Bonsoir tout le monde.

Cette semaine c'est n'importe quoi : en vacances et sans connexion à internet fiable, je me débrouille pour faire encore plus long que d'habitude. Encore six mois dans les montagnes et je le termine, mon roman.

1. Le dépotoir

Pour continuer sur la lancée de la semaine dernière : en France, les aires de jeu pour enfants sont pathétiques. Il faut vraiment que les gamins soient cruellement en manque d'aventure pour accepter d'y jouer.

Et à vrai dire, en règle générale, les enfants ne pensent qu'à utiliser ces structures dirigistes autrement que prévu, escaladant les maisons et se suspendant aux ponts et remontant les toboggans, comme pour recréer de l'imprévu et du risque — du jeu — là où les concepteurs voudraient les contraindre à ne surtout pas s'amuser.

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Le piètre attrait du square à toboggan n'est pas une nouveauté. Au début des années 30, déjà, le paysagiste Carl Theodor Sørensen constatait que les petits Danois jouaient n'importe où, sauf dans les aires de jeu qu'il avait conçues. Un jour, observant des enfants qui s'amusaient dans une décharge, il eut l'idée de concevoir une sorte d'aire de jeu / dépotoir (Skrammellegepladsen), où les petits citadins pourraient librement jouer et organiser l'espace, comme les enfants des campagnes.

[Un croquis préparatoire de Sørensen]

Le premier de ces dépotoirs de jeu fut finalement créé près de dix ans plus tard, à Emdrup, alors que le Danemark était occupé par les Nazis. Il s'agissait notamment de confiner les jeux des enfants à une zone clairement identifiée, afin que les soldats occupants ne puissent pas prendre leur espièglerie pour des provocations ou des actes de résistance.

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À peu près au moment où Sørensen regardait les enfants jouer dans une décharge, l'artiste américain Isamu Noguchi concevait lui aussi une aire de jeu non-dirigiste, mais d'une toute autre ampleur, “à mi-chemin entre le temple maya et la montagne” :

Ce gigantesque ziggourat ne devait pas avoir de mode d'emploi, ni de règles, ni de manière univoque de jouer avec. Noguchi voulait que Play Mountain soit un paysage inconnu qui mettrait les enfants au défi d'imaginer de nouvelles réalités, afin de devenir un jour des adultes créatifs et ouverts d'esprit.

[99% Invisible n°351 - Play Mountain - il y a plein de photos et de détails fascinants]

Noguchi avait connu une enfance solitaire et malheureuse au Japon, et il espérait en quelque sorte renverser ses souvenirs de cette époque (le mont Fuji au loin, une rue en pente à Tokyo) pour offrir un espace de liberté aux enfants de New York. Noguchi obtint même un rendez-vous avec Robert Moses en 1934, mais son projet était beaucoup trop cher.

Noguchi est devenu célèbre après guerre, et ses idées ont connu un grand retentissement, mais il n'est jamais parvenu à faire construire ses gigantesques aires de jeu à New York. C'est finalement au Japon que Play Mountain a été bâti, au début du XXIe siècle. Noguchi a travaillé sur les plans, mais est mort avant de voir le résultat.

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Dans les pays anglo-saxons, la diffusion des idées de Sørensen doit beaucoup à un article publié en 1946 par la paysagiste britannique Marjory Allen, intitulé Why Not Use Our Bomb Sites Like This?, et qui présentait en exemple le dépotoir de jeu construit au Danemark pendant la guerre.

Après un judicieux rebranding en “Adventure Playgrounds”, les Skrammellegeplads ont connu un certain succès dans l'Europe d'après-guerre. Les enfants y jouent librement et construisent ce qu'ils veulent avec les matériaux et outils laissés à leur disposition, sous la surveillance discrète d'un personnel qui tâche de n'intervenir qu'en cas de danger. Wikipedia affirme qu'on en compte aujourd'hui un millier en Europe, “principalement au Royaume-Uni, au Danemark, en France et en Allemagne”, mais n'en cite aucun en France.

C'est curieux parce que ce serait le moment idéal : nous sommes terrorisés à l'idée de laisser nos enfants jouer dans les rues, les gamins qui le font effectivement sont rapidement considérés comme des délinquants, et dans le même temps nous fétichisons la vie rurale et la liberté qu'elle est censée offrir aux gamins, le bon vieux temps de La Guerre des Boutons et du Petit Nicolas, où les gamins jouaient sans supervision dans des carcasses de voitures et s'organisaient en bande pour se taper dessus.

Si jamais il n’en existe pas encore, je ne doute donc pas qu’il ouvrira bientôt en France de ces dioramas où les enfants des classes moyennes à supérieures pourront jouer tranquillement, à l'abri de leurs parents, des voitures et de la police, à l’image de ceux de New York où ils sont en vogue.

[play:groundNYC]

Ce qu’on trouve en tout cas en France, ce sont ces endroits dont j'ignore le nom officiel, mais que j'appellerai des hangars à toboggans.

[L’île de Tijo, un des hangars favoris de mes enfants]

On découvre en général leur existence aux vacances de Noël, quand il faut à tout prix trouver un moyen pour que les enfants entassés chez les grand-parents puissent se défouler, mais qu'il fait décidément trop moche dehors. Ce sont des lieux effroyablement bruyants et hors de prix, munis d'innombrables toboggans parallèles, de piscines à balles de dimensions olympiques, d'immenses cabanes à escalader, et d'autres aménagements ayant pour point commun d'être enmoussés, colorés, et dotés d'un sens de circulation fléché — en somme des versions décuplées des aires de jeu standard.

Les enfants qui pénètrent dans le hangar à toboggans reconnaissent immédiatement les signes qui ne trompent pas : tout est mou et clos et sécurisé, les parents vont enfin les lâcher et ils peuvent y aller à fond. Ils se mettent instantanément à hurler et à courir dans tous les sens, à se jeter contre les murs et à se comporter comme des animaux enfin sortis de leur cage et rendus à la jungle.

Pour des parents si soucieux de leur enseigner modération, respect et résilience, nous ne leur laissons finalement guère d'espace entre de longues périodes de tempérance rigide et quelques moments de débauche artificialisée.

2. Vagues scélérates

Ce matin au petit déjeuner, je pique un vieux Journal de Spirou que mon fils venait de lâcher, et :

[Buck Danny - Defcon One, publié dans Spirou n°4097]

C'est curieux parce que j'ai le sentiment d'avoir appris l'existence des vagues scélérates pas plus tard que la semaine dernière, sur twitter :

[“si vous voulez rigoler un peu, cherchez donc ce qu’est une vague scélérate” - via un compte privé]

Ce type de coïncidence apparemment improbable l'est rarement tout à fait, mais j'y vois toujours un excellent prétexte à aller fouiner, donc je ne me suis pas fait prier.

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Première chose, les vagues scélérates existent, ce qui n'a pas toujours été une idée communément acceptée.

Jusqu'au milieu du XXe siècle, l'existence des vagues scélérates était mise en doute, faute de mesures objectives, par la grande majorité des scientifiques spécialisés dans l'étude des vagues, malgré les nombreux témoignages rapportés par les marins au cours des siècles, et la rencontre de ces vagues par de gros navires modernes. Ces vagues étaient alors rattachées, sans véritable examen, au folklore maritime.

[Vague scélérate sur Wikipédia]

C’est que, nous apprend la page de l’Ifremer qui leur est consacrée, les vagues scélérates “peuvent aussi apparaître comme une trop bonne excuse pour dissimuler des causes moins avouables de naufrages, telles que l'impréparation, les erreurs humaines ou le défaut d'entretien des navires. Les cas avérés de vagues scélérates sont hélas suffisamment nombreux pour balayer ce scepticisme.”

La régularité avec laquelle les vagues scélérates se produisent et sont observées (22 naufrages de cargos documentés entre 1973 et 1994, donc environ un par an) semble d’ailleurs contredire leur caractère rare et imprévisible— à ce stade, on n’est plus dans la coïncidence improbable.

Il existe des “vagues scélérates” dont les origines sont expliquées, comme les raz de marée (tsunamis) qui sont habituellement dus à des glissements de terrain sous-marins, ou compréhensibles, comme les “rouleaux du Cap” que crée la houle des quarantièmes qui se heurte au courant des Aiguilles qui descend le long de la côte orientale de l'Afrique. Des vagues qui ne peuvent manifestement pas se classer dans ces catégories se présentent cependant avec une fréquence qui dépasse ce que prédisent les théories classiques à conditions moyennes données. Une vague comme celle du Jour de l'an 95 à Draupner a une probabilité théorique d'occurrence de l'ordre de 3 pour dix mille en année pleine. Toutefois, l'examen des accidents survenus aux plates-formes pétrolières dans le monde montre que la probabilité effective serait supérieure à un pour cent, c'est à dire qu'un opérateur qui posséderait cent plates-formes pourrait en observer une par an en moyenne.

[Les Vagues Scélérates Hypothèses sur leur formation]

Si j’ai bien compris, la modélisation mathématique des vagues scélérates reste un peu mystérieuse, mais en janvier 2019, une équipe de chercheurs des universités d’Oxford et Édimbourg est parvenue à créer expérimentalement (dans un bassin) des vagues scélérates en faisant se rencontrer deux trains de houle avec un angle de 120°.

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Notons enfin que les personnages de Buck Danny exagèrent un peu : les vagues scélérates font plutôt 10 à 20 mètres de haut que 50. “Une vague scélérate de 30 mètres de haut peut exercer une pression allant jusqu’à 100 tonnes par mètre carré”, nous dit Wikipédia, et aucun navire existant ne pourrait résister à une telle pression.

Et une vague de 10 ou 20 mètres de haut sortie de nulle part, c’est déjà assez impressionnant comme ça :

[Vague scélérate vue d’un navire marchand (1940, Golfe de Gascogne, ligne de sonde des 100 brasses)]

3. Allemagne-en-Provence

Au hasard d'une exploration des lignes de bus régionales du sud-est de la France, j'ai appris l'existence d'un village appelé Allemagne-en-Provence (534 habitants, un fort joli château).

La page Wikipédia affirme doctement que la commune doit son nom au peuple germanique des Alamans, qui y auraient établi une colonie ou un avant-poste. Ça paraît vraisemblable, mais il fut un temps où l'idée que des Provençaux aient des ancêtres barbares était proprement inacceptable. Alors dans la grande tradition des étymologies fantaisistes, on cherchait une autre explication :

Parmi les conjectures anciennes datant de la rivalité franco-allemande de la fin du XIXe et du début du XXe siècle, faites pour nier un rapport entre le nom du village et la Germanie, on trouve celles d'une déesse romaine de la fertilité (Alemona) vénérée par une garnison romaine installée sur le site de l'actuel château, ou que Armagnia (mauvaise graphie datant du XIIIe siècle) vienne de area magna, « grande plaine de graviers »

[Allemagne-en-Provence Toponymie sur Wikipédia]

Apparemment la honte ou le doute subsistent chez quelques érudits locaux — j'ai adoré ce passage lu sur un site personnel :

L'étymologie du nom de ce bourg viendrait de Armagnia ou Arena Magna désignant une plaine de gravier ; effectivement le village est bâti au pied d'une colline dans une plaine et de cette colline, les jours d'orage ou de grandes pluies, des torrents d'eau descendent déposant des masses de gravier. Une autre opinion, chez les historiens, dit que le nom du village viendrait d'une tribu germanique dont les membres : les Alamans seraient passés en cet endroit lors des Grandes Invasions et auraient fondé une colonie.

[Allemagne-en-Provence c'est moi qui ai ajouté les italiques]

À tout hasard, je suis allé lire la section Discussion sur la page Wikipédia, et je suis tombé sur cette ultime anecdote, qui propose au passage une nouvelle explication :

Est-il vrai que le monument aux morts du village comporte l'inscription suivante : "aux enfants d'Allemagne morts pour la France" ? Merci aux habitants de me renseigner. --Hubertgui

C'est tout à fait exact. Allemagne faillit changer de nom après la première guerre mondiale (comme le village qui portait le même nom dans le Calvados et est devenu Fleury sur Orne). Cependant, il n'en fut rien et Allemagne devint seulemment Allemagne-en-Provence (ce qui est écrit sur le monument aux morts) en raison du général baron d'Allemagne (1754-1813) issu d'une banche cadette de la famille d'Allemagne, fixée en Bugey au XVI eme siécle.(171.18.2.22 (d) 25 novembre 2009 à 12:26 (CET))

Un général d'Empire, voilà une filiation adoptive impeccablement patriotique. L'honneur est sauf.

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Voilà. À la semaine prochaine pour la traditionnelle édition “Corrections & compléments”, qui s'annonce particulièrement chargée ce mois-ci.

M.

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