Bonsoir tout le monde.
Je suis heureux de vous retrouver pour tenter de vous offrir un bref intermède entre deux salves d'horreurs quotidiennes.
Prenez un plaid, fermez les rideaux, préparez une boisson chaude et/ou des petits gâteaux, on est partis.
1. Mort au loup
L'été dernier, dans les Alpes de Haute-Provence, j'ai été un peu surpris par la présence au bord des routes de nombreux messages rageurs écrits à la bombe et tous plus ou moins du même acabit : MORT AU LOUP, réclamaient-ils.
Les humains font souvent montre d'une tolérance très limitée, en particulier dans les zones où les loups reviennent après une période d'absence. Les déprédations des loups sur le bétail, la concurrence avec les chasseurs pour les ongulés sauvages, suscitent naturellement des conflits. Les gens ont souvent peur des loups et, dans de nombreux cas, les loups en viennent à incarner d'autres conflits entre zones rurales et urbaines.
[Large carnivore initiative — Wolf]
De fait, un certain nombre de ces graffitis avaient été corrigés et transformés en MORT AUX CONS, et je crois qu'on a là un bon résumé de la teneur de ces "conflits entre zones rurales et urbaines".
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À partir de 1937, le loup était considéré comme éradiqué en France, et à peu près tout le monde en était ravi : la modernité avait triomphé du monstre des contes de fées.
Et on en était là jusqu'à ce qu'un couple de loups soit repéré dans le parc du Mercantour, en 1992. J'étais pas bien vieux à l'époque et, dans mes souvenirs, tout cela s'était mélangé avec la réintroduction de l'ours dans les Pyrénées : je croyais que les loups avaient été ramenés délibérément, alors qu'ils sont arrivés d'eux-mêmes, vraisemblablement depuis l'Italie.
À peu près au même moment, une réintroduction délibérée avait lieu aux États-Unis, et ses effets ont été suivis de près :
En 1995, une meute d'une trentaine de loups a été relâchée dans le parc de Yellowstone, aux Etats-Unis. L'impact de ces animaux sur l'écosystème a été longuement étudié, pour des résultats incroyables. Les canidés ont notamment permis de réduire la population de cerfs. Comme ceux-ci n'avaient pas de prédateur, leur nombre était tellement élevé qu'ils avaient fait disparaître presque toute la végétation. Mais avec le retour des loups, les arbres ont alors commencé à repousser, entraînant le retour d'oiseaux, de castors et de nombreuses autres espèces.
[Quelle est la situation du loup en France ?]
Ce n'est sans doute pas très différent en France :
En Europe et en Suisse ou en France notamment, l’abondance de cervidés empêche la régénération des jeunes arbres et favorise le compactage des sols en forêt. La végétation des sous-bois hébergeant de nombreux invertébrés (qui constituent l'alimentation de nombreux vertébrés), sa dégradation a un impact important sur la biodiversité. La prédation, par les loups en particulier, régule le nombre de cervidés
[Canis Lupis — Impact sur l'environnement]
Mais évidemment, ce sont plutôt les attaques de troupeaux qui font les gros titres, quand ce ne sont pas des histoires encore plus sensationnelles.
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Même si tout le monde n'en tire pas les mêmes conclusions, partisans et adversaires du loup sont généralement d'accord pour dire qu'on ne peut pas avoir des loups en liberté et être surpris qu'ils mangent des moutons. Et pourtant, c'est à peu près exactement la politique menée par les pouvoirs publics.
Pour ne fâcher personne, le discours autour du loup et de sa présence est une foire aux euphémismes et aux circonlocutions. On ne dit plus "un nuisible", on dit "une espèce susceptible d'occasionner des dégâts" ou ESOD, mais ça n'empêche pas de lui tirer dessus — pardon, de réaliser un prélèvement dérogatoire.
Parmi ces mesures de gestion, la France a choisi d’utiliser les tirs d’effarouchement (non létaux), de défense et de prélèvement (létaux). Or il est possible que ces tirs puissent impacter la structure sociale des loups en perturbant leur utilisation de l’espace, leur stratégie de chasse ainsi que les mécanismes de compétition entre les meutes concurrentes.
À l'heure actuelle, le nombre de loups en France est estimé à environ 1100 individus, soit un peu plus de 5% de la population européenne. Ce chiffre est en forte augmentation, ce qui conduit à des tensions.
Pour 2023, 174 "prélèvements" ont été autorisés — si on compte abattre 15% de la population, il me semble qu'on n'est plus tellement dans un régime dérogatoire.
Bref on est dans une situation délirante où des équipes de snipers de la brigade mobile d'intervention des grands prédateurs terrestres assurent la protection rapprochée de troupeaux, avec l'aide de lieutenants de louveterie, des gens dont j'ignorais l'existence mais que, sauf leur respect, je n'aurais guère envie de croiser non plus :
Les louveteries étaient les groupes d’hommes armés affectés principalement à la chasse du loup qu’ils tuaient par tous les moyens : pièges, poisons, armes blanches, armes de trait, chiens courants, capture dans la tanière et mise à mort des louveteaux, etc... (...) Charlemagne a créé le corps des louvetiers qui au cours des siècles et jusqu’aujourd’hui, s’est structuré, a su s’adapter à ses nouvelles missions. (...)
Charlemagne avait restauré la monarchie franque en rétablissant l’unité et la centralisation ; il a eu le grand mérite de mettre de l’ordre dans l’administration de ses conquêtes et de les tirer de l’anarchie amenée par les invasions barbares. (...)
Et la louveterie, près de 1200 ans plus tard est toujours là.
[Historique de la Louveterie en France]
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Je vous laisse méditer là-dessus, pour ma part je suis pas certain d'avoir compris après plusieurs lectures :
À travers le déclenchement des opérations de prélèvements létaux, s’opère alors un lien d’articulation asymétrique entre des individus menaçants (des loups-hic-et-nunc) et une population dont il s’agit de maintenir l’état favorable de conservation (le loup-espèce). La menace et la vulnérabilité relatives des loups et de l’élevage ne sont pas traitées de manière équivalente : d’un côté, le Loup est menacé et à protéger tandis que certains loups peuvent être ponctuellement menaçants ; d’un autre côté, le pastoralisme n’est pas menacé par le Loup mais quelques éleveurs sont ponctuellement menacés par certains loups, ou certaines meutes.
2. Les investigations cartographiques
Mon nouveau zine vient de sortir, et il parle de cartes. Plus précisément, j'essaie de m'y demander : est-ce que c'est possible de dessiner la carte d'une vie ? Et si oui, à quoi est-ce que ça ressemblerait, concrètement ?
Martin
Pour l'écrire, j'ai lu quantité de choses qui n'ont pas toutes pu rentrer dedans, alors j'ai décidé de vous en faire profiter. En vrac :
- Dessiner son quartier, une activité proposée par l'Association des cartes manuscrites :
- Un bel article sur le travail de Mathias Poisson, artiste-marcheur et cartographe :
- Et d'ailleurs, un certain nombre d'autres artistes qui marchent :
Carrie Marie Schneider
- À propos d'Anna et Lawrence Halprin, un couple formé d'une chorégraphe et d'un paysagiste qui avaient convaincu le tout-San Francisco de se lancer dans des promenades urbaines chorégraphiées :
- Comment lire une adresse japonaise :
Name*
- Un plan de Tokyo en 3D représentant en direct la position des trains :
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Si tout ça vous intrigue et que vous voulez en savoir plus, je ne peux que vous recommander d'acheter le zine ici en version papier :
Martin
ou là en PDF :
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3. Les colonnes
Il y a quelques temps, j'ai tenté de voir John Wick 4. J'ai laissé tomber au bout de 30 minutes parce que (a) je comprenais rien et (b) y avait pas de bagarre, juste des dialogues dignes de Christopher Nolan, à la fois pompeux et niais.
L'avantage, c'est que ça me laissait du temps pour m'intéresser aux décors. Par exemple :
C'est le début du film, un moment où le directeur de l'hôtel a rendez-vous pour se faire tancer par le méchant aristocrate français. La scène est censée être à New York.
Aucun doute, cette courte scène a été tournée à l'endroit même où a été prise la photo qui me sert de fond d'écran :
Cette photo provient d'une série du photographe Thibault Poirier sur laquelle j'étais tombée il y a des années, intitulée Berlin Interiors.
Chaque photo de la série est cadrée de manière exagérer la symétrie de l'architecture intérieure. Le résultat est une collection qui peut être interprétée comme une ode aux lignes, aux cubes et aux courbes, tout en mettant en valeur de beaux bâtiments.
Jessica Stewart
En l'occurrence, le bâtiment où a été tournée la scène de John Wick et où Thibault Poirier a pris sa photo est le crématorium de Berlin-Baumschulenweg.
L'histoire du bâtiment est compliquée :
Avec l'introduction de la crémation en Prusse en 1911, les architectes Bientz et Bardenheuter ont construit un bâtiment à dôme central néoclassique de 1911 à 1913 sur le site du crématorium actuel. Le bâtiment est gravement endommagé pendant la Seconde Guerre mondiale et reconstruit de 1950 à 1952, mais dans une version plus simple.
La RDA utilise le bâtiment pour incinérer clandestinement des victimes du mur de Berlin, telles que Klaus Garten, ou d'autres personnes dont la mort doit être masquée, comme Rudolf Berger.
En raison de la construction du mur, le crématorium ne peut plus être utilisé depuis Berlin-Ouest à partir de 1961, de sorte qu'il a fallu construire un deuxième crématorium à Ruhleben.
Après le réunification, le crématorium doit être démoli en raison de défauts de construction. En 1992, l'État de Berlin lance un concours international d’architecture, remporté par Axel Schultes et Charlotte Frank.
[Crématorium de Berlin-Baumschulenweg — Histoire]
Le nouveau bâtiment de Schultes et Frank est inauguré en 1999 et reçoit l'Architekturpreis Beton.
On accède au centre du bâtiment en traversant le vestibule. C'est un espace intérieur imposant qui fait certainement partie des créations architecturales les plus inhabituelles de Berlin. Pour le concevoir, les architectes Schultes et Frank se sont inspirés aussi bien de l'architecture des temples égyptiens que de l'idée d'un campo stella, un champ d'étoiles. "Il s'agissait", écrit Axel Schultes, "de créer un lieu qui équilibre l'éphémère et le définitif, un lieu qui met en évidence la pesanteur et rend le soulagement possible".
[Krematoriumsgebäude Baumschulenweg]
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Quand je vois ces photos, je pense aussi nécessairement à la salle des piliers située sous la montagne du jeu vidéo The Witness, qui vise, je pense, à produire la même impression sur le joueur :
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Et ce sera tout pour cette fois.
Portez-vous bien, méfiez-vous des gens qui prétendent avoir des réponses.
M.
