Bonsoir tout le monde.

— et bienvenue aux nouveaux abonnés arrivés jusqu’ici sur les conseils de Bulletin, un chouette projet éditorial qui vient d’être lancé. Je vous ai mis des bancs le long des murs, on essaiera de trouver une meilleure salle pour la prochaine fois.

Pour répondre directement à la question qui vous brûle les lèvres, je précise d’entrée que non, nos Lego ne sont toujours pas triés.

1. La grande traversée

Début juillet, je vais faire un assez long trajet en vélo + TER, de la région parisienne jusqu’au Haut-Verdon. J’ai déjà voyagé avec mon vélo pliant, y compris avec un enfant grâce au merveilleux accessoire ci-dessous, mais ce sera la première fois que je fais réellement du cyclotourisme, en dormant au camping et tout.

[Siège “Pere” chez Milian Parts]

Pour me préparer, j’ai demandé conseil autour de moi aux amis plus expérimentés, j’ai arpenté moult forums plus ou moins frais (surtout pour l’itinéraire — en l’absence d’informations centralisées, on doit se fier aux retours d’expérience de gens qui ont fait et documenté des trajets similaires), et j’ai fait moult diagrammes sur mon cahier.

En effet, le projet est plus complexe que je ne l’avais imaginé. Pour pouvoir prendre le train facilement, je pars en vélo pliant. Beaucoup de gens voyagent en Brompton, mais en général ils sont (a) en couple et (b) chargés comme des mules.

[Le tour du monde de Caroline & Anthony]

Or je dois éviter de trop me charger si je veux pouvoir prendre mes affaires sur le dos quand je poserai mon vélo pour aller me promener, manger ou faire des courses. C’est l’inconvénient de voyager seul, on ne peut pas faire deux équipes.

Il a donc fallu appliquer la discipline janséniste du one-bagging, dont je vous parlais il y a quelques temps, au cyclotourisme — il y a bien sur reddit une section “bikepacking” qui poursuit des objectifs similaires, mais personnellement je ne tiens pas à me coudre des sacs en nylon imprimé camouflage ni à emmener un couteau de Rambo, donc finalement on n’est pas tout à fait sur le même créneau.

Bref, voilà le fruit de mes efforts :

Quand on vivait en Charente-Maritime, ce vélo m’a servi plusieurs années à faire des trajets de 60 km aller-retour sur des routes en piètre état. Donc j’avais déjà des lumières puissantes, une selle confortable, des pneus anti-crevaison, ainsi que des pédales et des poignées de frein décentes.

Là j’ai commencé par un bon décrassage, puis j’ai changé les pignons et la chaîne, histoire d’être tranquille sur le trajet. Pour bien régler mes freins, j’ai demandé l’aide d’OHCYLO, l’atelier coopératif de Montreuil, qui vient d’emménager à côté de chez nous.

Au guidon, on trouve (de gauche à droite) mon fidèle rétroviseur, un support pour téléphone (j’ai un sens de l’orientation déplorable), et un porte-bidon. L’avantage est que leur positionnement n’empêche pas le pliage du vélo.

La dynamo (dans le moyeu de la roue avant) alimente les phares, mais aussi ce petit transformateur, avec batterie tampon et port USB, qui permet de recharger des appareils en roulant.

La dynamo alimente également une balise cachée dans le phare arrière, afin de localiser mon vélo en cas de vol (d’habitude ce phare est monté sur mon autre vélo, le Brompton dort à l’intérieur). Comme antivol, j’emporte un U (fixé sur le cadre), costaud et pas trop petit, ainsi qu’un câble à glisser dedans si c’est vraiment c’est ingérable avec le U.

Derrière la selle, une trousse à outils plus fournie que d’habitude, avec une chambre à air et une pompe, du lubrifiant, un maillon rapide pour la chaîne, quelques outils multifonctions, de la petite visserie et des trucs pour les réparations de fortune — serflex, superglue, gaine thermorétractable, etc.

Pour le sac, j’ai pris celui que j’utilise au quotidien, par exemple pour aller travailler en bibliothèque. Il est moins grand que d’autres sacs pour Brompton dédiés au cyclotourisme, mais il est très bien fait et parfaitement imperméable, donc j’ai appris à m’en accommoder en voyage. J’ai simplement cousu des espèces de rallonges pour les sangles de fermeture, celles d’origines étant un peu courtes.

Je craignais d’être obligé de me contenter d’un minuscule abri de trekking, mais j’ai eu de la chance : une tente 2 places un poil plus volumineuse rentre tout juste en haut du sac — j’aurai donc la joie de pouvoir dormir avec mon vélo, ce qui, ne nous voilons pas la face, me guettait depuis un certain temps.

2. Funaná

En 1968, un cargo rempli de synthétiseurs quitta les États-Unis à destination de Rio de Janeiro, pour ce qui devait être la première grande exposition d’Amérique latine consacrée aux instruments électroniques. Il n’arriva jamais à destination.

Quelques mois plus tard, ce cargo s’échoua sur les côtes de l’île São Nicolau, dans l’archipel du Cap-Vert, au large de la côte ouest de l’Afrique. Son équipage avait disparu, mais les instruments étaient intacts. À l’époque, le Cap-Vert et la Guinée Bissau voisine étaient des colonies portugaises, en lutte pour leur indépendance. Le parti indépendantiste d’Amílcar Cabral menait depuis depuis 1956 une guérilla opiniâtre contre l’armée coloniale.

Si l’on en croit la légende, c’est Cabral lui-même qui eut l’idée d’installer les synthétiseurs récupérés dans les rares lieux relativement protégés des militaires et alimentés en électricité : les écoles et les églises. Toute une génération de jeunes Cap-verdiens put ainsi accéder à des instruments ultra-modernes :

On raconte que les synthés ont contribué à une modernisation des musiques folkloriques indigènes, le morna et le coladeira, ainsi que du funaná – un style africain interdit par les Portugais – par des personnes telles que le producteur star Paulino Vieira, un des enfants qui avait profité du butin. Dans la musique de Vieira, des percutions rudimentaires comme le ferrinho (une barre de fer grattée avec un couteau) sont agrémentées de guitares disco à la Nile Rodgers, de solos de synthé frétillants et des rythmes latino-américains tourbillonnants du bolero et de la salsa. Le résultat est répétitif et étourdissant, comme la bande-originale d’une série B de SF.

[How a mysterious ghost ship brought cosmic disco to Cape Verde]

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Cette histoire me rappelle l’anecdote qui veut que la grande coupure de courant de 1977 à New York ait précipité l’explosion du hip-hop, et elle est sans doute un peu trop belle pour être factuellement exacte (l’article du Guardian parle d’instruments Korg, qui n’existaient pas en 1968, par exemple). Mais ça ne l’empêche pas d’être, d’une certaine manière, vraie.

Je vous invite vivement à regarder le court film mi-documentaire, mi-méditation ci-dessous, qui parle du rôle réel et fantasmé des synthés dans l’indépendance du Cap-Vert :

Comme le dit l’un des musiciens :

“Je raconte souvent cette histoire pour expliquer l'idée portugaise de saudade. Nous, les sauvages, nous avons pris leur accordéon adoré dans nos sales pattes, et nous en avons mieux joué qu'eux. Nous en avons tiré des chants si beaux que leur idée de la civilisation en a été détruite. Les 'singes' avaient pris leur instrument et l'avaient transformé en arme contre eux. Voilà une douce douleur.”

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Le Cap-Vert a finalement obtenu son indépendance en 1975, après la révolution des Œillets. Une compilation de chansons cap-verdiennes de l’époque est sortie en 2016 chez Analog Africa — dont le service presse paraît plus ou moins à l’origine du mythe du cargo rempli de synthés :

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Incidemment : en lisant des choses sur l’histoire du Cap-Vert, j’ai été surpris de constater de nombreux parallèles avec l’île de la Réunion — deux pays volcaniques et insulaires, inhabités avant l’arrivée des colons européens, aux populations extrêmement métissées et à la culture originale. Comme les maquisards du Cap-Vert, les esclaves marrons de la Réunion s’enfuyaient dans les montagnes pour échapper aux chasseurs d’esclaves, et descendaient parfois vers les côtes pour se ravitailler.

3. Corrections & compléments

Comme chaque fin de mois, quelques trucs à ajouter aux newsletters précédentes.

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En début de semaine, j’ai vu The Imitation Game, le biopic d’Alan Turing. C’était la première fois que je réalisais que Turing et Wittgenstein avaient été à Cambridge en même temps — à vrai dire, Turing a même assisté au cours de Wittgenstein sur les fondements des mathématiques en 1939 :

Les remarques de Wittgenstein vont souvent agacer Turing, ou le laisser, pour le moins, perplexe, mais elles lui fourniront aussi un éclairage pour s’orienter face au paradoxe apparent de cette machine qui ne « pense » pas alors même qu’elle manipule les « lois de la pensée » : une machine logique, soutient Wittgenstein, n’applique pas de règles, contrairement à un homme. Qui plus est, Wittgenstein ouvrira à Turing une perspective pour aller plus loin dans la question même du rapport de la machine à la pensée : les règles s’établissent et s’appliquent collectivement, comme usages, et par l’apprentissage.

[Patrick Goutefangea “Turing et Wittgenstein, Cambridge 1939”]

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À propos des quelques documentaires sur l’histoire du mouvement noir américain dont je parlais il y a deux semaines, un ami m’écrit :

Concernant le ghetto à Chicago et le campus si proche qui est "un autre monde", il ne s'agit pas de celui de l'Université de l'Illinois à Chicago, mais de l'Université de Chicago -- à la fois bien plus prestigieuse, et complètement enclavée dans un des plus grands ghettos noirs du pays, le South Side. C'est un des premiers trucs qu'on apprend quand on est blanc et qu'on débarque dans cette ville, a fortiori si on est universitaire (et a fortiori quand on est hébergé par des universitaires blancs français qui travaillent sur le campus et vivent dans le ghetto voisin, comme ça a été mon cas en 2006). Le périmètre de cette enclave carrée appelée Hyde Park est d'ailleurs une zone particulièrement propice aux tensions comme on peut l'imaginer. On habitait un peu plus à l'écart, au bord du lac, et pas de tensions particulières de ce côté. On n'avait pas les moyens de vivre sur le campus de toutes façons, et ça n'a pas dû s'arranger. Digression d'actualité : cette année les profs-précaires-doctorants de la fac de Santa Cruz (où j'ai fait un bref passage en 2010) ont fait une grève pour une augmentation de salaire basée sur le coût de la vie (cost-of-living adjustment, ou COLA), parce que concrètement ils ont le choix entre habiter très loin ou vivre dans la misère vus leurs salaires et les loyers de la Silicon Valley où se trouve la fac...

Le campus c’est le petit carré bleu ciel au milieu du bleu foncé, un peu au sud du centre :

[African American Population by Census Tract]

Ce même ami (à qui j’aurais manifestement dû demander conseil depuis le début) ajoute :

Sur ce qui s'est passé entre la génération Black Power et les années 1980, on peut résumer ça à la répression (à la fois ciblée contre les réseaux militants radicaux, avec des procès, des assassinats, et même un mini-bombardement à Philadelphie ; et de masse -- mass incarceration comme indiqué dans un visuel que tu as repris, sous couvert de "war on drugs"). Bien sûr cette répression a été d'autant plus efficace qu'elle a coïncidé avec les secousses économiques et sociales et le reflux de l'ensemble des mouvements de gauche radicale qui ont marqué le monde à partir de la deuxième moitié des années 1970 comme tu sais. […] Un des livres de référence sur le sujet de l'incarcération de masse, et fondateur pour la génération Black Lives Matter, est The New Jim Crow, de Michelle Alexander, qui a été traduit en français avec un titre bizarre comme souvent : La Couleur de la justice.

À Chicago, Fred Hampton, leader du Black Panther Party dans l’Illinois, fut assassiné par le FBI et la police de Chicago en 1969, dans une manipulation tellement grossière qu’elle ne put être étouffée.

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Et pour finir, à Chicago toujours, une stratégie originale lors de la manifestation d’hier — les manifestants entrent les matricules des policiers présents dans une base de données, puis gueulent au mégaphone le nombre de plaintes enregistrées à leur encontre :

Je dirais bien qu’on devrait faire la même chose en France, mais ici les policiers ne portent pas leur RIO (impunément), les données sur leurs sanctions disciplinaires ne sont pas publiques (on sait juste que leur nombre diminue), et les gens qui tentent de documenter l’action de la police de manière systématique finissent en prison.

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Voilà. À la semaine prochaine !

M.

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