Bonsoir tout le monde.

Cette semaine je suis dans les montagnes, avec deux barres de 3G quand les vents sont favorables. Les illustrations seront donc peu nombreuses, mais croyez bien que même dans l'adversité, je mets tout en œuvre pour vous divertir.

1. Les Barcelonettes

Jacques Arnaud naît en 1781 dans une famille de tisserands, à Jausiers, à quelques kilomètres de Barcelonette (aujourd'hui dans le département des Alpes de Haute-Provence). La vallée de l'Ubaye est alors fort isolée, et nombre de ses habitants vivent du filage de la soie et de longues tournées de colportage : ils vendent dans toute la Provence leurs tissus et des marchandises achetées à Lyon.

En 1805, sans doute animé d'ambitions que son pays natal ne suffisait pas à satisfaire, Jacques Arnaud part chercher fortune en Louisiane, dans la communauté des Acadiens. Sur place, il se lance dans le commerce du tissu et trouve une épouse dans une famille de planteurs acadiens. Les affaires sont bonnes, et il est bientôt rejoint par ses frères, Dominique et Marc-Antoine. Ensemble, ils fondent le bourg d'Arnaudville (quelle imagination).

En 1821, le Mexique devient indépendant. Son territoire s'étend encore jusqu'aux frontières de la Louisiane, et les frères Arnaud décident de tenter leur chance à Mexico. Ils s'y lancent dans le commerce de vêtements, utilisant leur savoir-faire ancestral en matière de colportage : “le commerce de vêtements est pratiquement ambulant, la marchandise étant gardée dans des grands coffres dont on ouvrait le couvercle, dans les rues ou sur les places.” (citation extraite, comme toutes celles qui suivent et pratiquement toutes les informations ci-dessous, de l'article De Barcelonnette au Mexique et retour (pour certains). Histoire d'une émigration réussie.)

Mais entre le banditisme de grand chemin et l'instabilité politique, les débuts de la République fédérale du Mexique sont chaotiques. Jacques Arnaud est assassiné en 1828 tandis qu'il accompagne un transfert d'argent. Ses frères continuent de faire fructifier l'entreprise familiale. En 1830, les frères Arnaud font venir trois personnes de Jausiers pour les employer. En 1845, deux de ces employés rentrent au pays, les poches littéralement pleines d'or (j'ai lu qu'ils avaient ramené 250 000 francs-or, c'est une somme vraiment considérable). C'est le début d'une émigration massive de jeunes gens de la vallée de l'Ubaye, qui partent à leur tour chercher fortune au Mexique.

Dans les décennies 1850-1860, les commerces ambulants se sédentarisent, s'étendent et montent en gamme. Des centaines, puis des milliers de “Barcelonettes” (comme ils sont appelés sur place par métonymie) traversent l'Atlantique pour venir travailler dans les maisons de commerce de plus en plus puissantes tenues par leurs compatiotes. La vie des nouveaux arrivants est difficile : journées de 12h, logement sur place, vie en autarcie dans la communauté, avant d'être envoyé vendre ailleurs dans le pays une fois qu'on pratique l'espagnol. La paie est chiche, mais les meilleurs vendeurs peuvent gravir la hiérarchie, voire fonder leur propre affaire, et la perspective de rentrer un jour au pays, la fortune faite, suffit à motiver les troupes.

Contrairement aux autres communautés étrangères, les Barcelonnettes firent tout ce qui était en leur pouvoir pour éviter que leurs membres s'assimilent à la société mexicaine. Ce privilège n'était accordé qu'à leurs membres les plus importants. Ce mode de vie austère était souhaité afin que les nouveaux venus tempèrent leur caractère et démontrent leurs qualités de sacrifice et de discipline au travail. [...]

Dernière spécificité propre aux Barcelonnettes, ils disposaient d'une norme sociale qui récompensait les comportements honnêtes et scrupuleux. A contrario c'était le boycott, l'expulsion ou l'exil qui attendait celui qui trahissait la confiance des siens. Une des règles les plus sévères interdisait d'engager un Barcelonnette qui aurait été renvoyé par un autre Barcelonnette.

La violente dictature de Porfirio Díaz, de 1877 à 1910, est particulièrement favorable aux “valéians”, qui permettent de se passer des Américains :

Ils contrôlent maintenant le secteur de l'industrie textile et de sa distribution dans tout le Mexique. Cinquante ans après leur arrivée, ils possèdent de nombreux magasins de détail (tissus pour vêtements, linge de corps, linge de maison), un réseau de représentants dans tout le pays et des comptoirs d'achat de gros et de demi-gros en Europe avec d'importantes ramifications en France et en Angleterre. [...] Pendant cet âge d'or, les Barcelonnettes ne se limitent pas à l'industrie du textile, ils mettent aussi en place de solides structures financières et prennent une part active dans la direction de nombreux établissements bancaires et détiennent même le monopole de l'émission des billets...

Alors au faîte de leur puissance, les plus grandes maisons font construire à Mexico des grands magasins dans le style art nouveau, qui n'avaient rien à envier à ceux de Paris ou Londres.

[Le Centro Mercantil, aujourd'hui devenu Gran Hôtel de la Ciudad de Mexico]

En 1910, le dictateur Diaz s'exile en France, où il mourra en 1915, et le Mexique connaît à nouveau une période de troubles politiques. Le rôle joué par les Français dans les structures de pouvoir du pays commence à être contesté, et le traitement qu'ils réservent à leurs ouvriers mexicains cause depuis plusieurs années de grandes grèves, qui sont férocement réprimées.

En 1914, quand la guerre éclate, de nombreux Barcelonettes n'écoutent que leur patriotisme et se précipitent en Europe pour rejoindre le front (c'est d'ailleurs précisément ce que fit l'arrière-grand-père de ma compagne). À partir de 1917, le Mexique se dote d'une nouvelle constitution et entend limiter l'influence étrangère. L'immigration des Barcelonettes se tarit progressivement dans l'entre-deux-guerres, et ceux qui ne souhaitent pas rentrer en Provence finissent par s'intégrer à la société mexicaine.

Actuellement on estime à environ 50 000 les descendants des Barcelonnettes dispersés sur tout le territoire mexicain, bien plus nombreux que les habitants de la Vallée.

“Chiffre à comparer avec les 7 700 habitants que compte la vallée en 2006”, nous dit Wikipédia

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Aujourd'hui encore, cette histoire singulière fait la fierté de la vallée de l'Ubaye : un festival latino-mexicain est organisé chaque année à Barcelonette, et les somptueuses villas des exilés mexicains rentrés au pays donnent à la vallée des airs de lieu de villégiature.

[“Le Château des Magnans, édifié entre 1903 et 1914, est un bon exemple de pastiche de style néo-gothique bavaro-méditerranéen.”]

2. Le largage

L'été dernier, un article du New York Times racontait une forme de jeu de piste qui se pratique aux Pays-Bas dans le cadre de clubs sportifs, d'associations de scoutisme ou de certaines écoles :

Cette tradition des éclaireurs néerlandais est appelée “dropping” : des groupes d'enfants, généralement des pré-adolescents, sont déposés en forêt et doivent retrouver leur chemin jusqu'au camp. L'exercice est censé être difficile, et il n'est pas rare qu'ils arrivent en titubant à deux ou trois heures du matin.

[A Peculiarly Dutch Summer Rite: Children Let Loose in the Night Woods]

S'en suit une discussion des dangers et des mérites du dropping.

Je trouve cet article un peu sensationnaliste. Entre les photos sombres aux cadrages chavirés et la délectation avec laquelle la journaliste décrit les bâtons que les organisateurs jettent parfois dans les roues des jeunes participants (yeux bandés sur le trajet vers le site de largage, faux bruits d'animaux, etc.) ou les incidents plus ou moins graves qui ont eu lieu ces dernières années lors de droppings, tout est mis en œuvre pour polariser les lecteurs. On est soit du côté des rudes pédagogues bataves qui apprennent de force l'autonomie à leur progéniture, soit dans le camp des parents-hélicoptères qui feront manger leurs gamins avec des couteaux à beurre jusqu'à leur majorité.

Journalistiquement, c'est une technique efficace : à la sortie de l’article, tout le monde s'est écharpé sur twitter. Mais il me semble que l'alternative ne se réduit pas à ces deux termes — on peut trouver brutale l'idée de larguer des enfants seuls dans la forêt, et pour autant penser que ça ne leur fait pas de mal que les adultes les laissent respirer, de temps en temps.

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À vrai dire, j'ai crû comprendre que le dropping n'est pas si répandu que ça aux Pays-Bas en dehors des milieux scouts, en tout cas pas au point où l'article du NYT le laisse entendre. Il y a d'autres pratiques apparentées, mais c'est tout de suite moins polémique :

Je repense aussi avec une certaine tendresse à un reportage entendu sur Deutschlandfunk Kultur en 2015, et qui présente une variation sur la même idée — variation à mon sens plus intéressante, parce que débarassée de ses relents de bizutage : une école berlinoise constitue des groupes de six à huit élèves d'âges variés (de 13 à 16 ans). Chaque groupe doit se fixer un objectif géographique, y aller et en revenir, sans faire appel aux parents ni aux profs, et en se contentant d'un maigre budget. Ça s'appelle die Herausforderung (“le défi”).

Les deux journalistes suivent les préparatifs et le voyage d'un des groupes d'ados, qui ont décidé de prendre le train, puis de revenir à Berlin en canoë. Il faut s'imaginer les gamins arrivant seuls au supermarché, avec les plus grands qui doivent empêcher les plus petits de cramer d'entrée tout leur budget pour s'acheter des gâteaux — non seulement c'est l'aventure, mais c'est aussi une introduction assez honnête à la vie d'adulte.

3. Les ciseaux d'or

Rapidement parce que mes camarades m'attendent pour jouer aux cartes : au hasard d'une promenade sur Wikipédia, j'ai appris plein de choses sur la tonte des moutons.

Déjà, il y a des races de moutons qui muent, c'est-à-dire qui perdent périodiquement leur toison ; mais en règle générale, “Un mouton que l’on ne tond pas se retrouve enveloppé d’un cocon de laine feutrée, sale, humide et moisie.” Il y a toute une section pour justifier la nécessité de la tonte, et cet empressement finit par avoir quelque chose d'un peu suspect, mais j'avoue avoir été convaincu en apprenant que “la méthode de tonte pratiquée par les professionnels permet à l'animal de se laisser aller et de ne pas trouver d'appuis pour se relever. Le mouton n'est pas entravé, il est donc libre de ses mouvements. Le tondeur n’utilise pas la force pour contenir l'animal et on constate que le mouton est tranquille.”

J'ai également été surpris de constater que les ciseaux utilisés pour tondre les moutons avant l'invention de tondeuses mécaniques (dont les premières étaient à vapeur !), et qui s'appellent des forces, ressemblent à de grands ciseaux japonais, avec une sorte de charnière à ressort située à l'extrêmité opposée aux lames :

Toujours sur Wikipédia :

La tonte traditionnelle aux forces a récemment fait un retour dans les pays d'élevage, mais principalement pour le sport plutôt que pour la tonte commerciale. Certaines compétitions attirent de nombreux concurrents et des salons ont même été créés pour permettre aux tondeurs aux forces de concourir

Eh oui, car la tonte de moutons est aussi une discipline sportive. Voici une vidéo extraite des Golden Shears, la plus grande compétition mondiale de tonte des moutons, qui est bien évidemment organisée en Nouvelle-Zélande :

C’est à peine croyable.

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Et ce sera tout pour cette semaine.

Portez-vous bien, bel été à tous.

M.

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