Bonsoir tout le monde.

Cette semaine, on va parler de cinéma et de l’art subtil de l’illusion.

1. Le serveur fantôme

De nos jours, il est devenu fort rare de voir des films sur pellicule, malgré les efforts désespérés de réalisateurs nostalgiques, notamment Christopher Nolan, Quentin Tarantino ou Paul Thomas Anderson. (Quand les cinémas sont ouverts), les films sont projetés en numérique, à l’aide d’un projecteur auquel est couplé un serveur de contenus. La distribution des nouveaux films vers les salles de projection se fait soit par l’envoi de disques durs, soit de manière dématérialisée. Fini les copies sur pellicule ruineuses à produire, difficiles à conserver, et complexes à projeter.

Le format informatique utilisé aujourd’hui s’appelle DCP (pour Digital Cinema Package), et il comprend notamment un système de chiffrement afin d’empêcher les copies non autorisées ou de restreindre les dates auxquelles un film pourra être projeté. Chaque système projecteur / serveur dispose d’un identifiant unique, pour lequel le film est autorisé pour une période donnée. Plus moyen de continuer de projeter un film au-delà de la période d’exploitation initialement prévue ou de récupérer une copie qui traîne pour un ciné-club ou un festival.

Ce système sert également à empêcher les screeners, ces copies réalisées en filmant l’écran : l’identifiant unique du système de projection est intégré à l’image projetée sous forme d’un filigrane numérique, imperceptible à l’oeil nu mais décelable à l’ordinateur. On peut donc savoir immédiatement d’où provient une copie pirate, et désactiver à distance le projecteur utilisé.

A priori, le système est sans faille.

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Depuis 2014, Ma Mou exploitait un cinéma drive-in dans la ville d’Anshan, au nord-est de la Chine. Les affaires ne marchaient pas fort. Mais son ami Ma Mosong et lui (ils se faisaient appeler “les deux chevaux”, d’après leur patronyme, 馬) ne manquaient pas d’ambition.

En 2017, ils achetèrent pour une somme relativement modique un vieux serveur DCP dont l’identifiant était déjà blacklisté. Puis ils embauchèrent un technicien spécialisé, qui réussit à s’introduire dans un autre cinéma en prétextant une opération de maintenance, à y copier le certificat d’un serveur et les identifiants du système de stockage des clés de lecture, puis à “cloner” ces informations vers leur vieux serveur. Non seulement leur serveur était redevenu fonctionnel, mais en plus le filigrane intégré à l’image projetée ne correspondait plus à l’identifiant utilisé pour déchiffrer les films. Même en examinant leurs copies, il n’était plus possible d’identifier leur serveur pour le désactiver à distance.

Ne manquaient plus que les films. Ils les obtinrent auprès d’un autre cinéma de la ville, dont le patron acceptait de leur louer ses DCP le temps qu’ils réalisent leurs copies.

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En Chine, parallèlement aux salles de cinémas traditionnelles, existent des milliers de cinémas dits privés ou “à la demande”, et qui sont comme une sorte de croisement entre une salle de karaoké et un home cinéma : on loue une petite salle privative pour y faire projeter le film de son choix

Une salle à Shanghaï, trouvée sur Pinterest

Ces salles ne permettent pas de voir les films lors de leur sortie initiale, seulement le catalogue disponible sur des services de streaming. Mais… et si on pouvait y voir les films au moment de leur première sortie en salle ?

Et voilà le business plan des “deux chevaux” : louer des copies pirates de films à peine sortis à des cinémas privés. C’était une affaire prospère.

Ils employèrent les 13 mois qui suivirent, jusqu’à juillet 2018, pour bâtir leur réseau pirate de cinémas privés grâce à des groupes WeChat. Une fois les cinémas privés inscrits et connectés, les pirates autorisaient la lecture des films piratés grâce à un logiciel de contrôle à distance. D’après Beijing News, les “deux chevaux” s’étaient associés à une entreprise de Shanghaï pour chiffrer leurs films piratés […] Le fait que le dirigeant de cette entreprise ait demandé un brevet pour sa technologie de chiffrement ne manque pas d’ironie. Il y avait même un filigrane invisible pour chaque cinéma privé, afin d’identifier la source de tout re-piratage d’une copie pirate.

[Hunting Ghost No. 1 – China’s Three Year Quest to Take Down The Most Sophisticated Movie Piracy Ring Ever]

Les “deux chevaux”, leurs divers complices, et d’autres réseaux de piratage de films ont finalement été arrêtés en février et mars 2019, lors d’une opération de police de grande envergure et qui a été largement médiatisée en Chine.

2. Le Vermeer de Tim

Les tableaux de Johannes Vermeer sont peu nombreux et immédiatement reconnaissables, notamment en raison de leur lumière délicate et légèrement cotonneuse. Ils se distinguent aussi par des perspectives absolument irréprochables, “d'autant plus surprenantes qu'aucune ligne guide sous la couche de peinture n'est visible, et qu'aucun dessin ou étude préparatoire n'est parvenu jusqu'à nous”.

Les historiens de l’art soupçonnent donc depuis longtemps que Vermeer (comme bien d’autres peintres) utilisait une chambre noire pour peindre avec une si grande précision.

Dessins d'une chambre noire dans L'Encyclopédie (1772).

C’est notamment la thèse défendue par le peintre David Hockney dans son livre Secret Knowledge: Rediscovering the Lost Techniques of the Old Masters, qui a été adapté en documentaire par la BBC en 2002 :

La composition des tableaux de Vermeer semblait étrange à ses contemporains, explique Hockney, car les objets du premier plan étaient trop grands. Mais cela ne nous choque pas, parce que nous sommes habitués à voir des photos. Hockney montre ensuite comment utiliser une camera obscura pour obtenir une perspective impeccable en décalquant l’image inversée projetée par la lentille.

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Tout cela est bel et bon, mais n’explique pas comment Vermeer produisait le traitement de la lumière invraisemblablement photographique de sa peinture.

Découvert via Bulletin : La jeune fille à la perle avec un zoom 140x (cliquez sur “3D”, vous ne le regretterez pas)

C’est en tout cas ce que s’est dit Tim Jenison en lisant le livre de Hockney, en 2002. Jenison est un entrepreneur et inventeur américain, qui fit fortune dans les années 80 en créant des appareils et logiciels de traitement vidéo destinés à la télévision. Et pour lui, décalquer les contours de l’image produite par la camera obscura est une chose, peindre sous l’image projetée en est une autre.

Extrait de Tim’s Vermeer
La plupart des gens qui ont expérimenté avec la chambre noire ont pensé pouvoir peindre sur l'image projetée. De nombreuses personnes ont essayé, mais c'est impossible. [...] Voici un bleu qui ressemble énormément au bleu de la projection. Imaginez qu'il s'agit de peinture fraîche. Lorsqu'on peint sur la projection, elle semble trop foncée.

Mais alors, comment peignait Vermeer ? Obsédé par la question et disposant du temps, des ressources et de l’opiniâtreté nécessaires à y répondre, Tim Jenison a  décidé de peindre lui-même un Vermeer — La leçon de musique —, en reconstituant dans un entrepôt la pièce représentée par le tableau et en utilisant des techniques et des matériaux d’époque. Cette entreprise proprement délirante (sérieux, le mec a poli ses propres lentilles avec les méthodes disponibles en Hollande au XVIIe) est racontée dans un film de 2013, Tim’s Vermeer :

Je vous invite vivement à le regarder si vous voulez connaître tous les mystères, et savoir ce qu’en pense David Hockney.

3. Les murailles du Pont-neuf

Il y a trente ans cette année sortait Les Amants du Pont-Neuf de Leos Carax.

C’est l’histoire d’Alex (Denis Lavant), un clochard céleste, et de Michèle (Juliette Binoche), une vagabonde dont la vue baisse peu à peu. Le célèbre Pont-Neuf devient le théâtre de leur romance éruptive où les battements de cœur font vibrer la terre et obligent à une certaine démesure désespérée. « Le jour où je ne verrai plus rien, tu sais c’est dans pas longtemps. Tu seras ma dernière image, dit, fataliste, Michèle à Alex. Au fond, je suis presque pressée de vivre dans le noir “noir”, parce qu’aujourd’hui les choses et les gens, ce sont comme des petites flammes très floues qui s’agitent devant mon œil. Et j’en ai marre. Même de près je ne vois déjà plus les petites choses, c’est pourtant les plus belles, les plus excitantes. Tiens par exemple, si tu souris faiblement je ne le vois pas. Il faut que tu souries franchement. Pour moi, tu dois tout faire en grand ! »

["Les Amants du Pont-Neuf", amour et démesure]

Le film est notamment resté dans les mémoires pour un tournage émaillé de, hum, quelques menues difficultés.

La production des Amants du Pont-Neuf s’est déroulée sur quatre ans. L’idée a germé en 1987. Leos Carax imaginait alors un « petit » film en Super 8 tourné « à vif » sur le Pont-Neuf. Et puis, des envies de couleurs et d’écran large ont fait leur chemin. Le vrai Pont-Neuf ne suffisait plus. Pour les scènes de jour ce serait bien lui, mais pour celles de nuit, il faudrait construire sa réplique près de Paris. Ce sera finalement dans le Midi sur un terrain marécageux en plein cœur de la Camargue. Le décor est d’abord réalisé avec des matériaux sommaires pour éviter les surcoûts. Mais Denis Lavant se blesse à quelques jours d’un tournage qui tarde à se mettre en place. Le vrai Pont-Neuf n’est alors plus disponible. Tout doit désormais se jouer intégralement en Camargue, mais le décor initial, fragile par nature, s’est sévèrement détérioré.

["Les Amants du Pont-Neuf", amour et démesure]

Carax décide alors de faire reconstruire un vrai décor figurant tout le quartier du Pont-Neuf, toujours à Lansargues, entre Montpellier et Nîmes.

La question était d’abord : comment faire un pareil décor ? Comment traiter un paysage qui fait en réalité 3 km de long ?
Carax avait consulté pas mal de décorateurs. Des jeunes, mais surtout des décorateurs âgés. Trauner lui avait dit de tout faire en studio. Max Douy : « Voilà comment on fait du cinéma : il faut un bout de pont en studio, raccorder sur les plans larges à Paris, et compléter en incrust ». Donc, mettre tous les outils du cinéma au service du film. Léos ne supporte pas ça, il veut shooter partout et quand il veut, mettre ses comédiens en situation. Pour lui, pas question de les faire jouer sur un fond bleu. […]

J’ai décidé de faire un décor à 360°. Avec un point de vue unique, tu peux faire une accélération de perspective. Si on a un travelling latéral, un panoramique, la perspective est vite dénoncée. Alors j’ai multiplié les points de fuite, et à chacun, je faisais une transition en cachant avec des avant-plans, des arbres. C’était empirique, mais ça fonctionnait.
Au départ, la caméra devait rester sur le pont. Quand Carax a décidé de descendre sur le square du Vert-galant, on a dû rapidement habiller quelques arches du pont.  On a même caché des échafaudages en mettant des tonneaux près de la caméra. Ça a fait beaucoup rire Carax.

[Objectif Cinéma : Michel Vandestien - chef décorateur des amants du Pont-Neuf (interviews)]

Le résultat est complètement ahurissant, comme on peut le voir dans ce petit documentaire :

Aujourd’hui il ne reste rien de ce décor, mais vous pouvez voir pas mal de photos ici — qui évoquent irrépressiblement Les murailles de Samaris, le premier album des Cités obscures :

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Et à l’écran ? Eh bien c’est pas mon genre de film mais il faut reconnaître que ça a de la gueule :

En cherchant sur YouTube l’extrait ci-dessus, j’ai eu la surprise de tomber sur le commentaire ci-dessous, que je n’ai guère de moyens d’authentifier mais que j’avais quand même envie de vous traduire :

J’ai travaillé sur ce film ! Le plan large au début vient de ma caméra : objectif de 50mm, film couleur 35mm. Nous étions sur une plateforme : 5 caméras, 5 trépieds, 4 cameramen, 1 camerawoman (moi) et 3 assistants caméra, poussés par sept hommes ! Nous avons répété toute la soirée, il faisait très froid, novembre 1990 à Lansargues, près de Montpellier, et nous n’avons fait qu’une prise parce que les feux d’artifice étaient très chers, c’est ce qu’on m’a dit. Il y avait de la tension sur le plateau entre les techniciens. Certains cameramen étaient jaloux que ce soit moi, une femme, derrière une des caméras, certains ont même proposé de travailler gratuitement cette nuit-là parce qu’ils savaient que le film deviendrait un “film culte” ! Je ne trouve pas que le film soit un tel monument, mais c’est un souvenir hors du commun.

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Et ce sera tout pour cette semaine.

Portez-vous bien, à mercredi prochain pour de nouvelles aventures extraordinaires derrière un clavier.

M.

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ABSOLUMENT TOUT paraît un mercredi sur deux, avec chaque fois trois trucs intéressants.

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