Bonsoir tout le monde,
Cette semaine, pour changer un peu des histoires d’îles, je vous propose une petite promenade dans les villes.
1. Actif / passif
Les bâtiments contemporains ont généralement besoin de systèmes actifs (qui consomment de l’énergie) pour être habitables — ventilation, chauffage, climatisation, etc. C’est une catastrophe écologique : ces systèmes représentent près de la moitié de la consommation d’électricité du monde, la climatisation comptant à elle seule pour près de 20%.
Fin août, je lisais un article de Layli Foroudi sur les réponses architecturales à la chaleur au Maghreb, et j’ai été piqué par ce passage à propos de Tunis :
Traditionnellement, les maisons tunisiennes étaient bâties de manière à minimiser la chaleur. Les murs sont épais et en pierre, et le patio central est partiellement couvert par un iwan, qui offre de l’ombre et refroidit l’air extérieur […]. Au début de la période coloniale, en 1881, les nouveaux dirigeants rejetèrent les méthodes traditionnelles et construisirent très rapidement des bâtiments de style européen, afin d’inciter des Français à venir s’établir en Tunisie. « La ville coloniale a été bâtie dans un esprit de conquête, et selon des principes occidentaux », explique Mosbah. « Elle n’était pas du tout prévue pour la chaleur, [les immeubles] ont de très grandes fenêtres ».
[The architecture of heat: how we built before air-con]
Aujourd’hui, les anciens bâtiments coloniaux sont équipés de climatiseurs pour supporter la chaleur. Le climatiseur, c’est la réponse à tout, l’outil qui permet de déployer la même architecture ultra-vitrée partout dans le monde, même dans des pays désertiques. Comme le dit l’article, les gens qui ne peuvent pas se payer de climatiseur sont ceux qui souffrent le plus, et ceux qui peuvent s’en payer un aggravent le problème pour tout le monde.
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En Europe, en particulier dans les pays germanophones et en Scandinavie, d’énormes avancées ont été réalisées sur les bâtiments dit passifs, ou à très basse consommation d’énergie, essentiellement en utilisant des isolants très performants et des fenêtres à triple vitrage, et en contrôlant très précisément les flux d’air.
[Principe de la maison passive, tête de boucle ici avec puits canadien]
Je confesse, néanmoins, que je trouve ces systèmes inélégants. Les VMC doivent être fréquemment nettoyées sous peine de finir par produire un bruit impossible, le fait de ne pas devoir ouvrir les fenêtres me rendrait vite marteau, et la technicité des installations me paraît créer un grand nombre de sources potentielles de pannes.
Plus profondément, j’ai le sentiment qu’il s’agit d’une réponse quelque peu normative et techniciste à la question de savoir ce qui constitue un logement confortable — et à mon goût en tout cas, ça passe par un logement ouvert sur l’extérieur, quitte à devoir supporter des variations de température plus importantes.
A contrario, l’article du FT cité plus haut présente des bâtiments modernes utilisant des techniques passives basées sur l’architecture traditionnelle de pays chauds, et qui me remplissent de joie : moucharabiehs et badguirs ne permettent sans doute pas de rester toute l’année à 21°, et ils peuvent nécessiter une régulation électronique pour améliorer leur efficacité, mais ils offrent tout de même une baisse de 10 à 15° par rapport à la température extérieure dans les meilleurs projets. Le problème, au fond, c’est peut-être surtout l’image que nous nous faisons du confort :
Pour Susan Roaf, professeure d’ingénierie architecturale à l’université Heriot-Watt d’Édimbourg, nous avons été dupés par l’industrie de la climatisation. « On nous a vendu le mythe qui veut qu’on ne puisse être à l’aise qu’entre 20 et 26 degrés pour nous vendre des machines, mais en réalité, l’humanité a vécu dans un large spectre de températures différentes. » Une maison où il fait 35°C pourrait être perçue comme « confortable », en fonction de la personne et du lieu, ajoute-t-elle. Il faudra sans doute une révolution pour ringardiser la climatisation.
2. La vie commune
Toujours sur des questions d’habitat : il me semble que même chez les gens qui parviennent à se loger sans trop de difficultés, il y a un malaise grandissant sur nos conditions de vie. En appartement on aspire à avoir un pavillon, et quand on a un pavillon on réalise vite que c’est un gouffre énergétique et financier, qui exige un entretien constant et favorise le repli sur soi. Les logements sont trop petits, ou inadaptés aux situations perçues comme non-conventionnelles. Dans tous les cas, on est vite face à l’absurdité d’entretenir des équipements individuels coûteux et fragiles.
Je vis dans une maison de ville sans jardin, et très sincèrement je préfère de loin avoir accès à des parcs et jardins partagés que de devoir tondre ma pelouse personnelle. Et j’ai beau adorer cuisiner, je me dis souvent qu’on serait plus heureux si on pouvait aller s’asseoir dans une cantine de quartier, pas chère et sans prétention, où on ferait soi-même le service et la vaisselle, et la cuisine à tour de rôle, et où les enfants pourraient voir leurs copains pendant qu’on reste à table à papoter. Et est-ce qu’au lieu d’avoir de l’électro-ménager prompt à tomber en panne dans chaque foyer, on ne pourrait pas avoir des machines industrielles partagées ?
Quand on part sur cette pente, on en vient vite à imaginer des situations de vie communautaire de type phalanstère ou autogestion, qui m’inquiètent forcément un peu. J’ai été élevé par des hippies réformés, et dans les années 80 les soirées étaient pleines de récits d’effondrement des projets collectifs, sous les coups de boutoir conjugués de la pingrerie des uns, de la sexualité finalement un poil trop libre des autres, d’un partage toujours problématique des tâches ménagères, et plus généralement du fait que les gens finissent par s’engueuler quand ils passent trop de temps ensemble.
Mais tout de même, est-ce qu’il ne serait pas possible d’imaginer d’autres modes de vie, un mi-chemin entre le kibboutz et le pavillon sur sous-sol total ?
Je connais quelques exemples, à divers degrés de collectivisation — des couples d’amis qui ont progressivement acheté toutes les maisons d’une rue isolée, au milieu de la forêt, et ouvert des portillons entre leurs vastes jardins (option bourgeoise) ; des gens avec qui j’étais au lycée, et dont on m’a raconté qu’ils ont rénové ensemble tout un hameau des tréfonds de la campagne poitevine, et où ils ont monté une école pour leurs enfants (option hippie) ; plus prosaïquement, la résidence pour personnes âgées où ma grand-mère a fini sa vie, où chacun avait un petit appartement mais prenait ses repas ensemble et profitait de services en commun.
En écoutant un podcast sur le design inclusif des toilettes publiques, je me suis dit qu’il y avait nécessairement des gens qui réfléchissaient aujourd’hui à la question du logement semi-collectivisé. Donc j’ai posé la question sur Twitter :
Et j’ai eu des réponses. L’incroyable @Moritzou m’a signalé une étude de l’agence SPACE10, intitulée One Shared House 2030, et qui offre des conclusions intéressantes pour les personnes interrogées (majoritairement âgées de 18 à 39 ans, et célibataires ou sans enfants) :
Pas de grosse surprise (tout le monde déteste les enfants et partager sa salle de bains), mis à part peut-être le fait que les personnes interrogées préfèrent vivre en groupe de 4 à 10 personnes, ce que je n’aurais pas imaginé.
À la suite de cette étude, SPACE10 et le cabinet EFFEKT ont développé un projet de « village urbain » modulaire et démontable et écologique et connecté, avec des appartements extensibles et échangeables, et des espaces partagés laissés aux habitants :
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Beaucoup de gens ont mentionné les éco-quartiers et « l’habitat participatif », inspiré des Baugruppen allemands, dont la logique me paraît surtout être celle d’une accession à la propriété remise au goût du jour, et une manière d’institutionnaliser et d’encadrer des choses qui se produisent assez naturellement dans les résidences où beaucoup de gens manquent d’espace et ont des problématiques similaires (ce n’est pas un hasard si les questions d’optimisation se posent souvent à des couples avec de jeunes enfants, qui sont vite face à des problèmes logistiques et voient bien l’intérêt d’une mutualisation des tâches et des lieux). Ça donne des résidences avec des parties communes utiles à tous, ce qui est un premier pas, et ça met ensemble tous les jeunes parents, ce qui paraît être la solution préférée de tout le monde.
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Plusieurs personnes, enfin, m’ont orienté vers un projet plus ambitieux à Zürich, Mehr als wohnen, avec des appartements nettement plus petits que la moyenne suisse, mais aussi des services modulables à disposition :
Mehr als wohnen propose aussi aux résidents de louer des pièces supplémentaires, une manière d’agrandir son appartement en fonction de ses besoins. Certains bâtiments disposent ainsi de bureaux qui peuvent être associés à un bail pour une durée déterminée. […]
Les habitants ont également la possibilité de réserver à l’heure quatre salles dédiées à la pratique d’un instrument de musique. Et vingt-deux chambres d’amis sont disponibles à la location dans le bâtiment situé à l’entrée du complexe, une structure qui fonctionne aussi comme un hôtel ouvert au public.
Ces nouvelles frontières entre commun et privé trouvent leur illustration la plus poussée dans une quinzaine d’appartements construits selon le principe de «cluster»: des unités d’habitation privatives (composées de deux pièces, d’une salle de bains et d’une kitchenette) reliées par un espace qui comprend un grand salon et une cuisine.
[L’habitat du futur sera partagé]
L’article précise, avec tout le tact possible, que ce nouvel immeuble est situé dans un quartier peu attrayant de Zürich, « bien loin des cafés bobos du centre-ville ». Du coup, ça m’a fait penser à toutes ces nouvelles résidences qui se construisent en petite couronne de Paris, à destination des gens qui ne peuvent plus acheter intra-muros, mais ne sont pas ravis pour autant de se retrouver en banlieue. Là encore, les promoteurs mettent le paquet en termes de services et d’espaces communs, le garage à vélo énorme et la salle de sport et le toit-terrasse, et même, m’a-t-on dit, le locker Amazon directement dans le hall de l’immeuble, pour ne même pas avoir besoin de faire connaissance avec le taxiphone d’à côté.
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Au bout du compte j’ai l’impression qu’on crée nécessairement une forme de ségrégation en implantant d’un coup une communauté pratiquement auto-suffisante alors que la ville est déjà là, que les gens ont déjà des logements plus petits que la moyenne et besoin de services de proximité — est-ce qu’on ne pourrait pas leur donner des lieux pour s’organiser, au lieu de construire des cités idéales ?
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(À Montreuil on a pelle-mêle une épicerie coopérative, une maison de retraite autogérée, des jardins partagés qui organisent des repas de quartier, un atelier coopératif de réparation de vélo, et un éco-village qui a remplacé le camp de fortune de familles rom — alors je ne sais pas bien de quoi je me plains)
3. Han(n)over
Pour finir en vitesse — la semaine dernière, je suis tombé sur cet amusant projet de « tour d’Allemagne » cycliste :
Comme vous pouvez le constater, la toponymie de la côte Est des États-Unis garde les traces de l’immigration allemande, qui a été particulièrement importante de 1820 à 1914. Aujourd’hui près de 45 millions d’Américains revendiquent des racines allemandes, parfois avec un enthousiasme un peu débordant (ce qui ne manque jamais d’agacer les Allemands). Et même si on estime que moins de 5% d’entre eux parlent l’allemand, un certain nombre de jeunes Américains font valoir chaque année leur droit à la nationalité allemande, notamment pour pouvoir étudier dans des universités prestigieuses à un coût raisonnable.
Parmi les villes américaines comptant la plus grande part d’habitants d’origine allemande, on trouve notamment Bismarck, la capitale du Dakota du Nord, dont le nom m’amusera toujours, et qui marque bien à la fois la période d’immigration massive des Allemands et les endroits où ils se sont installés :
[Pourcentage de Germano-Américains et de Germano-Canadiens dans la population, par état]
Pour en revenir aux villes de la côte Est, plusieurs personnes faisaient remarquer, dans la discussion d’origine, que « Hannover » prend deux n en allemand, mais un seul en anglais. La ville de Hanovre (un seul n en français, mais je me plante tout le temps) a résolu le problème de manière particulièrement élégante dans son logo :
Quant à savoir pourquoi les noms de certaines villes ou régions (mais pas toutes) sont traduits ou adaptés dans une autre langue, je n’ai pas réponse. Mais j’ai été amusé par les hypothèses des lecteurs du Guardian, notamment celle-ci :
Les endroits les plus grands et les plus importants sont généralement connus dans le monde entier, et se voient donc attribuer des noms spécifiques. Par exemple, en français London se dit Londres, alors que Birmingham s’appelle Birmingham
— Sandy, Paussac, France
[Why are some city names translated into other languages and some not?]
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Et ce sera tout pour cette semaine.
Portez-vous bien.
M.
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