Bonsoir tout le monde.

Ce sera la dernière newsletter avant les vacances, alors pour changer un peu de mes histoires habituelles, ce soir je vous parlerai de couleurs, d’images et de musique.

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À propos de choses indicibles, mon zine de ce mois-ci est sorti et parle de l’inimitable étrangeté d’AliExpress (sans vouloir spoiler, il y a une râpe à beurre, des vêtements pour lézard et une baignoire pliante).

Vous pouvez en lire un extrait ici ou en commander un exemplaire là.

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J’en profite pour remercier l’aimable lecteur cinéphile qui est venu au lancement du zine de Climax ! Je crois qu’on était tous heureux et fiers de présenter le travail acharné de ces dernières semaines, avec quelques tremblements dans la voix mais une passion non feinte.

On en a vendu plein mais il en reste et ils sont franchement magnifiques, donc n’hésitez pas à vous abonner !

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Ceci étant dit, en route pour l’aventure.

1. La construction du réel

On parle beaucoup de la génération d’images par réseaux neuronaux, ces derniers temps. Pour rappel, les programmes comme DALL-E ou CrAIyon sont entraînés sur de vastes quantités d’images auxquelles sont associées des mots-clés ou des descriptions textuelles. Ensuite, l’utilisateur saisit une description de l’image qu’il veut voir, et le programme la crée.

Les résultats sont assez étonnants :

(je ne saurais trop vous recommander d’aller voir toutes les expérimentations d’@akaAgar avec Midjourney).

Un peu comme DeepL pour la traduction, on a atteint un niveau de qualité suffisant pour se dire, à première vue, que la machine peut remplacer le travail humain, ou en tout l’accélérer considérablement. Et en tant que traducteur, je peux vous dire que ça signifie que les illustrateurs vont bientôt passer de plus en plus de temps à retoucher la production d’un réseau neuronal pour en pallier les insuffisances, tandis que tout le monde s’extasiera sur les progrès de la technique.

Bienvenue dans les métiers de la post-édition, camarades.

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Sur un autre front de la génération d’images par ordinateur, j’ai été autrement sidéré par cet article sur les progrès des “champs de rayonnement neuronaux” (ou NeRF, pour “Neural Radiance Fields”). C’est une technique pour créer des environnements en 3D à partir de photos présentant la même scène sous plusieurs points de vue.

Les NeRF ont émergé en 2020 et ont progressé à une vitesse phénoménale. Alors qu’il fallait des heures pour rendre chaque image au départ, aujourd’hui Instant NeRF de NVIDIA travaille en quelques secondes et à partir d’une poignée de photos :

Et les NeRF ne se limitent plus à des scènes statiques. Les services R&D de Facebook ou Adobe, par exemple, travaillent avec des labos universitaires à créer des techniques permettant de se promener autour de danseurs filmés sous trois angles ou d’animer un visage à partir d’une bande son (j’adore le terme “Talking Head Synthesis”).

Flame-in-NeRF produces free viewpoint synthesis of face subjects that can be 'driven' by a source video (on the right). Source: https://arxiv.org/pdf/2108.04913.pdf

Et tout ça est fort impressionnant (vraiment, allez voir l’article même si c’est juste pour regarder les images), mais le potentiel de falsification et de manipulation est tout de même assez inquiétant. Les deepfakes basés sur les techniques de 2017, dont la qualité est assez rudimentaire, sont déjà utilisés pour salir des réputations ou candidater à des boulots à distance sous une fausse identité. L’usage de pipelines à base de NeRF par des entités disposant de moyens importants devrait nous inquiéter.

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Peut-être que comme l’avènement du streaming a contraint les musiciens à revenir aux performances live, les progrès des NeRF vont finir par nous forcer à sortir de chez nous pour connaître le réel.

2. Les couleurs des anciens et des modernes

J’ai découvert par hasard un débat historico-philologique un peu absurde : depuis le XIXe siècle, des gens s’étonnent de l’absence de la couleur bleue dans les descriptions des textes antiques.

Par exemple, dans les épopées homériques, la mer n’est pas bleue. Le grand large est semblable au vin (οἶνοψ) ou à la violette (ἰοειδής) ; ses flots sont tour à tour empourprés (πορφύρεος), noirs ou sombres (μέλας, κελαινός) ; le rivage et le flot agité d’écume blanchissent et deviennent gris (πολιός) (…)
L’étrangeté des couleurs prêtées à la mer et l’absence du bleu ont été interprétées comme le signe d’un stade de développement primitif, caractérisé soit par une forme de daltonisme, soit par un manque de sensibilité chromatique. Pour le dire autrement, chez Homère, point de mer « bleue » – ni, du reste, de ciel « bleu » – car les yeux de l’aède ne pouvaient pas percevoir cette couleur. Le philologue W. Gladstone a contribué à diffuser ce type de théorie, reprise ensuite par F. Nietzsche.

[La mer pourpre : façons grecques de voir en couleurs. Représentations littéraires du chromatisme marin à l’époque archaïque]

Cette idée semble préfigurer l’hypothèse de Sapir-Whorf, qui servit au début du XXe siècle à théoriser la supériorité de civilisation européenne sur les autres, aux langues desquelles il manquait manifestement quelque chose.

Évidemment c’est une absurdité, fondée sur l’idée que la délimitation moderne des couleurs serait objectivement supérieure à celle de l’Antiquité. L’origine de cette confusion semble être l’idée que la division du spectre de la lumière en 7 couleurs par Newton a quelque chose de naturel et d’objectif.

Je trouve amusante l’idée que nous, modernes, aurions une perception plus précise des couleurs que les anciens grâce à nos mesures scientifiques et objectives. Aujourd’hui, un certain nombre d’entreprises ont déposé des couleurs comme partie intégrante de leur image de marque, et attaquent en justice toute menace réelle ou supposée. C’est souvent le cas de l’opérateur téléphonique T-Mobile avec son rose emblématique.

Et c’est un état de fait indubitablement moderne, mais qui n’a pas grand chose de rationnel — on peut voir ci-dessous l’écart entre la couleur déposée par T-Mobile, celle que l’entreprise utilise dans sa charte graphique, et celles qu’elle empêche ses concurrents d’utiliser :

Can a corporation "own" a color?

Pour en revenir aux Grecs anciens — j’ai fini par tomber sur un article fantastique de l’helléniste Peter Gainsford qui explique tout avec patience et pédagogie :

Oui, on peut dire “bleu” en grec ancien. Plus précisément, le grec dispose de mots pour la zone de la roue chromatique qu’on appelle “blue” en anglais. Mais le “blue” anglais couvre une zone énorme. Le grec la divise en plusieurs zones plus petites : glaukos pour les teintes claires, peu vives ; kyaneos pour les teintes sombres et ternes, jusqu’au noir ; porphyreos pour les teintes vives allant du bleu au violet et au rubis, mais aussi pour les teintes moins vives au centre de cette plage (magenta clair, rose) ; lampros pour un argenté-azure-métallique. Oui, les sources antiques mentionnent la couleur du ciel : il est glaukos ou lampros. (…)
Nous n’avons pas de mot en anglais pour dire “argenté métallique bleuté”. Et c’est bien dommage, parce que c’est une couleur qu’on voit souvent. Par exemple dans le ciel.

[How to make sense of ancient Greek colours]

Il y a aussi une discussion d’autres caractéristiques importantes des couleurs pour les Grecs (la saillance, le contexte, l’éclat), et un diagramme ouvertement approximatif pour montrer à quoi correspondent les termes du grec ancien sur une roue chromatique :

Une sélection de couleurs du grec ancien représentées sur une roue chromatique en fonction de leur usage lexical et d’une bonne dose de doigt mouillé. Cette roue ne représente qu’une couche de la plage disponible : une palette complète aurait une troisième dimension allant du blanc (valeur maximale) au noir.

[How to make sense of ancient Greek colours]

3. La musique muette

Je ne sais pas jouer de musique du tout, donc tous les articles qui en parlent en détail me fascinent parce qu’ils décrivent un monde qui m’est inconnu. J’ai beaucoup apprécié celui-ci à propos de l’importance du regard entre musiciens :

Rachel Gough, premier basson de l’Orchestre symphonique de Londres, a joué d’innombrables fois le solo d’ouverture du Sacre du printemps de Stravinsky, et elle se méfie des regards appuyés. “Je suis plus à l’aise quand le chef d’orchestre me regarde avec un geste d’invitation, comme pour me dire ‘À vous’. Je commence à jouer en fermant les yeux parce que je préfère ne percevoir que le son, la durée et la musique. J’ai joué avec des chefs méticuleux qui voulaient absolument marquer tous les temps et pauses, avec beaucoup de regards, et ça peut être assez désagréable. Les gens sont souvent surpris du peu de regards que les musiciens d’orchestre semblent accorder au chef. Ils s’imaginent que nous le fixons aux moments cruciaux, mais ça passe beaucoup par la vision périphérique.”

[Just how important is eye contact between musicians?]

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Fin avril, j’avais découvert à Liège le groupe SYSMO — un ensemble de percussionnistes qui, tour à tour, prennent le rôle de chef d’orchestre et dirigent les autres membres au moyen d’un langage signé venu d’Argentine :

Le Rythme Signé, c’est un langage de 120 gestes permettant à un directeur (chef d’orchestre) de communiquer avec un ensemble de musiciens pour le guider dans une création spontanée et collective : la composition instantanée. En temps réel et avec grande précision, il précise au moyen de gestes le contexte (tonalité, signature rythmique, tempo, subdivision, etc.), les rôles (clave, solo, base, commentaires, proposition, etc.), la structure (breaks, mémoires, appels et réponses, etc.) et applique des effets (delays, filtres, etc.).

[SYSMO - À propos]

Et franchement c’est aussi réjouissant à entendre qu’à voir.

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Et ce sera tout pour cette fois. Il y aura une édition de Coupé au montage dans les jours qui viennent pour les abonnés, et ensuite très franchement ce sera les vacances, donc je sais pas quand je vous écrirai à nouveau.

Quoi qu’il en soit portez-vous bien, j’espère que vous avez été prévoyants et que vous avez gardé des masques, des autotests, et de la gaieté.

M.