Bonsoir tout le monde.
Cette semaine, un seul objectif : penser à autre chose.
1. “Les écrans”
Pour continuer sur la lancée de la semaine dernière : en 2014, Andy Baio avait publié sur Medium un texte qui m’avait fasciné. Soucieux d’apprendre à son fils à apprécier les jeux vidéo « classiques », il avait entrepris une expérience dans la grande tradition des pères qui utilisent leur progéniture comme cobayes :
J’adore les jeux vidéo, et je voulais vraiment qu’Eliot les aime et les apprécie lui aussi. Donc voilà mon expérience : que se passerait-il si un enfant du 21e siècle jouait à toute l’histoire du jeu vidéo, dans l’ordre chronologique ?
On commencerait par les classiques de l’arcade et de l’Atari 2600, d’Asteroids à Zaxxon. Un an plus tard, on passerait à l’ère 8-bit avec les classiques de la NES et de Sega. L’année d’après, la SNES, la Game Boy, et les jeux d’aventure classiques sur PC. Puis la PlayStation et la N64, la Xbox et la GBA, et ainsi de suite jusqu’à rattraper les jeux vidéo contemporains.
L’enfant apprécierait-il mieux les jeux indépendants modernes, qui n’ont pas le budget de Destiny et Call of Duty ? Est-ce que leur esthétique rétro lui plairait, ou est-ce qu’il les trouverait moches ?
Quand j’ai lu ce texte, mon fils venait d’avoir 3 ans. C’était encore un peu tôt pour le mettre aux jeux vidéo (et je n’ai apparemment pas une fibre scientifique suffisamment développée pour mener des expérimentations rigoureuses sur mes gamins), mais je me suis tout de même dit qu’il y avait quelque chose d’intéressant là-dedans.
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Dans les années 2010 j’étais fatigué par les jeux vidéo. L’ambition cinématique des trucs type Uncharted m’ennuyait. Les shooters m’ennuyaient. Les jeux indés / arty / conceptuels ne m’amusaient pas longtemps. Fondamentalement, je leur reprochais tous la même chose : j’avais le sentiment de ne plus jamais faire corps avec la machine — dans les Batman de la série Arkham, ou dans les Prince of Persia modernes, j’ai le sentiment de donner des instructions au personnage, et non plus d’être le personnage — l’impression d’un temps de latence, d’une couche de lissage entre les commandes que j’entre et la réaction de mon avatar. Or j’avais envie de faire connaître à mes enfants l’expérience simple et viscérale de l’incarnation offerte par les jeux vidéo à deux boutons : j’appuie sur A, Megaman saute ; j’appuie sur B, il tire.
Pour partir de la base, j’ai acheté une vieille Gameboy Micro, qui avait la bonne taille pour les petites mains de mon fils, et un catalogue rempli de classiques réédités. Mon geste le plus dogmatique aura sans doute été de le faire commencer par le premier Mario Bros, celui de la NES. C’était inutilement difficile, mais le premier niveau demeure un incroyable tutoriel muet :
Rapidement, il est passé à Yoshi’s Island, qui est plus complexe mais pardonne nettement plus (les niveaux n’ont pas de limite de temps, notamment), reste incroyablement joli, et offre une infinité de niveaux différents où se perdre. En parallèle j’ai acheté des Kirby, qui sont plus spécifiquement destinés au jeune public, et ont permis à mon fils de découvrir le plaisir de trouver tous les secrets d’un niveau qu’il ne faisait, jusqu’alors, que traverser.
Ensuite j’ai ressorti le Gamecube, et Mario Kart: Double Dash a été une excellente école de conduite : au départ, nous pilotions ensemble le même kart (moi au volant, lui à l’arrière pour lancer les carapaces), jusqu’à ce qu’il se sente capable de prendre les commandes seul. J’ai quitté l’écran des yeux un instant (bon, d’accord, six mois), et quand j’ai regardé à nouveau il faisait des dérapages turbo en 150CC et se laissait doubler pour échapper aux carapaces bleues.
Même sur PS3, il y avait matière à jouer ensemble. Wipeout HD a un mode de pilotage très assisté qui le rend accessible aux enfants, et nous avons aussi passé beaucoup de temps sur Street Fighter III: Third Strike — mon fils tapant dans tous les sens, et moi, avec le handicap maximal, tâchant de m’entraîner à la parade pour ne pas être KO après deux coups (je suis toujours aussi mauvais mais on a bien ri).
Il a joué à Journey, et j’ai vu son visage s’illuminer quand il a compris qu’il jouait avec une autre personne, et non avec un personnage contrôlé par l’ordinateur.
Les parents de ma génération ont souvent peur des jeux vidéo et de l’attrait qu’ils exercent sur les enfants. De mon point de vue, il est très possible d’élever un enfant sans jeux vidéo, de même qu’il était parfaitement possible d’élever un enfant sans télé dans les années 80 — cela le coupera d’un certain nombre de références populaires, mais ce n’est pas nécessairement un mal. Simplement, ce n’est pas le choix que nous avons fait.
De la même manière que pour le cinéma, il s’agit de trouver un compromis entre ce qui plaît spontanément et ce qui ouvrira de nouveaux horizons. Il s’agit de donner aux enfants des références, afin de les rendre capables de juger seuls de la qualité de ce qu’ils rencontreront plus tard — avec un enjeu supplémentaire, qui est de leur apprendre la modération, car les jeux vidéo ne s’arrêtent que quand on le décide. C’est difficile, pour eux et pour nous. J’ai tendance à trop en attendre de mes enfants, et eux à paniquer quand on leur laisse la bride au cou.
Mais il me semble qu’on est déjà dans une logique de toxicomanie quand on leur apprend à avoir peur de leurs propres envies, dilemme qui ne pourra plus se résoudre que par l’abstinence. Quand on sent que l’équilibre commence à se rompre, leur mère et moi essayons de ne pas les priver complètement. Comme tout le monde, on établit des créneaux, et on essaie de faire du jeu vidéo un loisir que les enfants partagent, en jouant ensemble (Pikuniku en multi c’est génial) ou avec nous (Smash Brothers à 4 c’est hilarant).
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Il y a deux ans, mon fils avait six ans et demi. On nous avait prêté une Switch avec Breath of the Wild, qui nous a accompagné à un moment pas facile, alors que nous déménagions de la côte atlantique vers la banlieue parisienne. Au début, mon fils avait voulu jouer seul, mais une fois quitté le Plateau du Prélude, il se trouvait de plus en plus souvent à me demander de l’aide, tant et si bien que je lui ai proposé de partager sa partie avec moi. C’était un arrangement idéal : quand il avait fini de jouer, il me faisait un débriefing sur ce qu’il avait découvert ou ce sur quoi il avait butté. Le soir, les enfants couchés, je prenais la console à mon tour, et le matin je lui racontais où m’avaient mené mes aventures.
Assez vite, j’ai réalisé que tous les soirs, je passais nettement moins de temps à chercher l’aventure qu’à faire à manger, à rendre les quêtes, à trouver des sous pour acheter des flèches explosives, à améliorer les armures, à remplacer les épées cassées, et à mettre des marqueurs sur la carte. En fait, je faisais Papa dans le jeu aussi. Cela reste aujourd’hui encore une de mes expériences favorites de jeu vidéo.
(Aujourd’hui il joue toujours à Breath of the Wild, mais il se débrouille très bien tout seul, et c’est lui qui m’apprend des trucs. Mon travail est fait.)
2. Les papillons
Cette semaine, on a imprimé ça :
C’est sérigraphié en quadrichromie à partir d’une vieille gravure, avec des couleurs boostées au fluo. Le cadre est fait à la découpeuse laser (et il est mal centré, désolé, c’est le proto).
Pour en arriver là, on passe par de longs moments de doute, moult tests, et une certaine quantité de foirages. C’est ça qui est bien : le plaisir de voir le produit fini, imparfait mais enfin là, et tellement plus beau dans ses petites imperfections que ce qu’on s’imaginait quand on a eu l’idée.
(Je suis en train de refaire une boutique en ligne pour nos tirages, je ne manquerai pas de vous en reparler)
3. L’amortisseur harmonique
Pour éviter de s’effondrer sous l’effet de tempêtes ou de secousses sismiques, les très hauts immeubles ou les grands ouvrages d’art (ponts, passerelles, viaducs...) utilisent un système de contrepoids que je trouve tout bonnement incroyable : l’amortisseur harmonique. Il s’agit, nous dit Wikipédia, d’un « oscillateur accordé et amorti, généralement dissimulé au sommet de la structure, et couplé au mouvement de cette dernière, de telle manière qu'idéalement il oscille en opposition de phase avec elle et récupère ainsi de l'énergie ».
Les amortisseurs harmoniques pèsent des tonnes et sont montés sur d’énormes vérins, où l’énergie cinétique produite par les oscillations de la tour vient se dissiper. Bien qu’il existe des versions actives (consommant de l’énergie), ils peuvent être des structures passives si leur masse est suffisante.
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Même s’ils sont généralement cachés, il y a un amortisseur harmonique que vous avez peut-être déjà vu :
Dans la tour Taipei 101, les architectes ont choisi de rendre visible et de mettre en valeur l’amortisseur, une sphère d’acier de 660 tonnes. L’idée était notamment de rassurer les visiteurs en montrant comment un immeuble de 500 mètres de haut allait tenir debout dans une ville sujette aux typhons et aux tremblements de terre.
[Taipei 101 Tuned Mass Damper]
L’énorme contrepoids doré est si emblématique qu’il a servi à concevoir une série de mascottes designées par Sanryo :
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Une dernière histoire d’amortisseur harmonique pour la route, empruntée à l’excellent podcast 99% Invisible (Structural Integrity) :
L’immeuble Citicorp Center a été construit à New York en 1977, sur Lexington Avenue. Il mesure 59 étages et est tout à fait quelconque, à un détail près : il repose sur une colonne centrale et sur des piliers de neuf étages de haut, situés au milieu des quatre côtés.
Cette conception était nécessaire parce qu’une église se trouvait au coin de la parcelle. Les promoteurs avaient obtenu l’autorisation de bâtir au-dessus de l’église, mais pas à sa place.
Afin d’assurer la stabilité de l’immeuble, l’ingénieur structure responsable, William LeMessurier, a conçu une structure originale, sous forme de chevrons emboîtés. Cette structure particulière rend le bâtiment exceptionnellement léger pour un gratte-ciel, et donc particulièrement vulnérable au vent ; le Citicorp Center utilise un amortisseur harmonique actif pour compenser les oscillations qui en résultent. Tout paraît OK, l’immeuble est construit en 1977.
Mais en 1978, une étudiante en architecture qui fait son mémoire sur l’immeuble appelle le bureau d’études pour avoir des précisions. D’après ses calculs, le Citicorp Center peut résister à des vents violents frappant ses côtés, mais pas ses angles. Habituellement, les vents qui touchent le côté des bâtiments sont plus dangereux que ceux qui frappent ses coins, mais le positionnement inhabituel des pilotis du Citicorp Center change la donne. Si une tempête venait à frapper le building sur ses coins et que le courant était coupé (ce qui n’est pas invraisemblable en cas de tempête), l’amortisseur harmonique ne jouerait plus son rôle et l’immeuble pourrait s’effondrer.
On remercie l’étudiante en question, Diane Hartley, en lui disant de ne pas s’inquiéter. Et puis on vérifie ses calculs : elle a tout à fait raison. Lors de la construction, des jointures soudées ont été remplacées par des boulons afin de réduire les coûts. Le bureau d’études estime qu’une tempête capable de renverser l’immeuble se produira une fois tous les 16 ans. Et justement, l’ouragan Ella se rapproche de la côte Est des États-Unis.
Des travaux d’urgence sont entrepris pour renforcer la structure du bâtiment, en même temps que les autorités préparent, dans le plus grand secret, un gigantesque plan d’évacuation. Par chance, tout le monde travaille efficacement, l’ouragan Ella reste en mer, et toute cette histoire reste secrète, jusqu’à ce qu’elle arrive aux oreilles d’un journaliste lors d’un dîner en ville (il l’a racontée dans le New Yorker).
La BBC produit ensuite un documentaire sur cette histoire, et c’est à cette occasion que Diane Hartley, que personne n’avait songé à recontacter, apprend que c’est grâce à son travail d’étudiante que la catastrophe a été évitée.
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Et ce sera tout pour cette semaine.
Portez-vous bien, malgré tout.
M.
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