Bonsoir tout le monde.

— et bienvenue aux nouveaux fraîchement débarqués sur l’aimable recommandation de Bulletin. Heureusement qu’on est en distanciel sinon je sais pas où vous pourriez bien vous asseoir.

Cette fois je ne parlerai ni de jeux vidéo, ni de mes enfants, mais je ne désespère pas de parvenir tout de même à vous intéresser.

1. La traduction Gavrilov

Le 25 juillet 1959, un débat entre Khrouchtchev et Nixon eut lieu lors de l’exposition nationale américaine à Moscou. Il y fut beaucoup question de progrès technique. Pour avoir le dernier mot et asseoir leur supériorité, les Américains remirent aux Russes un enregistrement vidéo du débat. Les Russes n’avaient rien pour le regarder : le magnétoscope avait été inventée en 1956 aux États-Unis (par un émigré russe), mais le bloc soviétique ne disposait pas encore d’une technologie équivalente. On mit prestement les scientifiques au travail (et sans doute aussi les services de renseignement), et une équipe de Moscou parvint à créer un appareil compatible avec le format américain.

Dans les années 1960, ces machines furent mises à profit par les cadres du Parti communiste, qui s’en servaient pour organiser des projections privées de films occidentaux à destination des artistes en grâce et des membres de la nomenklatura. Il va sans dire que ces projections avaient des objectifs purement pédagogiques : il fallait bien connaître l’idéologie capitaliste si on voulait espérer la combattre, n’est-ce pas ?

Les films importés avaient leur bande-son d’origine, et les spectateurs avaient absolument besoin d’une traduction. Naturellement, ces projections restaient officieuses, et les autorités ne pouvaient pas autoriser la création de doublages ou de sous-titres officiels. Les spectateurs devaient donc se contenter, à la place, d’une traduction simultanée.

[The Curious Tale of the Soviet Voice-Over]

Un interprète présent dans la salle traduisait donc les dialogues à la volée — sur le ton le plus neutre possible, j’imagine, comme une version privée d’affect du benshi japonais.

[Un Elektronika VM-12]

Quelques temps plus tard, à la fin les années 1970, plusieurs formats de magnétoscopes se faisaient concurrence, et le Comité central du Parti communiste eut à décider lequel adopter. En 1978, après d’âpres débats, il préféra la norme VHS de JVC au Betamax de Sony ou au V2000 de Philipps. Les conséquences de ce choix furent extrêmement lourdes :

La conséquence directe fut la production d’un enregistreur compatible avec les VHS, l’Elektronika VM-13. Il coûtait pratiquement aussi cher qu’une voiture, mais il avait un avantage certain : il permettait de copier les cassettes VHS, qui dominaient le marché dans les années 1980.

À la fin de la décennie, des contrebandiers importaient plus de cent-mille cassettes contenant des films étrangers chaque année. Non seulement ce marché noir mettait les Russes en contact avec de nouvelles formes culturelles, mais il oblitéra l’industrie cinématographique soviétique, conduisant à la fermeture de pratiquement tous les cinémas.

[The Curious Tale of the Soviet Voice-Over]

Dans The Atlantic, Elmar Achimov raconte ainsi comment, dans son enfance à Bakou, les gamins comme lui s’entassaient à l’arrière de vieux vans déglingués pour aller regarder des films avec Sylvester Stallone ou Jean-Claude Van Damme :

Comme le camion du marchand de glaces aux États-Unis, le van vidéo apparaissait sans prévenir dans le quartier. Les chauffeurs/projectionnistes essayaient souvent d’éviter la police pour échapper au bakchich qu’il faudrait leur verser pour que les policiers détournent le regard. Le cinéma ambulant se garait donc dans des ruelles sombres pour passer aux gamins du coin des dizaines de dessins animés et de films d’Hollywood piratés et avec un doublage sommaire.

Le doubleur faisait tous les rôles à lui seul, hommes et femmes, et même les enfants. Comme ce voice-over était aussi illégal, nous pensions que le narrateur, qui qu’il fût, tâchait de masquer son identité en portant un pince-nez. Le résultat était que Stallone, Schwarzenegger, Van Damme, et leurs copines avaient tous la voix de Smithers dans Les Simpsons. J’ai découvert bien plus tard, une fois adulte, que différents acteurs faisaient ce travail, mais la voix que j’entends dans mes souvenirs appartient à Léonide Volodarski, qui a doublé plus de 5000 films. Andreï Gavrilov, la deuxième voix la plus reconnaissable, en a fait 2000. Volodarski et Gavrilov travaillaient comme journalistes, critiques d’art et traducteurs. Mais des millions de personnes dans toute l’URSS connaissaient leurs voix nasillardes par leurs doublages illégaux. Ce sont des héros injustement méconnus.

[The Bootleg Video Vans of the Soviet Union]

Par métonymie, on appelle en Russie les voice-overs des “traductions Gavrilov”. Ces doubleurs étaient les héritiers directs des interprètes qui officiaient dans les soirées privées de la nomenklatura, dix ou vingt ans plus tôt. Il s’agissait parfois des mêmes personnes : un autre doubleur fameux des années 80, Alexeï Mikhaïlov, avait été l’interprète personnel de Brejnev.

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On pourrait dire que dans son souci d’économie, de neutralité et de surimpression plutôt que de remplacement de la bande-son, le voice-over soviétique s’apparente plutôt à des sous-titres parlés qu’à du doublage. Le résultat produit n’est pas inintéressant, puisque la voix monocorde du doubleur permet de laisser entendre quelque chose des intonations d’origine :

Dans les vans vidéo, les personnages et le narrateur parlaient en même temps, leurs voix s’interrompant et s’empilant, pour créer une narration polyphonique qui mélangeait les langues mais racontait une même histoire. Ajoutez à cela un public qui riait et commentait le film en azéri, la langue locale, et vous obtenez un troisième niveau. Je ne saurais dire ce que cette expérience linguistique multi-couches a fait à nos cerveaux.

La tradition du voice-over a survécu à la chute du Mur et s’est perpétuée jusqu’à aujourd’hui dans certains pays, notamment la Pologne, lors des diffusions à la télévision et pour la production de DVD pirates ou à petit budget. Pour Vladislav Tchistrouga et Jacob Philipsen Svaneeng, ce qui persiste, dans ces doublages monocordes, c’est un refus d’adhérer pleinement au spectacle et aux valeurs de l’Occident capitaliste, une mise à distance héritée de l’ère Khrouchtchev et qu’on maintient avec des films toujours considérés et présentés comme étrangers.

Ou peut-être que c’est seulement la force de l’habitude, hein.

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Parmi les voix qui s’élèvent (hihi) non pas contre la tradition du voice-over, mais contre le refus d’adapter le contenu du film, il y a celle de Dmitri Poutchkov, dit Goblin.

Goblin doit son pseudonyme à des débuts dans le journalisme de jeux vidéo, mais il a trouvé la célébrité grâce à ses doublages de films américains. Parlant l’anglais lui-même, le jeune Dmitri Poutchkov était frustré par les traductions trop synthétiques des VHS qu’il regardait, et surtout agacé de constater que les grossièretés étaient systématiquement remplacées par des euphémismes, voire ignorées. À partir du milieu des années 1990, il réalise des voice-overs à destination d’un petit cercle d’amis, et la propension des VHS à être dupliquées lui apporte rapidement une petite notoriété.

Ses doublages se distinguent par une volonté de traduire chaque réplique, sans rien synthétiser, et par un recours fréquent aux grossièretés, alors que les gros mots sont généralement absents des doublages officiels. Goblin se targue de faire enfin une vraie traduction, à la fois plus exhaustive et plus idiomatique que les autres, mais je ne peux m’empêcher de trouver les ambitions et les principes affichés un peu naïfs. Ils m’évoquent surtout la verbosité invraisemblable des fansubs réalisés pour l’animation japonaise.

Le travail de Goblin a d’ailleurs été critiqué par des traducteurs russes plus prestigieux, qui lui reprochent de fréquents faux sens ou des nuances oubliées. D’autres ont critiqué son recours à la vulgarité, arguant du fait que le tabou qui frappe l’emploi de certains gros mots en russe les rend impropres à traduire les grossièretés relativement anodines des Américains.

En somme c’est un débat assez banal sur la légitimité des prescripteurs culturels, qui rappelle celui qu’on peut connaître ici depuis une vingtaine d’années que les séries sont plus fréquemment sous-titrées — des gens peut-être un peu trop confiants dans leur niveau d’anglais se plaignent que les sous-titres professionnels sont trop synthétiques et/ou pas assez littéraux, et les sous-titreurs professionnels sont consternés par les fansubs, ce qui n’empêche pas leur succès.

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Si Goblin a connu la gloire, c’est surtout grâce à ses doublages parodiques (comme une sorte de Mozinor russe, si vous voulez), notamment celui de la trilogie du Seigneur des Anneaux, qui transforme l’épopée de Tolkien en histoire de gangsters délirante, et a rencontré un vif succès sur le marché des DVD pirates :

Je vous avoue que ça m’échappe mais j’ai lu que Legolas avait un accent estonien à pleurer de rire, et le Guardian nous informe que « Gandalf passe une grande partie du film à tenter d’impressionner les autres grâce à ses connaissances approfondies de l’œuvre de Karl Marx, tandis que Frodon jure comme un gangster russe. » Au début des années 2000, un type croisé dans une soirée m’avait raconté que les hommes représentaient les fiers Russes des campagnes, les elfes les snobs de Moscou, les nains les habitants du Caucase, etc. Je ne sais pas si c’est vrai, vu que je ne parle pas plus russe aujourd’hui qu’il y a 15 ans, mais je n’en serais guère surpris, puisque depuis lors Goblin s’est apparemment illustré sur son blog par des sorties sévèrement ancrées à droite.

Après le succès de son doublage du Seigneur des Anneaux, Goblin a eu plusieurs propositions pour réaliser des doublages officiels, notamment celui de Team America: World Police, qui est sorti en salle dans une version édulcorée, et, pour boucler la boucle, celui d’un film de gangsters russe. J’ignore s’il en a fait une histoire d’elfes et de hobbits.

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(J’en profite pour vous présenter mes excuses pour les retranscriptions vraisemblablement incorrectes des patronymes russes, pour la plupart trouvés dans des articles rédigés en anglais, où les règles de translittération sont différentes — on m’a donné de quoi les vérifier (merci @pizzaroquette et @Gaellka), mais je n’ai pas eu le temps de le faire convenablement)

edit : Merci à l’incroyable A.L., dit LPG, d’avoir fourni les transcriptions correctes !)

2. La plante qui mangea le Sud

L’amie @le_hasard m’a envoyé l’autre jour un fil Tumblr hilarant à propos du kuzu (ou kudzu), une sorte de vigne originaire du Japon. La variété lobata est une espèce invasive introduite aux États-Unis à la fin du XIXe siècle, où elle servait à décorer les porches des maisons. Et elle aurait pu en rester là si les autorités américaines n’avaient pas eu l’idée de l’utiliser pour combattre l’érosion des sols, à la fin des années 1930 : sa croissance très rapide et sa capacité à pousser dans des milieux pauvres en azote paraissaient idéales pour endiguer le phénomène du Dust Bowl.

[Front d'une tempête de poussière dans le Texas en 1935.]

Chaque hectare de kuzu planté était fortement subventionné, et les autorités américaines s’adjoignirent même les services d’un présentateur radio vedette, Channing Cope, qui présentait le kuzu dans des termes quasi-mystiques, ‘la plante qui allait régénérer les fermes mortes’. En 1946, 400 000 hectares avaient été plantés, notamment pour habiller un peu les abords des nouvelles routes et voies ferrées qui éventraient les paysages du Sud.

[Kudzu Barn Near Del Rio TN]

Mais, on l’a dit, le kuzu est une espèce invasive. Sa propension à étouffer les arbres sur lesquels il pousse et à avaler tout sur son passage, ainsi que la difficulté à s’en débarrasser, en firent une plante pratiquement mythique pour la génération née après guerre. Le kuzu devint « la plante qui mangea le Sud » et, d’une certaine manière, un symbole de la modernité et des contradictions du Sud de États-Unis :

Dans un article de 1973 à propos du Mississippi, Alice Walker, l'autrice de La Couleur Pourpre, écrivait que “le racisme est comme le kuzu, cette vigne endémique qui dévore des forêts entières et des maisons abandonnées ; si vous n’arrachez pas continuellement ses racines, il repoussera plus vite que vous ne parviendrez à le détuire.” Les photos de voitures et de maisons recouvertes de kuzu reviennent régulièrement dans les documentaires sur la vie du Sud, pour évoquer la pauvreté et un échec insurmontable.

En réaction à ces sombres images, certains habitants du Sud commencèrent à porter fièrement leur kuzu, comme le signe d’un esprit indomptable. Sa croissance incontrôlée suscitait aussi une joie perverse, car elle promettait d’engloutir les dépotoirs, les maisons et les fermes abandonnées qu’on n’avait plus la force de regarder. Aujourd’hui, il y a tout un petit univers de revues et de festivals littéraires brandés kuzu, des essais, des bandes dessinées et des festivals.

[The True Story of Kudzu, the Vine That Never Truly Ate the South]

J’ai vu plusieurs fois cette carte, qui représente la présence du kuzu aux États-Unis, et paraît tout droit sortie d’un film catastrophe :

[Infestation of Kudzu in the United States]

Mais en réalité, l’invasion de kuzu est bien plus limitée et ténue qu’on ne le raconte. Les chiffres effrayants qu’on peut lire partout sont de provenance assez douteuse :

Le chiffre de trois millions et demi d’hectares est souvent cité, et il semble provenir d’une publication d’un petit club de jardinage, qui n’est pas vraiment le genre de source habituellement utilisé par les agences fédérales ou les journaux scientifiques. Bizarrement, deux des sources les plus citées sur l’étendue de l’infestation de kuzu, y compris dans les publications universitaires, sont un livre de loisirs créatifs sur le kuzu et un “guide culinaire et thérapeutique”.

En réalité, le kuzu ne pénètre guère dans les forêts, trop ombragées pour lui, colonisant uniquement leurs lisières (en 2015, l’US Forest Service estimait que le kuzu était présent sur 0,1% des 80 millions d’hectares de forêt du sud américain). Plus fondamentalement, le kuzu paraît être partout, parce qu’il est partout où les gens regardent, c’est à dire au bord des routes ; les maisons abandonnées qu’il avale forment des espèces de dioramas où chacun se plait à voir, à travers les vitres de sa voiture, des métaphores sur la modernité et l’état du monde.

[This shit seems to cover the entire southeast, it's crazy.]

Récemment, un insecte parasite du kuzu, lui aussi originaire du Japon, a commencé à s’attaquer aux kuzu américains, réduisant encore leur emprise. Le parasite a été observé pour la première fois en 2009, à proximité d’un aéroport ; il a donc vraisemblablement pris l’avion depuis le Japon. Ça, c’est une métaphore de la modernité.

3. La tour, prends garde !

Pour finir, je vous propose une petite vidéo envoyée par @joachimesque à propos de l’oscillation des gratte-ciels dont je vous parlais la semaine dernière. C’est une compétition entre des étudiants japonais, qui devaient construire des maquettes en bois capables de résister à des secousses de plus en plus importantes, tout en supportant une charge de plus en plus élevée :

Ne vous gâchez pas le plaisir et regardez-la en entier, c’est étonnamment apaisant pour une simulation de catastrophe.

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Et ce sera tout pour cette fois.

À la semaine prochaine — d’ici là portez-vous bien, ignorez superbement les imbéciles qui nous gouvernent, armez-vous de provisions pour le reconfinement et de camarades pour faire des choses biens.

M.

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