Bonsoir tout le monde.

Je suis tout ému de vous retrouver un mercredi soir, comme au bon vieux temps. En attendant une année 2023 que je voudrais plus incisive, je vous ai préparé ce soir trois histoires d’âges d'or, dont le souvenir porte nécessairement son lot d'émerveillements et de regrets.

En tout cas, bienvenue aux nombreux nouveaux (il va falloir songer à trouver des locaux plus spacieux) et merci de lire ABSOLUMENT TOUT, vous êtes manifestement une personne de goût. Abonnez-vous ci-dessous ou sur Patreon pour recevoir aussi mon zine, ainsi qu'une newsletter débordant de liens tout bonnement extraordinaires.

Pour vous donner un avant-goût, la première histoire de ce soir complète et prolonge le zine de ce mois-ci :

1. L'usine à raves

Aux dernières journées du patrimoine, je suis allé visiter Mozinor.

Pas Mozinor, hein — Mozinor, un bâtiment extraordinaire de Montreuil, conçu par Claude Le Goas et Gilbert-Paul Bertrand comme une zone industrielle verticale — au lieu que les différents lots soient les uns à côtés des autres, comme sur une zone industrielle normale, là ils sont empilés.

Inauguré en 1975, Mozinor présente la particularité de disposer d'espaces communs, dont un jardin qui recouvre la majeure partie du toit et un réfectoire ovoïde, lui aussi posé sur le toit.

Au début des années 90, c'est sur ce toit et dans ce réfectoire qu’ont été organisées des fêtes qui étaient pratiquement les premières rave parties de France :

Là, dans cet entrepôt de la banlieue Est parisienne, se sont déroulées les première raves entre avril et décembre 1991. Des fêtes délirantes, excessives, hédonistes, populaires qui ont porté le mouvement house et techno à ses débuts. Pour y accéder, il y avait besoin de se connecter à 36-15 rave, le service minitel de l'époque, ou de récupérer le flyer dans une boutique de disque ou encore Radio FG qui annonçait les raves plus ou moins clandestines et le fameux « Rendez vous entre les colonnes de la Nation » .

[Mozinor - Haut lieu du début du mouvement Rave sur Paris]

On lit souvent que ces raves étaient clandestines ou que le bâtiment était abandonné, ce qui est doublement faux.

[En 1991,] Eric Napora, qui organise des événements clés en main pour des entreprises, découvre le lieu. Une salle en forme de soucoupe volante pouvant accueillir 1800 personnes sur le toit du parking d’une zone industrielle à Montreuil. Luc Bertagnol, qui a monté Cosmos Fact après s’être fâché avec Manu Casana, lui loue l’endroit pour une rave. C’est un échec financier, mais Napora lui propose de s’associer pour en organiser d’autres. S’en suivent sept fêtes dantesques et parfaitement légales d’avril à décembre 1991 où jouent beaucoup de DJ italiens repérés par Bertagnol (…). Après une embrouille entre les deux organisateurs – décidément –, Eric Napora continue seul les soirées de Mozinor pendant plusieurs années, fonctionnant plus comme un grand club que comme des raves stricto sensu.

[Il était une fois les raves]

Hormis quelques revivals ultérieurs, les fêtes à Mozinor se terminent en 1994. C'est à peu près le moment où la rave commence à avoir une existence médiatique mainstream en France, donc Mozinor est resté comme un symbole de la pureté underground des débuts.

Il circule aujourd'hui à propos de cette période un peu les mêmes mythes qu’au sujet de la Main Bleue, la grande boîte de nuit du centre de Montreuil dont je vous parlais il y a quelques mois : c’est toujours « des gens de tous horizons sociaux s'y croisent », « il y a toutes les tribus, les punks, les rockeurs, les gays... ». Cette fois les gars de la cité remplacent les travailleurs africains comme quota prolo, c'est Jean-Paul Gautier qui joue le rôle de caution chic, comme Lagerfeld 15 ans plus tôt. La constante c'est tous les autres qui racontent l'expérience extraordinaire d'avoir franchi le périphérique pour aller danser dans “cette enclave de non ville, enclave extra ordinaire où on se sens enfin échapper à Paris et même à sa banlieue” (la simple vue de Mozinor rend lyrique, c'est comme ça).

2. Les paquebots volants

Il y a quelques jours, soudain las des aventures de Maigret ou de l'agent Pendergast, je cherchais une nouvelle lecture pour m'endormir, si possible avec de l'exotisme, de l'aventure, du mystère et tout. C'est ainsi que je suis tombé sur Imperial 109, un roman publiée en 1977 par Richard Doyle, qui cochait toutes les cases et avait la particularité de se passer à bord d'un type d'hydravion britannique dont j'ignorais l'existence :

Dans l'entre-deux-guerre, les bateaux volants de la compagnie Imperial Airways reliaient Londres aux villes les plus lointaines de ses colonies — Le Cap, Delhi, Singapour ou Sydney. Évidemment les trajets duraient plusieurs jours, avec repas servis à bord et étapes quotidiennes dans de grands hôtels.

(Plein d’autres photos ici)

Le nombre invraisemblable d'accidents mortels rencontrés par les avions d'Imperial Airways en seulement 15 ans d'existence vient tempérer l’image de de fiabilité vantée par ses publicités. Les hydravions étaient fragiles, capricieux, et fondamentalement trop limités pour satisfaire ses ambitions.

Le Mayo Composite, un petit hydravion monté sur un gros, tout ça pour réussir à relier l’Irlande à Montréal. Je ne plaisante pas.

D'une certaine manière, ces avions inutilement luxueux, exigeant une maintenance constante et un gigantesque réseau de serviteurs pour transporter quelques hommes d'affaires et administrateurs coloniaux, sont un reflet fidèle de la situation précaire dans laquelle se trouvait alors déjà l'empire britannique lui-même.

3. Take my breath aaaawaaaaay

Pour finir, j'avais envie de vous parler de Top Gun.

[Alerte au divulgâchis : ce qui suit dévoile des moments clés de diverses intrigues]

À propos de Top Gun: Maverick, d'abord — je ne serai pas aussi dithyrambique que cet étrange article de David Gary Hughes, qui convoque Wittgenstein, Heidegger, Michel-Ange et même Pic de la Mirandole pour faire de Tom Cruise l'ultime rempart du vrai cinéma, mais j'avoue que le film m'a agréablement surpris.

Au lieu d'être une glorification du premier film, Top Gun: Maverick est surtout le portrait d'un loser vieillissant dans un monde qui n'a plus besoin de lui, et dont le plus grand défi sera de comprendre comment devenir un peu moins un connard que quand il avait 25 ans.

J'aime à croire que l'écriture du scénario a été déclenchée par ce texte fondateur de 2015 :

Pendant plus de vingt ans, Top Gun a été un film influent mais honteux. Les années 1990 avaient vu Tom Cruise passer du statut de garnement attachant à celui de plus grande star d'action au monde, et son premier grand succès avait l'air d'un ramassis de clichés sur la guerre froide scotchés sur un mélange d'histoire d'amour inerte, de coupes de cheveux malencontreuses, et d'un homoérotisme indéniable mais curieusement stérile. (...) Mais vu d'aujourd'hui, dans les années 2010, Top Gun est une joie. Il brille comme un sou neuf. Dans les films d'action qui l'ont suivi, les clichés sont encombrés par les éléments censés donner de la profondeur à l'univers et aux personnages, alors que Top Gun les présente sans fard, dans toute leur pureté. Tom Cruise déborde tellement de charme et d'énergie qu'on s'en moque qu'il ne sache pas encore vraiment jouer. (...) Et vous savez quoi ? Maverick est un connard. Iceman a complètement raison à son sujet. À vrai dire, Iceman a raison sur pratiquement tous les sujets.

[The Iceman List — Classic movie antagonists who were actually pretty much right all along]

Bien que souffrant lui aussi de la maladie actuelle qui met chaque détail au service de la continuité et de la construction d'un univers cinématique (pourquoi avoir grimé Miles Teller ? Pourquoi convoquer le premier film avec des images d'archive ?), Top Gun: Maverick arrive, par moments, à renouer avec les joies naïves du premier volet, en les chargeant d'une mélancolie nouvelle — la mélancolie du parent qui voit son enfant faire une à une les expériences et les erreurs qu'il a lui-même connues, et se sent soudain très vieux.

Et puis surtout, entre les dialogues gênants et les clichés, il y a un rapport intéressant à la réalité. Tout le film consiste à préparer une mission suicidaire dans un petit pays "ennemi" mais jamais nommé. Évidemment on s'imagine déjà des paysages désertiques et des méchants génériquement non-blancs (comme dans Iron Man, par exemple). Mais quand la fameuse mission arrive enfin, elle se passe inexplicablement au milieu d'un paysage alpin, et on comprend instantanément, si jamais il restait un doute, que le film entier est du côté du rêve.

À partir de là, le film refuse méthodiquement d'être crédible, à tel point qu'on finit par se demander s'il ne s'agit pas d'une séquence fantasmatique, à la manière de la fin de Brazil. Peut-être même, suggère mon ami François, que Maverick ne s'est pas tiré si indemne que ça du crash de la séquence d'ouverture, et que tout ce qui a suivi n'était qu'une hallucination alimentée par la morphine, où Maverick tente de s'inventer une manière de mourir en paix.

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Avant de vous quitter — difficile de parler de Top Gun sans avoir en tête la chanson du premier film, dont le clip semble trempé dans l'huile essentielle d'années 80. J'ai bien aimé cet article très fouillé sur le synthé Yamaha qui lui donne un son inimitable :

Le DX7 générait ses sons grâce à une nouvelle méthode appelée synthèse FM, qui lui permettait de créer des sons de percussion, métalliques ou acoustiques, par exemple des flûtes. (...) La synthèse FM était compliquée, surtout par rapport aux monosynthétiseurs et polysynthétiseurs qui l'avaient précédée. De plus, programmer des sons sur les DX était fastidieux : il fallait plonger dans les menus pour y ajuster des chiffres et des ratios pour créer un nouveau son. C'est pourquoi les sons prédéfinis du DX7 étaient utilisés plus souvent que de nouveaux sons, et on pouvait donc reconnaître les mêmes sons un peu partout dans les chansons pop et rock à partir de 1983.

[Exploring the Yamaha DX7, Part One]

Je vous recommande la playlist qui accompagne l'article si vous avez besoin de vous en convaincre :

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Et ce sera tout pour cette fois.

Comme d'habitude, n'hésitez pas à répondre à cette lettre si vous avez un truc à me dire, et n'hésitez pas à l'envoyer à vos ami(e)s si vous pensez qu'elle peut leur plaire.

Portez-vous bien.

M.