Bonsoir tout le monde.

Cette semaine, la newsletter sera aussi légère et digeste que possible pour tenter de ne pas en rajouter une couche sur une réalité que je qualifierais d'exténuante, même pour les planqués comme moi.

1. Women eating salad

Vous vous souvenez peut-être du site The Hairpin, un blog / site / webzine féminin qui publiait des choses vraiment chouettes dans les années 2010.

En 2011, le petit site féminin The Hairpin a innové dans le domaine du journalisme visuel en publiant un article emblématique intitulé "Women laughing alone with salad".
C'était simplement une collection de photos issues de banques d'images représentant des femmes mangeant de la salade, et pourtant cela en disait plus sur la condition féminine et la société que des centaines de milliers de mots.
Le post est toujours en ligne, mais au lieu d'être signé par Edith Zimmerman, il est publié sous le nom de "James Nolin" (qui n'existe vraisemblablement pas) et se compose de phrases générées par une IA sur le fait que "femmes seules riant avec leur salade" est un mème et un phénomène d'internet.
Le reste du site est rempli d'articles générés automatiquement et de choses étranges, et tout semble curieusement mort. Clairement, quelque chose a mal tourné.

[The Hairpin Is Now an AI Content Farm; Someone Forgot to Renew Domain]

The Hairpin avait fermé en 2018, lors d'une vague précédente de licenciements / prises de bénéfices dans le secteur de la presse américaine. Son nom de domaine n'a apparemment pas été renouvelé, et il a été racheté par un DJ serbe spécialiste de ce genre d'opérations, qui a remplacé le contenu par des articles produits automatiquement par modèles génératifs. Ce nouveau propriétaire profite du fait que le nom de domaine de The Hairpin est toujours favorablement connu des moteurs de recherche pour faire voir des pubs ineptes à un maximum de gens.

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Tiens d'ailleurs, à propos de modèles génératifs : j'avais rarement lu une explication aussi succincte et implacable de leur fonctionnement, et du rôle joué par le travail invisible de centaines de milliers de singes à machines à écrire (dont je fais partie) :

X (Xen/Cole McCade)🏳️‍⚧️He/Him🏳️‍🌈 (@thisblackmagic.bsky.social)
Right now, as we speak, there are hundreds of thousands of people all over the world feeding inputs into large language models to train them on every possible contingency, then grading their outputs to weight which data is favored in the model. Others are writing ideal responses to teach them.

Je me permets de vous traduire un bout du fil :

En ce moment même, des centaines de milliers de personnes dans le monde entier alimentent de grands modèles linguistiques (LLM) pour les entraîner à toutes les éventualités possibles, puis donnent une note aux résultats pour déterminer quelles données le modèle privilégiera. D'autres écrivent des réponses idéales pour les leur enseigner.
Quelqu'un demande à plusieurs LLM d'écrire une histoire d'exactement 213 mots à propos d'un oryctérope qui mange des paillettes, puis doit décider lequel a écrit la meilleure histoire. Quelqu'un d'autre est payé écrire la version humaine de cette histoire pour alimenter le modèle afin qu'il ait des données de référence.
C'est littéralement l'approche du million de singes avec un million de machines à écrire, sauf qu'au lieu de singes, vous avez une légion d'humains — certains bien payés, d'autres vraiment sous-payés — qui produisent toutes les variantes de contenu possibles pour générer non pas les œuvres de Shakespeare, mais un semblant de cohérence ou d'étincelle d'intelligence artificielle générale.
Et non seulement ce n'est pas soutenable sur le plan environnemental, mais ça ne marchera jamais. Et ça coûte un pognon de dingue.

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Des fois, quand je pense à ce qu'est devenu le web, je me sens comme Renton dans Trainspottingon n'a même pas été foutus de se faire coloniser par autre chose que des connards pareils.

2. Bruno Diaz

Cet hiver, j'ai appris par hasard une chose que j'ignorais et qui ne me sort pas de la tête depuis :

Suite à la scission Tito-Staline de 1948, les films soviétiques ne sont plus diffusés dans le pays. Parallèlement, le président yougoslave Josip Broz Tito ne souhaite pas que son pays importe des films américains. Il se tourne donc vers l'importation de films mexicains. Le fait que de nombreux films mexicains de l'"âge d'or" ait glorifié la révolution mexicaine et dépeint des Mexicains ordinaires se soulevant contre un État tyrannique rendait les films mexicains suffisamment "révolutionnaires" pour être projetés en Yougoslavie. (...)
Le premier film mexicain projeté en Yougoslavie fut le drame Un día de vida, sorti à l'origine en 1950, qui connut un grand succès lors de sa sortie dans les salles yougoslaves en 1952. L'intrigue de Un día de vida, qui traitait de l'exécution d'un rebelle pendant la révolution mexicaine, fit pleurer de nombreux spectateurs yougoslaves, qui y virent un parallèle avec leur propre expérience de la Seconde Guerre mondiale.

[Yu-Mex - Wikipedia]

Apparemment le film a vraiment été un succès gigantesque. Je ne sais pas si l'anecdote est authentique, mais il paraît qu'à un moment donné, toutes les copies de Un Día de vida du Mexique avaient brûlé, et que la dernière copie au monde était en Yougoslavie (en tout cas, je constate que le film a été uploadé sur Youtube par un dénommé Tomislav Matecic).

Le cinéma mexicain avait sans doute de multiples attraits pour les Yougoslaves : il offrait une représentation visuelle d'une culture exotique, pittoresque et fondamentalement révolutionnaire, tout en exaltant des valeurs universelles (patriotisme, amour maternel et fraternité internationale). De même, ses conventions stylistiques (mélodrame et rôle prépondérant de la musique) étaient apparemment en phase avec les idiosyncrasies culturelles des Yougoslaves — de fait, les telenovelas contemporaines, autre genre mélodramatique latino-américain, ont connu une immense popularité en ex-Yougoslavie. 

[Mexican Golden Age Cinema in Tito's Yugoslavia]

Si l'intérêt des Yougoslaves pour le cinéma mexicain a décliné au cours des années 50, à mesure que les grosses productions locales voulues par Tito le remplaçaient, la musique d'inspiration mexicaine est restée très en vogue dans les années 60 et 70, avec de nombreux groupes de mariachis yougoslaves :

YuMex or Yu-Mex: Mexican music in fifties Yugoslavia - Dr. Miha Mazzini
For me, everything started with the cover of the gramophone record I found at the local flea market: I realized that I keep on seeing this kind of records all over flea markets of ex Yugoslav countries; Serbs, Montenegrins, Croats and Macedonians dressed in fake Mexican costumes singing sometimes in Spanish but mostly in their own […]

Si tout ça vous intéresse, je vous recommande ce petit documentaire, qui est disponible sur Youtube avec des sous-titres anglais :

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Tangentiellement : j'ai appris qu'en Amérique latine, depuis les années 1950, Bruce Wayne s'appelle Bruno Diaz.

La plupart des personnages ont connu un changement similaire : le Joker s'appelle El Guasón, Dick Grayson Ricardo Tapia, et James Gordon Jaime Fierro. Ces noms ont été utilisés dans la série télé des années 60, dans Batman: The Animated Series, et dans certains des longs métrages, même si l'usage a disparu graduellement ces dernières années. La trilogie The Dark Knight, par exemple, est revenue à Bruce Wayne.

[Batman: Why Bruce Wayne is Called Bruno Diaz in Latin America]

Et si j'ai d'abord pouffé, finalement je confesse que je regrette l'époque où la fiction américaine avait encore quelque chose d'un peu exotique et devait être adaptée — ce temps où les traducteurs ne pouvaient pas compter sur le fait que tout le monde savait ce que sont Halloween, un bal de promo, et le jour de la marmotte, et où il fallait inventer.

(Je suis peut-être seulement triste d'être devenu vieux)

3. Le pavage du Caire

Pour finir, une histoire que j'ai découverte en regardant cette petite émission d'Arte :

Voyages au pays des maths - Les pavages du plan - Regarder le documentaire complet | ARTE
Expédition dans un magasin de carrelages pas tout à fait comme les autres pour paver votre salle de bain. Un pavage c’est une façon de couvrir un plan avec un motif répétitif. Cela devrait aller vite, il n’y a pas cinquante possibilités... Pas si simple : le choix est certes limité, mais il n’en reste pas moins large et la liste des possibles ne cesse de s’allonger !

En gros : si on veut recouvrir un mur avec des carreaux de forme régulière (tous les côtés de même longueur, tous les angles identiques), il n'y a pas 50 solutions : c'est des carrés, des triangles equilatéraux, ou des hexagones réguliers.

Bon OK y a aussi les pavages semi-réguliers

Ça ne marche pas avec des pentagones réguliers.

Par contre, il est possible de paver le plan avec d'autres pentagones, pour peu qu'ils respectent certaines règles — par exemple, le "pavage du Caire" :

Le pavage du Caire

(qui est appelé ainsi parce qu'on le trouve parfois encore sur les trottoirs de cette ville :)

Photo : Sarah Hsia, BY-NC-ND

Une question — je n'en doute pas — vous brûle désormais les lèvres : y a-t-il d'autres classes de pentagones qui permettent de paver le plan ? Oui. Mais combien, au juste ?

En 1918, dans sa thèse soutenue à l’Université de Francfort, en Allemagne, Karl Reinhardt présente cinq classes de pentagones convexes qui pavent le plan (...) et laisse entendre que prouver qu’il n’en existe pas d’autres est un travail fastidieux, mais facile.

[Les pavages pentagonaux : une classification qui s’améliore]

Bon, nous voilà rassurés — à moins que...

Cependant, en 1968, Richard Kershner, de l’Université Johns Hopkins à Baltimore, reprend l’étude plus soigneusement. Il dé- couvre trois nouvelles classes de pentagones convexes qui pavent le plan. Il écrit que c’est le manque de place qui l’empêche de détailler la preuve que les cinq classes précédentes et les trois qu’il vient de découvrir constituent la liste complète des pentagones convexes pavant le plan.

[Les pavages pentagonaux : une classification qui s’améliore]

Ah, très bien, très bien.

Marjorie Rice

Sauf qu'en 1975, la publication d'un article de vulgarisation du travail de Kershner entraine la découverte d'une neuvième classe par un informaticien californien. Puis c'est le tour de Marjorie Rice, une femme au foyer qui ne possède pas de formation particulière en maths mais est une lectrice assidue de la chronique "Mathematical Games" dans le magazine Scientific American. Dans les dix années qui suivent, elle identifie des dizaines de variations jusqu'alors ignorées, qu'elle regroupe en quatre nouvelles classes.

Si vous avez suivi jusqu'ici, on est à 13 classes de pentagones convexes capables de paver le plan.

En 1985, une nouvelle classe est découverte par Rolf Stein, de l’Université de Dortmund. Il soutient qu’avec cette quatorzième classe, il complète définitivement l’énumération... avant qu’on découvre que sa démonstration d’exhaustivité est fausse. Personne depuis n’a osé avancer une démonstration...

[Les pavages pentagonaux : une classification qui s’améliore]

Bon, 14, c'est bon. Sauf que l'article dont je viens de vous citer de larges extraits a été publié en octobre 2013. Quelques temps après :

Le quinzième [pavage] a été découvert en août 2015 par une équipe de mathématiciens du campus Bothell de l'université de Washington (...). Il s'agit du premier pavage découvert depuis 1985. L'équipe a utilisé un programme sur ordinateur, et découvre ce 15e pavage pentagonal par une recherche exhaustive. (...). En 2017, Michaël Rao prouve, aidé de l’ordinateur, que cette classification est complète. En 2022 cette preuve est toujours en cours de vérification par la communauté mathématique.

[Pavage pentagonal]

"Il n'existe que 15 pavages pentagonaux possibles"

Je ne peux pas m'empêcher de penser qu'il existe un nombre infini de pavages pentagonaux, qui se manifestent un par un dans l'univers, chaque fois que quelqu'un affirme que la liste est complète.

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Et ce sera tout pour cette fois.

Portez-vous bien, abonnez-vous, achetez-moi des zines, envoyez-moi des histoires !

M.