Bonsoir tout le monde.
— et bienvenue à la horde de gens débarqués sur les conseils de Canard PC. On a déménagé en catastrophe dans une plus grande salle, j’espère que tout le monde a pu s’asseoir et que vous m’entendez bien, même au fond.
C’est pas évident d’être léger en ce moment, et peut-être que ce n’est pas souhaitable, donc j’espère que vous me pardonnerez si je suis un peu dogmatique ce soir. Malgré tout, je vais tâcher de maintenir ma proposition de valeur : vous raconter des choses intéressantes.
(J’en profite pour rappeler que si vous voulez réagir d’une manière ou d’une autre à cette newsletter, me signaler une erreur ou un oubli, ou m’enjoindre à parler d’un sujet qui vous intéresse, vous pouvez simplement répondre à cet e-mail. Réponse assurée sous pli discret.)
Allez c’est parti.
1. De-averaging
La semaine dernière, au milieu des communiqués circonspects de multiples entreprises américaines condamnant vaguement le racisme et l’injustice, vous avez peut-être vu passer celui de Ben & Jerry’s, qui avait le mérite de la clarté.
On se dit que c’est quand même merveilleux, la liberté de parole des entreprises appartenant à leurs fondateurs — sauf que Ben & Jerry’s n’appartient plus à Ben Cohen et Jerry Greenfield. Ils n’y jouent même pas un rôle protocolaire.
La vente de l’entreprise au géant britannico-néerlandais de l’agro-alimentaire Unilever en 2000 ne l’a pas empêchée de s’exprimer sur des sujets tels que les injustices raciales, le dérèglement climatique et les droits des réfugiés. L’accord prévoyait que Ben & Jerry's conserverait un conseil d’administration indépendant. “Nous sommes une filiale à 100% [d’Unilever], mais nous continuerons à agir conformément à la mission, à la vision et aux valeurs de Ben & Jerry's”, a déclaré un porte-parole à CNN Business.
[Why Ben & Jerry's statement on white supremacy is so extraordinary]
De fait, depuis 2000, Ben & Jerry’s a fait beaucoup d’opérations de com’ sur des sujets de société, notamment la reconnaissance du mariage homosexuel dans différents pays, et a même affiché son soutien à Bernie Sanders.
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Incidemment, j’ai passé la semaine dernière à relire le traduction d’un livre blanc sur les grandes tendances marketing de l’année 2020 (merci definitions-marketing.com, je ne sais pas ce que je ferais sans toi), et parmi les tendances marketing émergentes, on trouve le de-averaging : l’idée que lorsqu’une marque tente de s’adresser à un hypothétique consommateur moyen, elle ne parle finalement à personne. Pour illustrer la nécessité de sortir de la moyenne, les auteurs du rapport utilisent une anecdote — que j’avais déjà entendue ailleurs — à propos de l’US Air Force, qui avait entrepris dans les années 50 de mesurer ses pilotes sous toutes les coutures pour leur construire des cockpits adaptés :
Pendant ses recherches qui l’amenèrent à mesurer des milliers d’aviateurs selon dix dimensions importantes, Daniels réalisa qu’aucun des pilotes mesurés n’était dans la moyenne pour les dix dimensions. Pas un seul. En considérant seulement trois dimensions, moins de cinq pour cent étaient dans la moyenne. Daniels comprit qu’une chose conçue pour le pilote moyen n’était littéralement conçue pour personne.
Ce qui est intéressant, c’est que pour les marques, le concept de de-averaging est un euphémisme pour dire qu’il faut arrêter de s’adresser exclusivement aux consommateurs traditionnellement visés, c’est-à-dire les Boomers blancs, hétérosexuels, aisés, centristes.
Le de-averaging peut aider à préparer votre entreprise à la nouvelle normalité. Les minorités deviennent des majorités. L’exclusion devient l’inclusion. […] Abandonner la moyenne comme critère de conception de votre produit, de votre service ou de votre expérience, et communiquer avec tous de manière sincère et personnalisée n’est plus une option, c’est un impératif économique.
[De-averaging and the rise of Inclusive Marketing]
En somme les marques doivent tenir compte du fait que les jeunes sont à nouveau politisés, et s’adresser à eux par les canaux les plus à même de les toucher. C’est tout à fait la stratégie de Ben & Jerry’s, qui enchaîne les messages engagés sur twitter, la plateforme la plus adaptée — je serais surpris qu’ils se paient des pubs télé pour dire la même chose :
On est là dans le fond du vortex du capitalisme tardif : la stratégie de communication de Ben & Jerry’s est à la fois tout à fait sincère et tout à fait intéressée.
Les marques commencent à comprendre ce qui compte pour leurs clients d’un point de vue social et environmental, et à faire l’examen de leurs propres pratiques professionnelles à la lumière de ces comportements d’achat. De plus en plus de marques s’approchent du point de basculement où elles comprennent pleinement que le markéting inclusif est une stratégie de croissance.
[MJ DePalma, Head of Multicultural & Inclusive Marketing, Microsoft Advertising, citée dans le rapport Future Focus 2020]
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Au passage, j’ai aussi appris que Ben Cohen, l’un des fondateurs de Ben & Jerry’s, souffre d’anosmie et d’agueusie, qui désignent respectivement l’incapacité à percevoir les odeurs et le goût. Cela peut sembler paradoxal pour quelqu’un qui a donné son nom à une entreprise d’agro-alimentaire.
Mais la saveur d’un aliment n’est pas uniquement son goût ; il y a aussi la texture. C’est justement ce qui explique pourquoi les glaces Ben & Jerry’s présentent des textures si variées, en incorporant des fragments d’ingrédients improbables : bouts de bretzels ou de gaufres, pâte à cookies, beurre de cacahuète, morceaux de fruits.
2. Fragments documentaires
Mes lundis soirs de confinement ont été grandement améliorés par The Last Dance, la série documentaire d’ESPN sur la dernière année de Michael Jordan chez les Chicago Bulls. J’imagine que ça a été le cas pour beaucoup d’entre vous.
Les images du début de la carrière de MJ m’ont rappelé un autre documentaire au long cours à propos de basket à Chicago : Hoop Dreams. En surface, Hoop Dreams suit pendant plusieurs années deux adolescents noirs issus de quartiers pauvres de Chicago et qui veulent devenir basketteurs professionnels. En pratique, Hoop Dreams raconte l’Amérique de la fin des années 80.
Le film est foncièrement honnête. Il ne cherche pas à structurer la vie des gens, il leur laisse le temps de parler et de raconter leurs angoisses et leurs espoirs, leurs galères et leurs triomphes — les fins de mois, les humiliations de l’école catholique, les grossesses non-désirées, les magouilles du recrutement pro, l’exultation des matches.
Je suis resté hanté par l’image d’Arthur McGee et sa famille visitant le campus de l’université d’Illinois, vers la fin du film, découvrant qu’à quelques kilomètres de chez eux se trouve un monde inimaginable :
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Près de 20 ans après, en 2011, The Interrupters s'ouvre sur ce même campus. On y découvre une équipe de travailleurs sociaux qui cherchent à désamorcer la violence des rues avant qu’elle n’éclate.
The Interrupters est intéressant mais vient clairement d’un monde pré-Black Lives Matter, où on ne parle pas facilement d’enjeux politiques. Dans mon souvenir, j’étais mal à l’aise parce que la réalisation est très influencée par la télé-réalité, et parce que la question des conditions économiques qui créent le ghetto et sa violence ne sont jamais posées. On dit seulement “Si on veut amener du boulot dans le quartier, il va d'abord falloir changer les mentalités et les attitudes.” La violence est vue comme une sorte de maladie incompréhensible qu’il faut endiguer.
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Toujours en 2013, je crois, j’avais vu un autre documentaire incroyable, The Black Power Mixtape. De 1967 à 1975, une équipe de journalistes suédois est venue régulièrement tourner aux États-Unis pour “montrer les États-Unis tels qu’ils sont”, comme le disent les premières images du film. Les journalistes ont notamment rencontré et interrogé des leaders du mouvement noir de l’époque.
Les images sont restées dans les cartons de la télévision suédoise pendant trente ans, jusqu’à ce que réalisateur Göran Olsson les redécouvre et entreprenne d’en faire un film. De mon point de vue, son idée la plus intéressante est d’avoir monté, en parallèle des images d’époque, de nouveaux entretiens avec les protagonistes (notamment Angela Davis) et avec d’autres personnes qui apportent une autre perspective sur les images d’archives (ici le rappeur Talib Kweli qui raconte comment le FBI est venu sonner à sa porte quand il a commencé à s’intéresser aux discours de Stokely Carmichael).
S’il n’y avait qu’une scène à retenir, ce serait celle de Stokely Carmichael interviewant sa propre mère :
Le film est disponible intégralement sur YouTube, sincèrement regardez-le.
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Sur le moment je me souviens que j’avais du mal à comprendre comment le récit était passé de la génération du Black Power et du pan-africanisme au ghetto sordide et dépolitisé, purement gangsta des années 90.
Les héros de Hoop Dreams ne commentent pas leur vie. Elle est là, c’est tout. Ils n'ont pas de méta-discours, pas de moyen de voir plus loin que l’électricité qu’on leur a coupé ou que les petites injustices de l’école privée où ils se traînent dans l’espoir de devenir pro. C’est comme si les années 70 étaient déjà oubliées.
Les protagonistes de The Interrupters savent très bien ce qui leur arrive, ils ont une explication, “Ah, si seulement j'avais eu un père, des repères”, mais finalement toujours une explication qui fait retomber la faute sur eux-mêmes. Tous les problèmes sont individuels.
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Je ne saurais pas vous proposer de grande théorie englobante à partir de ces différents fragments. Je suis seulement heureux de voir que le mouvement Black Lives Matter et celui que nous voyons naître aujourd’hui ramènent une vision politique de la situation au cœur du débat, et n’en soient que plus puissants et fédérateurs.
3. La chute de la maison Samsung
[inspiré par ce thread twitter]
Samsung est un conglomérat qu’on connaît surtout pour ses produits d’électronique grand public, vendus par sa filiale Samsung Electronics. Mais le groupe Samsung occupe une position importante ou dominante dans de nombreux autres secteurs de l’économie sud-coréenne : BTP, finance, assurance, santé, éducation, hôtels et voyages, chantiers navals… Samsung représente 20% des exportations du pays, et 41% de sa capitalisation boursière totale. À lui seul, Samsung Electronics génère 12,5% du PIB de la Corée du Sud. Il n’est pas exagéré de parler d’État dans l’État.
Le groupe se compose d’environ 80 entités légales, que la famille du fondateur de Samsung contrôle grâce à des montages financiers complexes.
En mai 2014, Lee Kun-hee, PDG de Samsung et fils de son fondateur, a fait une attaque cardiaque. Il a été hospitalisé et n’est pas apparu publiquement depuis. Sa mort a été annoncée, avant d’être démentie. Les journalistes qui ont tenté de le voir (dans l’aile VIP de l’hôpital Samsung où il est censé se trouver) ont été mis à la porte.
Or, la législation sud-coréenne prévoit des droits de successions de 50% sur les héritages d’une valeur supérieure à 3 milliards de won, soit environ 2,2 millions d’euros. Au dernier comptage, quand Lee Kun-hee mourra, ses héritiers devront l’équivalent de sept milliards d’euros au fisc sud-coréen. Ils ne disposent vraisemblablement pas de suffisamment de liquidités pour payer, et ils devront donc vendre une partie de leurs actions, ce qui fragilisera leur contrôle sur le groupe Samsung. Après ça, personne ne sait bien ce qui se produira.
Le groupe est aujourd’hui dirigé de facto par son vice-président, Lee Jae-yong, le fils de Lee Kun-hee. Lee Jae-yong a déjà été condamné pour corruption en 2015 (dans l’affaire invraisemblable et tentaculaire qui a causé la chute de la présidente Park Guen-hye et de son éminence grise Choi Soon-sil — Lee avait notamment offert un cheval à la fille de Choi Soon-sil). Dans ce contexte, le public sud-coréen verrait d’un fort mauvais œil toute manœuvre d’évasion fiscale.
La question est donc : le président Lee est-il déjà mort, et tout le monde fait-il semblant de rien pour éviter le chaos ?
(En tout cas, pour l’instant, tout le monde fait semblant de rien. Le vieux président Lee reste le PDG de Schrödinger.)
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Et voilà.
Portez-vous bien, à la semaine prochaine.
M.
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