaction elle-même. Il n’y a pas de touche permettant d’effacer ni de fonction pour copier-coller. Avec l’ordinateur, l’édition est « devenue une partie de la rédaction dès le début, rendant l’écrivain anxieux de toutes ses décisions ». De l’autre côté, la machine à écrire force l’écrivain à penser ses phrases avant de les écrire et de continuer au lieu de revenir en arrière et de les réécrire.

[Pourquoi la révolution des machines à écrire est-elle nécessaire dans les bureaux ?]

Alors il se trouve que j’ai acheté une machine à écrire d’occasion il y a cinq ou six ans, pour essayer, un peu comme des gens peuvent revenir à la photo argentique — par nostalgie pour un procédé analogique et donc observable — et je dois dire que je n’ai pas trouvé de réconfort particulier au fait de devoir concevoir parfaitement mes phrases et la structure de mon texte avant de commencer à les taper.

Néanmoins ce n’était pas une expérience inintéressante, parce que ça m’a permis de mettre le doigt sur ce qui me gêne dans le travail d’écriture à l’ordinateur — la source de cette “anxiété de la rédaction”.

Comme les machines à écrire, les traitements de texte sur ordinateur obligent à produire un texte linéaire. L’ordinateur offre évidemment plus de flexibilité que la machine à écrire, mais le curseur sera toujours à un seul endroit à la fois. Les enfants qui essaient un traitement de texte pour la première fois sont souvent surpris et déçus de ne pas pouvoir positionner le curseur au milieu de la page, ou de constater que taper du texte en haut de la page fait “descendre” les phrases qu’ils avaient tapées au milieu. Leur confusion est bien compréhensible : l’interface de Word représente une feuille de papier, mais les similarités s’arrêtent là.

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Paradoxalement, c’est le fait qu’on ne puisse plus déplacer les mots une fois couchés sur le papier qui rend l’écriture manuscrite moins linéaire. Dans mon cahier, je saute des lignes et laisse une marge pour pouvoir reprendre et amender le texte ultérieurement — souvent, j’écris une idée incidente dans la marge pour ne pas la perdre. Le statut de cette bifurcation de pensée se manifeste visuellement. Et quand je reviens à mon texte principal, eh bien il n’a pas bougé. Il m’a attendu sagement là où je l’avais laissé.

À force de gloses et de corrections entre les lignes, le texte manuscrit se stratifie. Il avance vers sa structure finale sans perdre la trace de sa forme d’origine. Un texte tapé à l’ordinateur reste toujours fluide, et donc informe. Si je veux noter un truc qui me vient pendant que je suis en train de taper, je dois créer un paragraphe orphelin à la fin du texte, ou ouvrir un autre document, mais le lien entre ce que je rédigeais et l’idée qui m’est venue sera de toute façon rompu.

Tous les logiciels que j’ai utilisés et qui tentent de reproduire l’expérience de liberté structurée du papier échouent. Ils exigent toujours de s’adapter aux opinions de leur concepteur, alors que le papier laisse chacun inventer son propre usage.

Par exemple, il y a dix ans, c’était la mode des logiciels de mind-mapping : la promesse était de pouvoir représenter librement et facilement une pensée trop complexe pour la linéarité du langage.

[MindNode]

Sauf que les logiciels de mind-mapping présupposent que les idées peuvent être hiérarchisées et catégorisées. Sur une “carte mentale”, un nœud n’appartient qu’à une seule partie de l’arborescence, et les liens transversaux sont compliqués à représenter. En l’espèce, ce type de logiciel entrave la pensée, qui justement consiste souvent à remarquer les liens et les analogies entre des choses a priori sans rapport entre elles.

[Scrivener]

Les logiciels spécialement conçus pour la rédaction de textes longs, par exemple Scrivener, permettent effectivement de faire des annotations, de réorganiser des fragments, ou de concevoir la structure d’un document complexe. C’est lourdingue et souvent cryptique, mais ça reste la meilleure solution quand je me retrouve avec douze brouillons foireux du même texte, et des fragments qui traînent partout et qu’il faut synthétiser — l’ordinateur devenant la seule solution possible aux problèmes que son utilisation a créés.

[Si vous pouviez me voir rédiger cette newsletter, en général les trois parties en même temps…]

3. Le sommeil fractionné

Brièvement, parce que je suis trop fatigué pour écrire ce que je voulais au départ : je suis retombé cette semaine sur un article lu en 2018, et qui m’a rappelé un fait méconnu — apparemment, dans l’Europe pré-industrielle, les gens dormaient en deux fois :

Le livre At Day's Close: Night in Times Past de l’historien  A. Roger Ekirch explique que les foyers de cette époque se mettaient au lit après le crépuscule, se réveillaient quelques heures plus tard pour une heure ou deux, puis dormaient à nouveau jusqu’à l’aube.

Au cours de la période de veille, les gens se reposaient, repensaient à leurs rêves, ou faisaient l’amour. Certains faisaient de la couture, coupaient du bois ou lisaient, à la lumière de la lune ou de lampes à huile.

[Humans Used to Sleep in Two Shifts, And Maybe We Should Do It Again]

Ekirch estime que ce mode de sommeil a commencé à disparaître au XVIIe siècle, ce qui coïncide avec l’apparition du motif de l’insomnie dans la littérature.

Au début des années 1990, le psychiatre Thomas A. Wehr a mené une expérience en laboratoire qui a conclu que le sommeil biphasique est naturel chez les humains quand les heures d’ensoleillement sont brèves. Comme l’écrit Pedro Arantes, dans les notes duquel j’ai trouvé toutes ces informations :

Un des principaux avantages de ce sommeil fractionné est qu’il offre deux périodes d’activité, de créativité et de vivacité accrues chaque jour, au lieu d’une longue période d’activité au cours de laquelle la somnolence s’accumule et la productivité décroît graduellement.

Un des principaux inconvénients de ce type de sommeil est la société actuelle, qui n’offre pas ce type de flexibilité.

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Et voilà.

Portez-vous bien, à la semaine prochaine.

M.

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