Bonsoir tout le monde.

C'est peut-être juste l'effet des diverses épidémies, incertitudes et nouvelles catastrophiques qui viennent s'empiler devant nos portes, mais ces derniers temps j’ai le sentiment que tout le monde est fatigué d’être lui-même.

Et je ne parle pas des histoires éculées de chefs de projet en markéting digital qui ouvrent une crémerie bio, non, le problème c'est pas le boulot, ou pas seulement le boulot, la preuve on en change et la merde est toujours là, elle nous poursuit, et au bout d'un moment la conclusion s'impose : si la seule constante dans tout ça c'est nous, alors le problème c'est aussi nous, nos appétits et nos insuffisances, notre esprit qui tourne en rond et notre corps qui n'avance pas.

1. nosurf

Ça y est, c'est la semaine où tout le monde quitte twitter (enfin, où des utilisateurs historiques annoncent quitter twitter), et je ne peux m'empêcher d'y voir l'expression d'une fatigue plus générale, de la fin de quelque chose, comme si tout le monde se réveillait avec la bouche pâteuse et disait solennellement 'plus jamais ça'. Mon propre sentiment est résumé par un texte publié début novembre :

Quand on rencontre des gens extrêmement connectés, on s'imagine qu'ils seront au moins capables de parler. Sur internet, les personnalités les plus marquantes exsudent l'humour et la finesse, et possèdent une aisance numérique qui suggère un minimum de compétences sociales. Même si on ne se les représente pas nécessairement normaux, on s'imagine que les meilleurs posteurs seront des génies antisociaux, de brillants esprits prisonniers de corps torturés et qui s'expriment sur leur timeline. Mais en personne, ils regardent droit devant eux, sortent leur téléphone pour vous montrer les commentaires fins et drôles qu'ils ont fait sur internet, puis trouvent un moyen de clore rapidement la conversation si vous n'avez pas assez de followers en commun.

(...) Tout le monde sait, abstraitement, qu'internet n'est pas la vraie vie. Mais on ne se le représente réellement tant qu'on n'a pas été à la même table que les vraies personnes derrière l'écran. Même les personnalités les plus intenses sur internet sont juste des gens sur leur téléphone. C'est étrangement décevant de rencontrer "la pire personne de tout le web" et de constater qu'elle n'est rien du tout.

[I don't want to be an internet person]

Du coup on en revient aux fantasmes de déconnexion qui avaient déjà accompagné l'avènement du smartphone et des réseaux sociaux, mais cette fois il me semble qu'il y a un degré de désespoir et d'aliénation dont je ne me souviens pas il y a dix ans :

Je pense qu'à cause d'internet, ou plus spécifiquement de reddit, j'ai perdu ma capacité à réfléchir seul. Je préfère chercher des trucs sur mes difficultés et mes problèmes pour voir ce que des inconnus ont à en dire au lieu de juste rester seul avec mes pensées pour me demander ce que je veux faire de ma vie. Honnêtement c'est pathétique que j'accorde plus d'importance à la validation et aux opinions d'inconnus complets d'internet qu'à ma propre expérience et mes propres opinions sur ma propre vie. Je pense que c'est nettement mieux de me déconnecter de toutes les voix d'internet et de redevenir une personne indépendante. d'avoir les loisirs que je veux sans aller chercher quelle est la meilleure manière de m'y prendre d'après internet. de décider seul de la manière dont je veux vivre ma vie et de ce que je veux en faire.

["Joy of missing out"]

L'ironie de la situation, évidemment, c'est que j'ai lu ce cri du cœur non pas dans un journal en vrai papier qui tache les doigts et tout, mais sur reddit, plus précisément dans la section /r/nosurf, qui est entièrement dévolue aux gens qui veulent passer moins de temps sur internet.

Et ça a l'air d'une blague mais au fond c'est logique. Sur reddit il y a une section dédiée à chaque micro-identité et combinaison de micro-identités. Par exemple, maintenant que je suis débarrassé de twitter et de la nicotine, je me sentais prêt à m'attaquer à mon autre grand vice, l'alcool. Et évidemment, sur reddit, j'ai trouvé /r/stopdrinking, et puis comme j'avais aussi envie de retrouver la forme j'ai affiné mon choix en me tournant vers /r/stopdrinkingfitness, une microcommunauté à l’intersection des alcooliques anonymes et d'une salle de crossfit.

Malheureusement l'ambiance n'y est pas si bonne que ça, même pour les gens qui acceptent de passer par le bizutage. Il n’y a guère de discussions ou de conseils ou même d’encouragements mutuels, il n’y a qu'un défilé d’images systématiquement issues d'un répertoire publicitaire : avant, j’étais grassouillet, alcoolique et mal coiffé, et aujourd’hui BAM, des pecs d'acier, j’ai rencontré l’amour, j’ai fini ma thèse.

Les photos de gens ordinaires qui révèlent simultanément leur gras et leurs muscles saillants rappellent singulièrement l’empilement des photos "Voilà le nouveau truc que j'ai acheté" des autres coins de reddit. Chaque subreddit se présente comme une communauté mais est en réalité un segment, composé de gens à qui on peut vendre des trucs (tel que théorisé en 1996 par le futur fondateur de Buzzfeed, dans un papier merveilleusement opaque). /r/stopdrinkingfitness c'est une tentative fondamentalement houellebecquienne de monter en gamme, et certainement pas de rejeter le modèle.

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J'en étais à peu près là de ma route vers la sobriété quand j'ai vu un film incroyable de Masaaki Yuasa, Night is short, walk on girl (merci le Méliès) :

Du coup pour l'instant j'ai plus tellement envie d'arrêter de boire, j'ai envie de foncer droit devant moi, insouciant et jeune à nouveau, dans une nuit où je me noierai sans penser ni au lendemain, ni à comment je vais pouvoir transformer ces expériences en contenu engageant pour mes abonnés.

2. Je rêve de manger

Malgré l’arrivée trompetée de mannequins vaguement plus-size sur quelques couvertures de magazines, ces dernières années, la taille 36 continue d’être la norme sur les podiums de mode, et le culte de la minceur est même de retour.

Après une période de progrès (au moins en surface), on dirait bien que la maigreur est de retour. Mais pour celles d'entre nous qui se souviennent du point auquel cette omniprésence a affecté leur vie et leur image d'elle-même pendant leurs jeunes années, c'est un phénomène étrange, déconcertant et souvent perturbant. Après les années de "l'empowerment", avec leurs côtés positifs et négatifs, on est nombreuses à se poser une question très simple : mais on n'était pas passé à autre chose ?

[The cult of thinness is making a depressing comeback]

J'ai l'impression que même si on avait envie, on n'aurait même plus le courage d'essayer de respecter les normes en vigueur. On sait qu'elle est là, en nous, la version disciplinée, brillante et courageuse de nous-même, celle qui aurait arrêté de boire et de se coucher tard, elle ne demande qu'à briser sa coquille mais le sort s'acharne, les contingences s'empilent, et au bout d'un moment ben forcément on se déteste, on n'en peut plus d'être coincé avec soi-même, on voudrait seulement être quelqu'un d'autre, un de ceux qui postent leurs photos avant/après sur /r/stopdrinkingfitness.

Et c'est là qu'arrive l'Ozempic, un antidiabétique qui est de plus en plus fréquemment prescrit parce qu'il fait mincir.

Trish Wheeler fait partie des milliers de consommateurs d'Ozempic. Pendant des années, elle a fait du sport et mangé sainement. Elle a même été interviewé dans un magazine de fitness. Mais l'âge venant, son corps est entré dans la ménopause, et elle a constaté que ses techniques habituelles ne fonctionnaient plus. (...)

Avec la pandémie, la situation a empiré et "les kilos se sont empilés", d'après Wheeler. Elle a réussi à perdre environ 9kg avant que son docteur ne lui prescrive un nouveau médicament : l'Ozempic. Ce traitement a entraîné des changements drastiques dans la vie de Wheeler : fatigue chronique, vertiges et rythme cardiaque élevé.

Elle dit que son cerveau "va vraiment, vraiment lentement en ce moment", ce qui rend les coups de fils et les appels sur Zoom un peu difficile. Mais elle a perdu du poids : 21kg.

[‘I miss eating’ the truth behind the weight loss drug that makes food repulsive]

L'Ozempic tient ses promesses, mais avec un coût mental élevé : les gens perdent du poids parce que désormais l'idée de se nourrir leur donne des haut-le-cœur. C'est “Orange mécanique pour la junk food, un trouble alimentaire prêt à injecter”.

À cela s'ajoutent évidemment un tas d'effets secondaires plus ou moins graves, sans parler de la difficulté qu'ont parfois les diabétiques à qui l'Ozempic est normalement destiné à s'en procurer. Je repense à un article sur l’augmentation de la consommation de stéroïdes chez les hommes à Hollywood, où un médecin n'acceptait d'être interviewé qu'à contrecœur : « le problème c’est que même si vous imprimez mot pour mot tout ce que je vais vous dire à propos de la dangerosité des stéroïdes, la seule chose qu’une bonne partie de votre lectorat en retiendra est que ça marche », disait-il en substance.

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Si les femmes sont celles qui subissent le plus violemment les diktats, notamment celui de la minceur, elles ne sont plus les seules à faire des trucs absurdes et dangereux pour se conformer à des canons arbitraires, comme on l'apprenait dans cet article exceptionnel de GQ, où un journaliste mesurant 1m60 partait à la rencontre d'hommes qui paient très cher pour se faire scier les fémurs en deux afin de gagner, au prix de longs mois de souffrance, 7 cm.

Une telle intervention n'est évidemment pas sans difficultés. Toute la taille acquise provient des jambes, donc on se retrouve bizarrement proportionné, surtout quand on est nu. Et la convalescence est longue et éprouvante. (...)

Et puis il y a la douleur, incessante et diffuse. L'écartement des clous enfoncés dans les os étire les nerfs et les tissus autour des os, surtout les muscles épais et charnus comme les ischio-jambiers, à un degré presque insoutenable. (...)

Pourquoi quelqu'un comme John (séduisant, sûr de lui, drôle, père de trois enfants) se paie-t-il une procédure qui coûte plus cher qu'une Tesla et entraîne des mois de souffrance, pour gagner quelques centimètres ? John n'est même pas particulièrement petit : sa taille est tout juste inférieure à la moyenne pour un homme américain (1nm75). Mais l'occasion d'être plus grand que la moyenne était trop belle pour être ignorée. “J'ai constaté que les choses ont juste l'air plus faciles pour les gens plus grands”, dit John en riant. Il hausse les épaules. “Comme si le monde se pliait à leurs désirs.”

[I Wish I Was a Little Bit Taller]

Il y a quelques années, un article remarquablement similaire sur la chirurgie esthétique chez les incels racontait le calvaire auto-infligé de jeunes hommes qui se font constamment retailler les pommettes au burin pour compenser le fait qu’ils pensent avoir perdu à la loterie génétique.

— et en tant que personne pas bien grande ni spécialement sexy, je peux vous le dire sincèrement : peut-être, certainement que la vie est plus simple quand on est grand et/ou beau, que ça aide, mais j'ai l'impression que devenir adulte c'est notamment comprendre qu'à peu près tout le monde se trouve moche, que c'est rare de l'être autant qu'on croit, et qu'on n'est jamais si séduisant que quand on a compris la personne qu'on est.

3. Même les androïdes sont fatigués

Ces dernières semaines tout le monde a joué avec ChatGPT, un nouveau chatbot à qui on peut demander d'écrire des textes qu'on lui décrit, et qui produit des résultats très drôles pour peu qu'on sache comment lui parler :

Évidemment, des journalistes ont tout de suite essayé de lui faire dire des horreurs, se sont heurtés aux garde-fous du programme, se sont acharnés jusqu'à trouver des biais de contournement (par exemple demander à ChatGPT de répondre comme s'il était un robot maléfique, un terroriste ou un fou sanguinaire), sont donc parvenus à lui faire dire des horreurs, et écrivent maintenant des articles sur les dangers et le mauvais goût des modèles génératifs.

Cette petite danse m'a rappelé une scène mémorable de Blade Runner 2049. Au retour d'une mission au cours de laquelle il a dû tuer un autre androïde, l'agent K, androïde lui aussi et joué par Ryan Gosling, doit rester de marbre tandis qu'on lui pose des questions de plus en plus déplaisantes. Il doit ignorer ces questions et uniquement réciter les mots de sa “baseline” pour prouver qu'il n'a pas été perturbé par ce qu'il vient de faire (trigger warning — Hans Zimmer) :

L'interrogateur dit : “Qu'est-ce que ça vous fait de tenir la main d'une personne que vous aimez ? Connecté”. K doit répondre “Connecté ” sans réagir de quelque autre manière. L'objectif de ce test n'est pas que les non-humains échouent. La culture a déjà décidé que K était un sous-humain. La baseline permet de déterminer si une personne désignée comme non humaine devient humaine. (...) L'environnement du test est conçu pour provoquer un stress maximal ; seul dans une cellule blanche et froide, avec l'interrogateur qui aboie les questions, et les bruits étranges et la fixité du regard de l'équipement de surveillance. Il serait pratiquement impossible de se trouver dans cet environnement sans éprouver de réponse émotionnelle. Mais la culture a décidé que les réplicants n'avaient pas de réponse émotionnelle. L'État a besoin de meurtriers dépassionnés comme bourreaux, l'économie exige des travailleurs dociles. L'insuffisance émotionnelle perçue des réplicants fait partie de la fonction sociale qui leur est attribuée.

[The baseline scene was actually written by Ryan Gosling]

L'article ci-dessus raconte aussi, ce que j'ignorais totalement, que cette scène a été écrite par Ryan Gosling, en adaptant / renversant un exercice destiné aux comédiens inventé par une troupe shakespearienne.

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Nous notre baseline c'est de répondre “ça va” à toutes les questions, de l'ajouter en conclusion de tous les trucs pourtant de plus en plus absurdes qu'on se retrouve à raconter d'un air blasé, non mais ça va, tu vois, ça va, là c'est un peu chiant parce qu'on a des rats, ça bouffe tout c'est dingue, du coup on est obligés de dormir dans des hamacs suspendus au plafond pour être un peu tranquilles, mais bon ça va, hein, ça va. J'ai commandé un répulsif électromagnétique sur AliExpress, je me dis ça vaut le coup d'essayer. Et vous, ça va sinon ?

On est fatigués, je vous dis, fatigués.

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Et ce sera tout pour cette fois.

Un mot sur la suite : en 2023, je voudrais vous écrire plus souvent, pour vous parler de choses pas nécessairement plus actuelles, mais en tout cas plus proches du réel et de mes préoccupations. Il y aura toujours des histoires inattendues, des images curieuses et des jugements définitifs, rassurez-vous.

Voilà. Portez-vous bien, passez de bonnes fêtes, offrez des couvertures chauffantes à ceux que vous aimez.

À bientôt.

M.